Le Mystère de Quiberon/15

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Dujarric et Cie, Éditeurs (p. 212-228).



CHAPITRE XIV

Attaque des lignes républicaines résolue contre l’avis de Puisaye. — Imprudence manifeste de cette attaque et chances évidentes de succès perdues par la précipitation. — Dispositions malhabiles. — Vauban chargé d’une diversion inexécutable ; échec de ce mouvement. — Surprise manquée. — Assaut donné sur le point le moins abordable. — Retraite ordonnée. — D’Hervilly blessé à mort. — Confusion dans les troupes royalistes ; défaite désastreuse. — Absence singulière de Hoche. — Résultats de la journée ; pertes considérables subies par les royalistes. — Examen de la situation. — Considérations sur la similitude de conduite expectative de la part de Hoche et de Puisaye.

Une attaque de vive force avait été résolue pour le 16, contre l’avis de Puisaye[1], qui faisait valoir des objections très raisonnables, principalement sur deux points : la date indiquée, qu’il proposait de retarder de deux ou trois jours, pour attendre le débarquement de la division amenée par Sombreuil, et l’effet de la diversion confiée aux corps de Tinténiac et de Jean-Jean, — et le plan adopté pour l’attaque elle-même, dont il aurait voulu porter l’effort principal sur la droite de Hoche, dégarnie et trop allongée, au lieu de la diriger sur l’aile gauche, mieux concentrée et solidement établie à portée des réserves.

Les instances de Puisaye furent appuyées par une bonne partie des officiers généraux et aussi par l’amiral Warren. En effet, le plan de d’Hervilly était insensé ; celui de Puisaye présentait, en somme, des chances sérieuses de succès. Avec le renfort des onze cents hommes de Sombreuil, qui eût atténué l’énorme infériorité numérique des royalistes, il n’était pas impossible, tout en occupant l’aile gauche et le centre des républicains par une attaque simulée, de se jeter avec cinq ou six mille hommes sur leur aile droite, et d’y faire une trouée ; si, à ce moment, on pouvait donner la main à Tinténiac, qu’on attendait avec dix à quinze mille hommes, on se trouvait en forces à peu près égales contre l’armée républicaine, que l’on prenait à revers, pendant que les troupes de la fausse attaque et l’escadre embossée dans la baie, lui coupaient toute retraite et lui fermaient l’entrée de la presqu’île, au cas où elle y eût cherché un refuge. La situation des deux partis pouvait être du coup renversée, et c’étaient peut-être alors les Bleus qui se trouvaient « bloqués comme des rats ».

Telle est l’opinion de Michelet. « Dans la réalité, dit-il, le général républicain, avec ses treize mille hommes, n’avait, dans la contrée, que le petit espace qu’il couvrait de son camp. Il tenait un bord du pays comme un corps étranger, extérieur, sans racines. Malgré sa superbe attitude, il avait fort à craindre, si, attaqué de front par les troupes régulières de d’Hervilly, il était pris derrière par les Chouans. »

D’Hervilly, qui soutenait toujours ses droits au commandement en chef, ne voulut rien entendre. On a expliqué son obstination par des causes spéciales, qui, au fond, se rapportent aux raisons déjà connues, qui, d’après le mot de Michelet « lui brouillaient la cervelle ». — « Il ne consentit pas à retarder l’attaque de deux ou trois jours, nécessaires au débarquement de la deuxième division. On prétend qu’il redoutait la concurrence du comte de Sombreuil, dans lequel il voyait déjà un successeur… Il persista à attaquer uniquement de front, peut-être parce que Puisaye était d’avis contraire[2]. » La vérité est que Sombreuil avait fait connaître l’arrivée d’un navire apportant la réponse aux réclamations de Puisaye et la confirmation de ses pouvoirs pour le commandement en chef de l’expédition. Voilà pourquoi d’Hervilly se hâtait de presser un dénouement quelconque avant la remise des dépêches officielles, afin d’éviter, fût-ce au prix d’un désastre, que la direction passât aux mains d’un chef suspect d’agir « malgré le Roi, contre le Roi peut-être ».

