Le Mystère de Quiberon/18

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Dujarric et Cie, Éditeurs (p. 256-270).



CHAPITRE XVII

Embarquement des royalistes sur l’escadre anglaise. — Retraite dirigée par Sombreuil. — Évacuation successive des divers postes. — Refuge cherché dans le Fort-Neuf. — Position des deux armées séparées par les feux de l’escadre. — Propositions faites aux royalistes par Humbert et ses grenadiers. — Pourparlers de Sombreuil avec Humbert, puis avec Hoche. — Capitulation promise. — Condition imposée de faire cesser le feu de l’escadre. — Dévouement de Gesril du Papeu. — Reddition des royalistes. — Mise en marche vers le fort Penthièvre. — Attitude mélancolique de Hoche ; réflexions à ce sujet. — Rapports de cordialité qui s’établissent entre les vainqueurs et les vaincus. — Parole d’honneur demandée aux prisonniers. — Conditions singulières de la conduite à Auray et à Vannes. — Le fait de la capitulation connu sur l’escadre.

Il était quatre heures du matin. L’embarquement était organisé au port d’Orange, sur les bateaux du pays, qui s’y trouvaient en grand nombre. Les hôpitaux, les blessés, parmi lesquels d’Hervilly, tous les non-combattants furent recueillis. Le régiment d’artillerie, à peu près démonté et hors de service, s’embarqua en totalité, avec les pièces qui lui restaient. Vauban assure que si la défense dirigée par Sombreuil, eût été soutenue avec plus de méthode, tout le monde aurait pu être sauvé[1].

Sombreuil, qui avait d’abord tenté de reprendre l’offensive et avait pu s’avancer jusqu’à Kerdavid, était à ce moment obligé de reculer devant un ennemi trop supérieur en nombre et pourvu d’artillerie et de cavalerie. Il opérait cette retraite le plus lentement possible, en gardant toujours la ligne de la côte. Les chaloupes de l’escadre commençaient à se rapprocher du rivage et venaient atterrir vers les points qu’il pouvait encore couvrir. La multitude des paysans réfugiés se ruait en masse vers chaque barque ; ces malheureux, affolés par l’épouvante, se repoussaient les uns les autres, se foulaient aux pieds pour gagner les moyens de salut. Il y eut sur cette plage, des scènes de confusion, des luttes atroces. Il y eut aussi des actes de dévouement sublimes.


« Le comte Christian de Lamoignon avait été blessé. Son frère Charles l’apporta sur le rivage et l’embarqua. Les dignes neveux du vertueux Malesherbes s’embrassèrent pour ne plus se revoir. Le comte Charles, en preux chevalier, retourna mourir à son poste. Trois braves Toulonnais l’imitèrent. Fugitifs depuis le fort, ils avaient réussi à se sauver dans une chaloupe. Dès qu’ils aperçurent la résistance que faisait Sombreuil, ils sautèrent dans l’eau pour l’aller joindre. Les insurgés rivalisèrent de générosité. Le bateau anglais s’éloignait, refusant de prendre plus de gens à son bord. Quelques paysans se présentent ; ils portaient sur leurs fusils le duc de Lévis, blessé à l’affaire du 16. « Sauvez notre général, s’écrièrent-ils, nous n’entrerons pas. Sauvez aussi notre drapeau, dit un officier de d’Hervilly et je mourrai content. » On glissa le duc de Lévis le long du drapeau, et les insurgés s’éloignèrent sans chercher à s’embarquer avec lui. »


Sombreuil put tenir encore quelque temps à Kerbourgnec et au Grand-Rohu, où il lutta d’abord avec avantage ; mais, pris en flanc par une batterie installée en avant du moulin de Kerniscop, il lui fallut reculer vers Saint-Julien. Quatre canonnières, embossées dans la baie, à petite distance, lui prêtèrent le secours de leur artillerie, qui retarda la marche des républicains. À Saint-Julien, il fit volte-face pour repousser une avant-garde qui le serrait de trop près et reprit sa retraite vers Quiberon et Port-Haliguen. Au sortir du bourg de Quiberon, il fut rallié par une faible partie du régiment du Dresnay ; le reste s’étant trouvé enveloppé par un gros de républicains et ayant mis bas les armes. Il établit alors sa défense à Port-Haliguen, et enfin, forcé de l’évacuer, il se jeta dans le Fort-Neuf.

Ce poste n’offrait pas un retranchement solide, surtout du côté de la terre ; mais grâce à sa situation sur une petite hauteur dominant la plaine, grâce aussi à un mur de jardin qui l’entourait en partie, il présentait un abri suffisant pour permettre aux derniers combattants de prolonger la résistance et de protéger les embarquements qui se faisaient maintenant sur la plage, derrière le Fort-Neuf. Le feu de deux frégates, qui avaient pu se rapprocher beaucoup, avait d’ailleurs forcé Humbert d’évacuer à son tour Port-Haliguen et de reculer même hors la portée de la mousqueterie du fort.

