Le Mystère de Quiberon/16

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Dujarric et Cie, Éditeurs (p. 229-240).



CHAPITRE XV

Caractère particulier des relations qui s’établissent entre les deux camps. — Mouvement des désertions qui se produisent en sens inverse. — Pourparlers entre le général Humbert et le marquis de Contades. — Intervention de Vauban. — Raisons secrètes de la rencontre. — Coïncidence de ces pourparlers avec la présence de Tallien. — Prolongation de l’expectative de la part des deux généraux et des représentants. — Intervention de Guezno pour la faire cesser. — Arrivée de Hoche au camp ; les acclamations des troupes ; l’attitude soucieuse de Hoche.

Tout ce qui se passe dans cet intervalle mérite l’attention de quiconque cherche dans l’histoire autre chose qu’une sèche nomenclature des événements ; tout impose de plus en plus cette conviction que le succès du parti royaliste avait été jusqu’à ce jour, escompté comme infaillible, moins en raison de ses ressources présentes et visibles, qu’en raison d’une entente, connue de beaucoup, avec une fraction importante de ses anciens adversaires, et que l’échec, désormais prévu, de l’entreprise, jetait un trouble réel dans les relations entre les partis en présence.

Ces prisonniers de guerre, qui en Angleterre, s’étaient enrôlés en grand nombre dans les régiments recrutés pour l’expédition ; ces transfuges de l’armée et de la marine, qui, depuis le débarquement, avaient afflué au camp royaliste, dans une proportion jusque-là inconnue, avaient cru — cela ne peut faire de doute, — devancer le ralliement général si clairement annoncé dans la proclamation de Puisaye et s’assurer ainsi une situation privilégiée dans le parti qui devait prendre la direction du mouvement. Le même instinct qui leur avait fait entrevoir de ce côté les chances d’avancement et de fortune, les avertissait maintenant que le coup était manqué et qu’il était temps de se faire bien venir dans le camp républicain. À partir du 16, les désertions se produisent en sens inverse et vont chaque jour se multipliant.

Cependant des pourparlers s’établissent entre les officiers des deux armées, dans des conditions singulières, inusitées, qui indiquent que, de part et d’autre, dominait le sentiment d’obligations, de convenances, modifiant la situation ordinaire d’ennemis en présence.

Il paraît même que les avances amiables vinrent des républicains[1]. On trouve dans Vauban un récit qui doit suggérer bien des réflexions.


« Le 18, M. le comte de Puisaye, M. le marquis de Contades et moi, escortés d’un petit détachement, sortîmes du fort pour aller faire un tour sur la falaise ; nous vîmes de loin un officier général républicain qui en faisait autant avec une troupe pareille. Peu à peu, nous nous approchâmes. Lorsque nous fûmes à peu près à la distance de deux cents pas, le républicain nous fit signe avec un mouchoir blanc qu’il mit à son épée, qu’il désirait nous parler. M. le marquis de Contades et moi, nous portâmes en avant. Lorsque nous fûmes assez près pour nous entendre, nous convînmes de faire retirer l’escorte et de ne garder qu’un officier. Je restai avec M. le marquis de Contades. Le général Humbert, qui nous demanda nos noms et qui se nomma, resta avec un capitaine de dragons appelé Lebreton. La conversation s’engagea entre lui et M. le marquis de Contades. Je ne parlai pas, mais j’écoutai avec beaucoup d’attention. Il nous dit : « Pourquoi nous battons-nous ? Il vaudrait bien mieux être d’accord. Pourquoi n’écrivez-vous pas à Tallien ? L’on pourrait s’arranger. Il est à Lorient. » M. le marquis de Contades lui répondit : « S’il ne fallait qu’écrire à Tallien pour rétablir la justice et la paix en France, nous écririons à Tallien. Le roi, Monsieur, nos princes, l’ordre entier de la noblesse n’apportent dans cette grande querelle aucune passion de haine et de vengeance. Si votre Tallien et la majeure partie de ses collègues pouvaient avoir des sentiments aussi purs, nous cesserions bientôt de nous battre. » Il répondit encore : « Écrivez à Tallien, c’est le seul moyen de s’entendre. »


Le récit de M. de Contades ne diffère de celui de Vauban qu’en quelques détails. M. de Contades déclare être sorti du camp avec l’intention d’avoir une conférence et dit avoir fait les premiers signes pour la provoquer. Il rapporte ainsi le dialogue entre lui et le capitaine Lebreton.