Si la résolution d’attaquer était funeste, les mesures pour l’exécution ne le furent pas moins.

Vauban reçut l’ordre, dans l’après-midi du 15, de se tenir prêt à partir à 10 heures du soir, du port d’Orange, avec douze cents Chouans, deux ou trois compagnies d’émigrés, deux cent cinquante soldats anglais et quelques pièces d’artillerie de l’escadre, pour débarquer à Carnac, y surprendre le poste qui gardait cette position, longer ensuite la côte, en enlevant les batteries qu’il y rencontrerait, continuer sa marche pendant une lieue et demie ou deux lieues et se jeter au point du jour sur la gauche de la position de Sainte-Barbe, au moment où s’effectuerait l’attaque de front. Il devait opérer son débarquement à minuit ; ses instructions lui prescrivaient d’en annoncer la réussite par une fusée et d’avertir en lançant trois fusées, au cas où son mouvement serait manqué.

Cette mission était évidemment presque inexécutable dans le temps donné et avec un effectif insuffisant, tant en nombre qu’en qualité. Pour comble de malchance, ou plutôt de fausses dispositions, les ordres étaient mal donnés. Les bateaux manquaient. Vauban court en avertir d’Hervilly et lui déclare que, de ce côté, il n’y a plus rien à faire. D’Hervilly, affolé, mais toujours superbe dans son affolement, le renvoie avec ces mots : « Partez, partez avec ce que vous pourrez, mais partez tout de suite ; je vous en rends responsable. »

Vauban part ; le commodore Warren l’accompagne. Mais il était déjà près de minuit ; le jour allait paraître quand il put débarquer avec huit cents hommes seulement ; la fusée convenue fut lancée pour l’annoncer. Quelques instants après, au lever du soleil, on se trouva en présence d’une forte colonne pourvue de canons, sous les ordres de l’adjudant-général Romand. Il n’y avait plus qu’à se rembarquer ; et ce fut l’avis du commodore anglais. Ce rembarquement se fit sans trop de pertes, quoique en grand désordre. Les Chouans, déjà très mal disposés par tout ce qui s’était passé, montrèrent la mauvaise volonté la plus manifeste. « Ils trempaient leurs fusils dans la mer, pour ne pas être obligés de s’en servir. » Vauban assure qu’il lança à ce moment les trois fusées qui étaient le signal d’échec ; mais dans la clarté du jour, elles ne pouvaient être aperçues.

À deux heures du matin, d’Hervilly était sorti de la presqu’île, à la tête de ses quatre régiments et de six à huit cents Chouans, en tout quatre mille hommes environ, avec huit pièces de canon. Il est impossible de concevoir la folie d’une telle entreprise tentée dans de telles conditions, contre des lignes couvertes de bons retranchements, défendues par seize ou dix-huit mille hommes[3] de troupes aguerries et munies de douze canons de position et de quatre obusiers, sans compter une nombreuse artillerie de campagne.

Une surprise pouvait tout au plus procurer un succès momentané, mais sans résultat utile, tant qu’on laissait derrière soi une division non débarquée et qu’on n’était pas sûr de faire jonction avec les corps chargés de la grande diversion.

Tout au moins fallait-il surprendre l’ennemi. Dès le premier moment, il devint visible que cet ennemi se tenait sur ses gardes.

Hoche avait été prévenu dans la nuit, par un transfuge. Il n’avait pas quitté Vannes, ce qui restera toujours assez inexplicable. Mais toutes les dispositions avaient été prises par le général Lemoine.

Le camp républicain s’étendait sur une ligne de quatre lieues environ. La gauche, avec une brigade sous les ordres du général Josnet La Violais, occupait Saint-Clément[4] sur la grande mer, le petit port de Pô sur la baie de ce nom, et gardait une brigade en réserve à Plouharnel, commandée par le général Meunier ; le général Lemoine commandait le centre établi sur les hauteurs de Sainte-Barbe ; la droite, composée des brigades Mermet et Valletaux, était moins couverte et plus dispersée ; elle avait sa force principale à Erdeven, avec des postes à Kourriec et à la tour de Keraviou, et avait poussé jusqu’au village d’Intel un fort détachement avec deux pièces de canon, pour garder la rivière.

C’est sur le point le plus fort et le mieux défendu de cette ligne, que d’Hervilly veut absolument porter son attaque.

Il a donné au duc de Levis le commandement de son aile droite, composée des régiments Royal-Marine et du Dresnay et de six cents Chouans, avec deux pièces de canon ; l’aile gauche, qui compte à peu près douze cents hommes, dont un détachement du régiment d’Hervilly et un corps de Chouans, est sous les ordres du vicomte de Saint-Pierre-Méhérenne ; Puisaye accompagne cette colonne[5] avec Sombreuil, qui a voulu combattre en volontaire. Le centre est conduit par d’Hervilly en personne. Loyal-Émigrant marche en avant, en divisions séparées et ensuite en tirailleurs.

Le général Humbert, prévenu par ses vedettes, replie ses avant-postes et laisse les royalistes s’avancer en bel ordre jusqu’au pied des retranchements ; les tirailleurs de Loyal-Émigrant pénètrent même jusque dans les embrasures, où ils tuent quelques sentinelles, et s’exaltent à la vue du désordre que leur irruption paraît mettre dans le camp républicain. Mais Humbert, qui a calculé l’effet de sa feinte, démasque des batteries dissimulées et crible les assaillants d’une grêle de mousqueterie et d’artillerie. Les régiments Royal-Marine et du Dresnay, à qui d’Hervilly vient de prescrire un mouvement oblique de la droite à la gauche, reçoivent cette décharge à demi-portée de fusil. « Si le feu eût été dirigé avec une justesse ordinaire, — dit Vauban, — il eût été impossible qu’il se fût sauvé un seul homme de ces deux régiments. »

D’Hervilly, alors, ne trouve rien de mieux à faire que d’ordonner l’assaut et de faire sonner la charge[6]. Le duc de Lévis est blessé au moment où il pousse en avant sa colonne de Chouans, où cet accident met quelque désordre. La gauche, beaucoup moins avancée, ne pouvait suivre le mouvement : un officier, M. de Frogé, accourt pour en faire la remarque à d’Hervilly qui répond par sa formule habituelle : « En avant, en avant ; vous arriverez trop tard, et je vous rends responsable des inconvénients de votre lenteur. » Il apostrophe avec violence M. de Rotalier et l’oblige à quitter une position d’où son artillerie avait déjà démonté quelques pièces à l’ennemi, pour s’avancer dans le sable, où les chevaux s’enfoncent jusqu’aux jarrets et les canons jusqu’aux moyeux.

La mitraille balayait des rangs entiers. D’Hervilly voit enfin que tout est perdu ; il se porte vers son régiment et y fait sonner la retraite pendant qu’on bat toujours la charge dans les régiments de droite, où l’ordre n’est pas parvenu. À ce moment, lui-même tombe, mortellement blessé, ce qui ne contribue pas peu à accroître la confusion.

Le général Lemoine lance alors sa cavalerie, qui charge avec furie, mais que son ardeur emporte et qui vient se faire détruire presque entièrement dans les rangs des vaincus. Les tirailleurs républicains, puis les bataillons qui sortent des lignes, se précipitent à la poursuite, arrêtés cependant plusieurs fois par M. de Boissieux, à la tête d’une compagnie de grenadiers et par M. de Rotalier qui, auprès du corps de son fils, frappé à ses côtés, dirige stoïquement le feu des trois canons qui lui restent. Mais cette résistance ne pouvait durer longtemps et « il paraissait inévitable qu’amis et ennemis, tous n’entrassent ensemble dans les forts ».