« Pourquoi venez-vous déchirer le sein de votre patrie ? — Nous ne venons pas le déchirer, lui répondis-je ; nous venons, au contraire, apporter des remèdes à ses maux. — Et que voulez-vous ? — La religion de nos pères et la monarchie. — Pensez-vous faire ce que n’ont pu douze cent mille baïonnettes ? — Oui, parce que l’opinion publique est aujourd’hui pour nous et vous savez ce qu’elle peut en France. Une preuve que nous ne venons pas déchirer le sein de notre patrie, c’est que nous avons sur les vaisseaux que vous voyez, 17 millions en argent, des munitions, des provisions de toute espèce, dont nous vous voyons manquer à regret. Réunissez-vous à nous et nous les partagerons avec vous. — Ah, Monsieur, me dit-il, si tout le monde pensait comme moi !… Nous ne sommes pas faits pour nous battre. Il y a ici un représentant du peuple, Tallien ; écrivez-lui ; arrangeons-nous. Voilà, ajouta-t-il, le général Humbert qui s’approche… Le général Humbert me dit absolument la même chose que le capitaine Lebreton… Il me parlait avec assez de confiance et beaucoup d’intérêt, de notre argent, quand M. de Vauban s’avança et me rappela de la part du général. Je le conjurai de me laisser parler et de s’en aller. Il insista en me disant : Pour affaire de service. J’étais furieux, je proposai à M. Lebreton de me donner la main. Il y avait consenti et s’avançait quand Humbert lui dit : « Non, pas aujourd’hui ; j’espère que ce sera un jour. » — Je m’en allais quand Lebreton me rappela et me dit à mi-voix : « Si vous êtes pris, rappelez-vous le capitaine Lebreton, il vous sera peut-être utile. » Il était de Doué, frère du curé de Saint-Maurice (d’Angers, déporté en Espagne), et me connaissait bien : il m’avait appelé par mon nom.

» M. de Puisaye m’avait envoyé chercher pour proposer de parler lui-même, si on le désirait, ce qu’il eût pu parfaitement me faire dire sans me rappeler. Je lui proposai d’aller parler à Tallien, et il ne voulut pas. M. de Vauban me tint d’assez mauvais propos, me reprocha d’agir sans l’ordre de M. de Puisaye, d’après ma tête seule. La colère me prit, je descendis de cheval, en lui disant : « Le lieu est trop petit et les circonstances sont trop graves pour que deux généraux s’en veuillent. Battons-nous sur-le-champ, ou embrassons-nous. » Après un instant d’hésitation, il m’embrassa avec assez de cordialité, et il n’y a plus paru.

» Sombreuil à qui je rendis compte de ma conversation, me dit : Ils sont bien changés. »


Ce que dit Contades du désir exprimé par Puisaye d’entrer personnellement en pourparlers, ne peut être pris à la lettre, puisque, dans ce cas, Puisaye n’avait qu’à s’avancer. Il en est de même de ce que dit Vauban, qui raconte avoir de lui-même arrêté la conversation et avoir eu une altercation avec M. de Contades, pour y mettre fin, parce qu’il la trouvait impolitique et dangereuse. « Je croyais, explique-t-il, notre position déjà assez précaire, pour ne pas tenter la cupidité de l’ennemi. » Vauban n’avait pas une supériorité de grade qui lui permît de donner cet ordre à Contades autrement que de la part du général en chef.

Que le mouchoir blanc ait été arboré d’abord par Contades ou par le capitaine Lebreton, il n’en est pas moins évident que la conférence avait été cherchée des deux côtés ; sûrement même, qu’elle était le résultat d’un rendez-vous convenu à l’avance. Il est évident aussi que ni l’une ni l’autre des deux narrations ne rend un compte exact, ou du moins complet de ce qui s’est passé, et que les propos échangés ne se sont pas bornés aux banalités qu’on rapporte. Il est facile, par ce qui est raconté, de suppléer à ce qui est passé sous silence. Puisaye n’était pas là par hasard[2], pas plus que le général Humbert ; il était venu très certainement pour avoir une conférence avec Hoche ; s’il s’est tenu en arrière, c’est qu’au lieu du général en chef, il n’a vu paraître qu’un de ses lieutenants. Hoche, au dernier moment, s’était sans doute décidé à faire dire qu’il était obligé de s’effacer derrière les représentants et que c’était à Tallien qu’il fallait s’adresser. Contades, non instruit, a cru devoir néanmoins poursuivre la conversation ; et Puisaye, la jugeant « impolitique et dangereuse », a envoyé Vauban pour la faire cesser.

Le caractère des paroles échangées[3] n’en est pas moins digne de remarque. Elles expliquent bien l’exclamation de Sombreuil et justifient l’opinion que les adversaires en présence ne se sentaient pas dans les conditions normales de la guerre.

On conçoit cependant que, dans l’état des choses, ce désir d’entente, sincère sans doute, ne pouvait plus aboutir.