Vauban et Warren qui, de la baie, suivaient toutes les péripéties de l’action, prirent des dispositions rapides. Vauban se fit débarquer sur la plage et se jeta dans les ouvrages avancés, pour protéger la retraite, et Warren, embossant tous ses bateaux portant du canon, en forma une batterie enfilant la falaise. Sans ce secours et « quelques minutes plus tard, — dit Vauban, — tout était fini et les forts étaient pris ce jour-là ».

Il était à peu près six heures du matin quand le combat prit fin. Hoche n’y avait pas pris part ; il arriva, après l’action, pour féliciter ses troupes et distribuer des récompenses. La journée était heureuse et glorieuse pour les républicains. D’après la relation officielle du lendemain, elle ne leur aurait coûté que 23 morts et 71 blessés. Ces chiffres sont certainement très inexacts, puisqu’il est constant que leur cavalerie avait été presque entièrement anéantie. Leurs pertes réelles étaient d’environ deux cents morts et quatre cents blessés ; mais ils pouvaient les estimer médiocrement en proportion du résultat obtenu[7].

L’armée royaliste, qui s’était battue avec une grande bravoure, était fort éprouvée. Cent cinquante officiers, dont plusieurs généraux, et cinquante des meilleurs officiers de marine, huit cents soldats étaient tués ou blessés ; cinq canons avaient été abandonnés faute de chevaux. D’Hervilly, frappé d’un biscaïen dans la poitrine, était blessé à mort.

La question du commandement qui, depuis le jour du débarquement, avait donné lieu à de perpétuels conflits et aux plus funestes divisions, se posait de nouveau dans des conjonctures particulièrement graves.

« Puisaye fit notifier à l’ordre son autorité comme général en chef[8]. »

On doit constater qu’il n’en usa pas avec une grande vigueur ; et l’on serait tenté, au premier abord, de lui reprocher une certaine indécision et un défaut de netteté de vues. On a dit de lui qu’il était plus diplomate que soldat. Cette appréciation peut être juste ; mais, dans les circonstances où il se trouvait, la faiblesse et l’indécision de son attitude doivent équitablement être attribuées à des causes indépendantes de son caractère et de sa volonté.

Les tiraillements qui s’étaient produits avaient nécessairement relâché tous les liens de la subordination hiérarchique. Vauban l’indique très clairement : « L’opinion la plus parfaitement arrêtée, l’acte de foi le plus hautement articulé dans cette armée, était que pour commander des troupes à la solde anglaise, il fallait être bréveté[sic] par le Roi d’Angleterre, et M. le comte de Puisaye ne l’était pas. Les officiers généraux royalistes ne l’étaient pas non plus, et par conséquent, n’avaient pas un mot à dire au dernier soldat de ces troupes qui, certes, ne leur auraient pas obéi. »

Rien ne fait mieux comprendre quelle était la situation.

Ce n’était évidemment pas par oubli ou par impossibilité que Puisaye était parti d’Angleterre sans être pourvu et sans avoir fait pourvoir ses officiers de brevets anglais. La conception qu’il s’était formée et qu’il avait fait adopter pour l’entreprise, apparaît ici clairement. Il connaissait l’état de l’opinion en France ; il savait, en particulier, pour les avoir longtemps travaillées, quelles étaient les dispositions des populations de l’Ouest chez lesquelles le souvenir était resté très vivace du débarquement des Anglais en 1746, des ravages faits dans la presqu’île, saccagée et réduite à la misère, sur les ruines de ses quinze villages ou hameaux détruits de fond en comble. Il avait accepté, il avait même sollicité les secours matériels de l’Angleterre, mais il avait gardé la notion très juste, qu’il ne pouvait compter sur les soulèvements préparés, non plus que sur le concours promis, — espéré, si l’on veut, — de généraux républicains, qu’à la condition de marcher sous une bannière française, à la tête de combattants français. Ses combinaisons étaient très habilement calculées dans ce sens. Les régiments à la solde anglaise, dont il ne pouvait se passer pour le débarquement et l’organisation, il avait eu soin de les composer uniquement d’émigrés et de déserteurs, de prisonniers, tous plus ou moins compromis d’après les lois de la Convention, mais tous Français ; et il avait tenu à en faire donner le commandement à un Français, choisi et désigné par lui[9].

Les intrigues du comte de Provence, activées par l’événement du 8 juin, avaient fait de celui qui devait être son lieutenant et son auxiliaire, un compétiteur au commandement et un adversaire de ses desseins. La division et la défiance qui, du conseil des chefs, étaient descendues jusqu’aux derniers rangs des troupes et des volontaires insurgés, les contre-ordres et les faux avis que donnaient partout les agents du Comité de Paris, avaient paralysé l’élan, qui devait être soudain pour être décisif, et découragé les connivences, qui n’étaient que conditionnelles.

L’échec du 16, survenant dans de telles circonstances, était un coup funeste. Mais tout pouvait paraître encore réparable, et Puisaye, certainement, a conservé quelques jours l’espoir de tout réparer.

La victoire des républicains ne les avait pas rendu maîtres du pays et n’avait pas supprimé leurs périls, dont ils se rendaient très bien compte.


« Tant de troupes réunies dans le Morbihan, consommaient immensément de vivres et les approvisionnements devenaient de plus en plus rares et difficiles, car tout le département était soulevé. Jamais la population n’avait témoigné tant de haine contre la République. Elle se ruait tout entière contre le nouvel ordre de choses. Les cantonnements étaient bloqués, les petits détachements égorgés, les convois interceptés. On venait inquiéter l’armée jusque dans les villages qu’elle occupait. Des bandes de douze ou quinze insurgés se glissaient la nuit entre les postes et les sentinelles avancées, le long des fossés et des maisons, tuaient quelques soldats ou faisaient leur fusillade en l’air pour donner l’alarme. Toutes les villes dégarnies de troupes étaient insultées ou menacées. Le soulèvement était général dans les Côtes-du-Nord et l’Ille-et-Vilaine. Si les secours anglais étaient arrivés, même après le funeste combat du 16, Hoche eût été forcé de battre en retraite. Il a dû en faire l’aveu, l’année suivante, chez M. de Châteaubourg, à Rennes[10]. »


L’aveu de Hoche, rapporté ici, est précieux à retenir. S’il ne constatait pas la réalité de la situation, il révélerait alors une arrière-pensée d’attente calculée en vue d’un événement décisif.

Le tableau qu’on vient de voir n’a rien d’exagéré. On peut donc concevoir quels sentiments tumultueux ont dû, en quelques jours, agiter l’âme de Puisaye, pareils à ceux d’un homme qui aurait forgé une arme redoutable pour un dessein grandiose, qui la verrait à portée de sa main, solide, maniable, intacte après les coups qui en ont éprouvé la trempe, et qu’une puissance invisible empêcherait de la saisir à l’heure propice de l’action. Tous les éléments, toutes les ressources que Puisaye avait préparés, qu’il avait annoncés et promis, étaient là, prêts à être employés ; il suffisait de s’en emparer pour porter sûrement le coup décisif. La pensée triomphante qu’il briserait tous les obstacles interposés, a certainement soutenu longtemps son courage. Mais ce n’était pas l’ennemi présent là, devant lui, qui l’occupait ; toutes ses préoccupations se tendirent vers cet autre ennemi absent et invisible qu’il fallait combattre sur un autre terrain. De là, cette espèce d’abandon, qu’on lui a justement reproché, des soins militaires que comportait la situation et qui eussent peut-être prévenu bien des malheurs ; ce fut l’effet, non de la trahison ou de la lâcheté, ni même du découragement, mais d’une obsession insurmontable et fatale.

Les circonstances étaient singulières : on peut dire que le danger était égal de part et d’autre. Si Puisaye ne voyait pas arriver les secours attendus, soit du côté de la mer, soit du côté de l’intérieur, un rembarquement pouvait seul le sauver ; si ces secours arrivaient, Hoche était pris entre deux feux sans espoir de retraite. À voir ce qui se passe dans les deux camps : Hoche prolongeant, sans raison plausible, une temporisation qui ne peut que compromettre ses chances de succès, de salut même : Puisaye, négligeant les mesures les plus simplement commandées pour sa sécurité présente, on ne peut se défendre de cette conviction que l’un et l’autre attendaient un événement qui devait dénouer la situation d’après les conditions d’un pacte antérieur.