Il est même fort étonnant que Hoche n’ait pas profité immédiatement de sa très grande supériorité numérique et du désarroi causé parmi les royalistes par leur échec du 16 et par les tiraillements résultant de la blessure de d’Hervilly ; qu’il lui ait laissé le temps de régler les questions de commandement et de débarquer la seconde division, et qu’il ait attendu quatre jours avant de tenter une attaque qui eût certainement réussi dès le lendemain. Et qu’on ne dise pas que la certitude d’augmenter encore ses chances de succès en améliorant ses préparatifs, fût une raison valable de sa conduite, car jamais l’urgence d’un coup de main ne fut plus manifeste ni plus impérieuse. Sa propre armée souffrait d’une extrême disette : l’argent, les vivres manquaient, on n’avait même plus de pain. Et, d’autre part, le danger était toujours redoutable de voir déboucher sur ses derrières les corps de Jean-Jean et de Tinténiac, considérablement grossis, et dont le sort ne pouvait encore être connu dans le camp républicain.

On serait tenté de croire que la visite de Blad et de Tallien au camp de Hoche eut pour motif de presser cette attaque, si une explication plus plausible ne s’imposait pas par le rapprochement qu’on est obligé de faire avec les faits concomitants. C’est précisément pendant cette période qu’ont eu lieu ces étranges pourparlers, auxquels on n’aperçoit aucun prétexte militaire et dans lesquels, d’une part, on offre le partage des provisions et des trésors ; de l’autre, on presse d’entrer en négociations avec Tallien.

Le nom de Tallien mis en avant dans de telles circonstances[4], a une très grande signification. « Puisaye et autres royalistes se vantaient d’avoir pour eux certains représentants, d’avoir des royalistes jusque dans la Convention[5] », et Tallien — c’est Michelet qui le constate — était des plus compromis par les soupçons. On peut même dire que le fait seul de sa désignation comme commissaire auprès des armées de l’Ouest force à penser qu’en effet, l’entreprise de Puisaye avait des ramifications jusque dans les comités dirigeants.

Quand on sait de plus que Mme Tallien était l’amie intime de Joséphine de Beauharnais, dont la coopération à l’œuvre de délivrance du jeune roi ne peut être révoquée en doute ; et quand on se rappelle que « lorsque Tallien revint effaré (de Quiberon) et dit à sa femme, dans ce salon plein de royalistes : « Tout est fini », elle fondit en larmes[6] », tout s’éclaire d’un jour singulier.

La négligence de Puisaye, visiblement absorbé par d’autres préoccupations que le soin de garder son camp ; les hésitations et les lenteurs de Hoche, si peu conformes aux habitudes de son caractère et si peu explicables normalement dans la situation présente ; l’attitude patiente des représentants, qui contraste si fort avec les traditions de leur rôle, se comprennent, si l’on admet que la contrainte d’engagements positifs obligeait à chercher des moyens pratiques de prorogation ou des causes valables de résolution. On n’en donnera pas d’autre explication satisfaisante.

On dirait vraiment qu’on attendait de part et d’autre, pour dénouer la situation, l’apparition des 20 ou 25 mille Chouans à la tête desquels Tinténiac avait dû se mettre à Baud. Car il est remarquable que l’expectative n’a cessé que le lendemain du jour où parvint la nouvelle que ces corps avaient été détournés de leur route, morcelés, dissous, et qu’on n’avait plus à compter sur la diversion attendue. L’avis en fut apporté le 19 au camp royaliste ; Hoche n’a pas pu le recevoir beaucoup plus promptement ; et c’est alors seulement qu’il se décide à agir.

La diversion des Chouans faisant défaut, la défense de la presqu’île n’était plus possible. Les troupes royalistes s’affaiblissaient d’ailleurs par la désertion des enrôlés, qui allait chaque jour en augmentant, et perdaient toute leur solidité par le fait — dont leurs officiers avaient saisi des preuves — d’intelligences pratiquées par les républicains parmi ceux qui restaient.

Tous les déserteurs qui se présentaient au camp républicain étaient, par l’ordre de Hoche, envoyés en arrière des lignes, à Vannes, d’où il ne leur permettait pas de sortir. « Il voulait les interroger et les utiliser loin des lignes des royalistes, à l’abri de leur espionnage. » Telle est, du moins, la raison qu’en présente un de ses historiens[7].

Le même historien explique que, si l’expédition fut différée, ce fut à cause de la persistance du temps clair et de la mer calme. Il paraît qu’en effet, le représentant Guezno étant arrivé à Sainte-Barbe après que Blad et Tallien étaient retournés à Vannes, Hoche lui donna cette raison d’ajourner l’expédition, prête pour le 19.