La blessure de d’Hervilly laissait à Puisaye le commandement de fait ; et, comme on l’a vu, il le réclama et le prit. Les dépêches d’Angleterre annoncées par Sombreuil, lui en apportaient le titre incontestable. Cependant, un fait relaté par Vauban, montre combien cette question du commandement restait difficile et mal définie.


« Le surlendemain, il y eut une espèce de conseil de guerre dans lequel on s’occupa de savoir par qui serait remplacé le comte d’Hervilly. M. l’amiral Warren, qui y assistait, dit qu’il avait les pouvoirs du gouvernement pour, en cas de mort, nommer provisoirement et donner le grade d’officier général au service du roi d’Angleterre à celui qui serait choisi pour le remplacement. »


Il ne pouvait évidemment s’agir que du commandement direct des troupes à la solde anglaise, puisque le titre de général en chef était reconnu à Puisaye. On lui envoyait même, — paraît-il, — un brevet de général anglais. L’occasion était donc belle pour lui, de mettre fin à la dualité des pouvoirs, qui avait donné lieu à de si funestes conflits, en réunissant les deux titres, s’il n’eût été pénétré des inconvénients politiques qu’entraînerait pour lui ce titre de général anglais.

On se préoccupa cependant de trouver une combinaison pour garantir des dissidences dont on avait tant souffert ; et le parti des royalistes bretons semble l’avoir emporté momentanément dans le conseil, car M. de Botherel, ex-procureur-syndic des États de Bretagne, put se faire autoriser à proposer la succession de d’Hervilly à Vauban, le lieutenant et l’ami de Puisaye. Vauban l’assure et déclare qu’il refusa, ne voyant pas la possibilité de réparer les fautes commises.

La situation militaire était en réalité déplorablement aggravée par les divergences politiques et aussi par la défiance presque hostile qui s’était déclarée entre les émigrés et les Bretons. Ceux-ci, sans comprendre les causes secrètes du malentendu, étaient rebutés par les prétentions, les exigences et les vexations de d’Hervilly et de ses officiers et criaient à la trahison ; les émigrés, pris de dédain au premier aspect de ces bandes qui leur paraissaient manquer de la discipline et de l’organisation nécessaires aux armées, avaient fini par rendre justice à leur valeur, après les avoir vu combattre, mais ne pouvaient se faire à l’idée qu’on dût compter sur leur concours pour une guerre régulière, et demandaient avec instances d’être transportés en Vendée, où les attirait la réputation de Charette.

Un retour de fortune ne pouvait dépendre désormais que de l’intervention des contingents chouans et de la prompte arrivée du second corps d’armée assemblé à Portsmouth. Les dépêches trompeuses de l’agence promettaient que le rassemblement des Chouans s’effectuerait sans faute le 18, à Baud, et des avis, non moins trompeurs, du duc d’Harcourt, chargé d’affaires du comte de Provence à Londres, portaient à Puisaye cette assurance : « Attendez le comte d’Artois, voilà qu’il est en mer. » Les messages se succédaient pour l’induire en erreur. « Le 14, — dit Michelet, — on apprend qu’un secours arrive d’Angleterre. Ce n’est pas le comte d’Artois : il promettait toujours et n’était jamais prêt. Ce n’était pas ce que Puisaye avait instamment demandé, les officiers émigrés de Jersey. L’agence l’en priva, les fit envoyer vers Saint-Malo. C’étaient seulement mille hommes, un petit corps formé de débris d’anciens régiments[11]. »

Puisaye avait, d’ailleurs, dès le 17, fait expédier un bâtiment avec des dépêches pressantes pour les ministres Pitt et Windham. Il savait trop bien quelles raisons empêcheraient le comte d’Artois de faire autre chose qu’une démonstration pour avoir tenté cette démarche, si ces dépêches ne contenaient pas quelques communications propres à agir, en dehors du prince, sur les déterminations du gouvernement britannique.

Il conservait encore évidemment quelque espoir du côté des connivences qu’il s’était ménagées parmi les généraux et les représentants républicains. Tous ses efforts, pendant ces derniers jours, ont certainement tendu à les entretenir, à obtenir une prorogation de délai pour les conditions dans lesquelles elles devaient se déclarer. Et l’attitude de Hoche, — sans parler de son aveu que l’arrivée de la seconde armée l’eût obligé à la retraite — indique que les engagements pris auraient été tenus, si Puisaye avait pu promptement y fournir prétexte par un fait acquis ou imminent.

Mais il devint bientôt apparent pour tout le monde, que les secours prévus ne seraient dans aucun cas assez prochains pour que les belligérants pussent les attendre dans le statu quo.

Il devint, de plus, évident que même un triomphe des royalistes risquait de n’aboutir qu’à faire éclater un schisme monarchique et que, par conséquent la restauration, à laquelle de nombreuses adhésions étaient promises, n’offrait plus toutes les chances prévues d’une solution désirable et réalisable.


  1. On a déjà constaté que les Mémoires de Puisaye sont trop souvent peu sincères. En voici un exemple curieux : Le fait de son opposition au plan de cette journée est établi, non seulement par les Mémoires de Vauban (qui n’avait aucun intérêt à attribuer à son chef le mérite d’observations justes, qu’il eût pu revendiquer), mais par des témoignages concordants qui ne permettent aucun doute. Puisaye cependant parle de ce plan comme de son œuvre personnelle. En général, on dirait que, comme un Napoléon au petit pied, il aima mieux assumer la responsabilité d’une faute commise par autrui, que d’avouer avoir subi une influence ou une contrainte.
  2. Ces lignes sont de Chasle de La Touche, qu’il est intéressant de citer quand il s’agit de Puisaye et de d’Hervilly, et surtout des fautes imputables à ce dernier, parce que ses appréciations, visiblement dictées, en général, par des intentions impartiales, se ressentent cependant très fort des préjugés politiquement répandus contre Puisaye et de l’ignorance où l’on était, de son temps, des intrigues du comte de Provence et de son agence de Paris.
  3. Michelet ne compte que treize mille hommes. Hoche en avait certainement de seize à dix-huit mille.
  4. Ou, plus probablement Saint-Colomban. — Saint-Colomban et Saint-Clément se confondent souvent. — Saint-Colomban (il y a une anse de ce nom) est non loin de Carnac et au-dessus du fort Penthièvre ; Saint-Clément est un ancien prieuré au sud de la presqu’île.
  5. Ainsi Puisaye n’a même pas de commandement ; il marche en volontaire comme Sombreuil.
  6. On a prétendu qu’à ce moment, un mouvement remarqué par Puisaye sur la gauche des républicains et une fusillade entendue sur leurs derrières par d’Hervilly, avaient donné la persuasion que Tinténiac et Vauban commençaient leurs attaques, chacun de leur côté. Il faut avouer qu’un plan de bataille et un ordre d’assaut ne seraient pas justifiés par des conjectures aussi hasardées et aussi incertaines.
  7. L’année 1795 des actes de l’état civil de Quiberon, — partie des décès — ayant disparu, il n’y a nulle trace de l’inhumation de tous ces cadavres. Il est incroyable combien ont disparu de pièces relatives à cette affaire.
  8. Mém. de Vauban, p. 114.
  9. M. de Closmadeuc cite une lettre du département au district de La Roche-des-Trois, qui constate la composition exclusivement française du corps d’armée. Cette lettre est écrite après la mise en jugement des prisonniers ; on y lit ces lignes : « Il n’y a parmi eux aucun Anglais, ce qui prouve que la cour de Londres a voulu se débarrasser de gens qui lui deviennent de plus en plus à charge . »
  10. Relation de Chasle de La Touche.
  11. Hist. de la Révolution, p. 1979.