« Trop beau temps, lui dit-il, je ne puis faire passer l’armée sous le feu des canonnières (anglaises). Elles nous foudroieraient avec leur mitraille. Dès qu’un vent fort et une mer agitée les obligeront à se tenir un peu au large, j’en profiterai pour traverser la falaise, enlever le fort et jeter à la mer tous les ennemis que je rencontrerai. »


Il faut encore noter ces singularités : Guezno empiétant — vu l’urgence évidemment — sur les attributions de ses collègues, pour mettre fin à des temporisations dont on finit par s’inquiéter ; et Hoche s’excusant de ces retards par une explication inadmissible, car le lendemain, les ordres étaient donnés, alors que l’état atmosphérique n’avait pas changé, et les colonnes d’attaque avaient commencé leur mouvement avant qu’éclatât un orage violent, dont il aurait bien fallu se passer, s’il n’était survenu à point pour favoriser l’entreprise.

À propos de cette journée, l’Histoire a enregistré tout particulièrement deux faits, qui ont fortement frappé les contemporains, car on les trouve signalés dans toutes les relations, mais sans qu’on paraisse en avoir remarqué la coïncidence discordante.

Lorsque, à la fin du jour, le 20 juillet, Hoche, prêt à diriger l’action, parut sur un tertre élevé[8], ce fut un enthousiasme extraordinaire, qui fit éclater dans son armée des applaudissements qui se répétèrent jusque dans les campements les plus éloignés. Ne serait-ce point parce que cette apparition mettait fin à une certaine inquiétude et à un malaise général, causés par son attitude des jours précédents ?

Lui, au milieu de ces manifestations de confiance et d’ardeur guerrière, restait sombre et soucieux. On croira difficilement que ce fut uniquement « parce que le ciel demeurait pur et que la nuit risquait de ne pas être assez sombre pour couvrir sa marche[9] ».

Il s’agissait d’une surprise, et le plan en était basé sur la connivence de trois traîtres, car on ne peut donner d’autre nom à des hommes qui, librement enrôlés, passent d’un camp à un autre pour vendre les secrets que la confiance leur a permis de connaître. Un ancien marin de Dieppe, Gougeon (dit David) ancien prisonnier sur les pontons anglais, engagé dans le régiment de Royal-Louis, et canonnier au fort Penthièvre, était venu offrir de guider les républicains par le chemin qu’il avait suivi lui-même pour déserter, en longeant la côte de l’Ouest du côté de la Grande-Mer. Deux anciens sergents-majors du régiment de la Reine, Litté et Mauvage, qui s’étaient rangés du côté des royalistes, au moment de la prise de la presqu’île, avaient offert aussi leurs services et promis de livrer le mot d’ordre. On les récompensa après l’affaire. Ils reçurent des épaulettes d’officier[10], qui, gagnées de cette façon, furent probablement peu respectées ; mais, avant de recevoir le prix de leurs services, ces trois héros eurent à subir l’affront d’une surveillance personnelle confiée à des sous-officiers — « leurs ombres », — selon le mot justement méprisant des soldats.


  1. Voir Append., n° 15. Extrait de Beauchamp.
  2. Si cette rencontre eût été fortuite, Puisaye n’eût pas jugé nécessaire, pour en dissimuler la signification, de recourir, ici encore, à des mensonges manifestes. Voulant infirmer le récit de Vauban, il va jusqu’à nier que Vauban fût présent sur la falaise, au moment de la rencontre et il met en scène M. de Marconnay à la place de M. de Contades. La concordance de la relation de Contades avec celle de Vauban sur les points essentiels, le récit donné par l’un et l’autre de l’altercation assez violente qui éclata entre eux à cette occasion, prouvent que Puisaye a, sciemment et par calcul, altéré la vérité. Rien n’est plus propre à justifier l’explication donnée ici sur le véritable caractère de cet incident.
  3. Ces propos : « Pourquoi nous battons-nous ? — Nous ne sommes pas faits pour nous battre. — On pourrait s’arranger, etc. », sont la traduction du mot de Hoche : « Pourquoi tous les Français ne se battent-ils pas sous le même drapeau ? »
  4. Voir append., n°15.
  5. Michelet, Hist. de la Rév. fr., p. 1986.
  6. Michelet, Hist. de la Rév., p. 1987.
  7. M. Chassin, Hoche à Quiberon, p. 122.
  8. Michelet, toujours plus soigneux de l’effet que de l’exactitude, nous montre ici, la silhouette de Hoche se dessinant aux yeux de toute l’armée sur la Roche-aux-Fées. La Roche-aux-Fées est à Locmariaquer, à vingt kilomètres du camp.
  9. Chassin, Hoche à Quiberon, p. 123.
  10. Litté et Mauvage furent nommés capitaines ; David fut nommé sous-lieutenant de cavalerie.