Les deux partis restèrent donc en présence sans tirer, séparés par l’espace que balayait l’artillerie des navires, quand apparut la colonne de Hoche, dont le mouvement rétrograde avait été poussé si loin qu’elle n’avait pu prendre part à l’action.

C’était un renfort considérable pour les républicains, mais le terrain entre eux et les royalistes était toujours fouetté par la mitraille des frégates et derrière cette zone dangereuse, ils devaient encore trouver une défense surexcitée par le paroxysme du désespoir.

À ce moment, des premiers rangs républicains, formés par les grenadiers d’Humbert, partirent des cris nombreux : « Rendez-vous ; bas les armes ; on ne vous fera pas de mal. » Ces cris furent répétés longtemps par tous les soldats.

On vit alors le général Humbert s’avancer entre les deux armées « tenant d’une main son chapeau élevé au-dessus de sa tête et de l’autre élevant et abaissant son épée, et criant avec force : « Rendez-vous prisonniers ! Mettez bas les armes ! Bas les armes ou la mort ! » Cette circonstance — dit Chasle de La Touche — m’a été racontée dans les mêmes termes par plusieurs témoins et entre autres, sur le lieu même, par un sous-officier de la Gironde, qui avait vu et entendu.

» Tout aussitôt Sombreuil sortit du fort pour rejoindre Humbert. Un officier républicain à cheval se présente à l’entrée du fort ; c’était M. Rouget de l’Isle[sic] qui propose de se rendre à discrétion. Sa proposition est rejetée avec indignation par les uns, tandis que les autres lui expliquent qu’il y a des parlementaires et qu’on attend leur réponse. Cette circonstance est mentionnée dans plusieurs relations, imprimées et manuscrites, et notamment dans la brochure de M. de La Villegourio[2] ».

Sombreuil, s’il faut en croire Vauban, aurait hésité fortement avant de se décider à négocier. Ce même témoin affirme que personnellement, il fit tous ses efforts pour l’en dissuader, lui disant que « s’il se rendait, il en serait la victime, ainsi que tous ceux qui mettraient bas les armes », et déclarant que « quant à lui, il aimait mieux être noyé que pris ». Ensuite de quoi, d’après son récit, lui-même se rendit à la plage et après être resté quelque temps dans l’eau jusqu’au menton, parvint à se faire recueillir avec Dubois-Berthelot, par un canot qui les porta à bord de La Pomone.

Sombreuil avait à peine abordé Humbert depuis quelques minutes, que Hoche arriva. La conférence entre les deux commandants dura une demi-heure environ ; des deux armées, on les vit « se promener paisiblement l’un à côté de l’autre, tout au bord du rocher, Hoche le plus près du bord[3] »… Il n’y eut aucun témoin des propos échangés entre eux. On en connut seulement les résultats. Sombreuil ayant déclaré que ses compagnons étaient déterminés à se défendre jusqu’à la dernière extrémité, et demandé qu’il leur fut permis de se rembarquer pour épargner le sang français, Hoche s’opposa au rembarquement, mais s’engagea à traiter tous ceux qui mettraient bas les armes en prisonniers de guerre, excepté les chefs. Il exigea que l’on fit cesser le feu des Anglais. Sombreuil le promit, et finit par obtenir qu’il fut seul excepté de la capitulation, comme commandant en chef.

Il revint au fort. « Je crois encore le voir et l’entendre, dit M. de Saint-Georges, il était à cheval. Il nous dit à haute voix : « Messieurs, j’ai obtenu des généraux républicains une capitulation qui vous garantit à tous la vie sauve. » Il eut la générosité de ne pas parler de la terrible exception qui le concernait. À ces paroles, une vive émotion se manifesta dans le fort, les uns approuvant la capitulation et en témoignant leur joie, les autres la refusant avec indignation, jurant qu’ils combattraient jusqu’à la mort, qu’ils sont encore assez nombreux pour se défendre et qu’au reste, ils sauront mourir en se défendant. Des insurgés entrés dans le fort en assez grand nombre accroissent le tumulte par leurs clameurs bretonnes. Ce bruit parvient aux républicains. De vives protestations, de violents reproches sont adressés de tous côtés à Sombreuil qui ne sait à qui entendre. Un des plus mécontents est le chevalier de Lantivy-Kervéno. Ce fut à lui que Sombreuil fit cette belle réponse : « Eh ! quoi, Monsieur, vous ne croyez pas à la parole française ! » Il y croyait, lui, le malheureux[4] ! »

Cependant un officier envoyé par Hoche vient réclamer la promesse de faire cesser le feu de l’escadre. Sombreuil fait des signaux qui ne sont pas compris. Alors un officier de marine, Gesril du Papeu, lieutenant de vaisseau, se jette à la nage, gagne la corvette la plus rapprochée et y porte l’avis de la capitulation et l’ordre de cesser le feu. On veut le retenir à bord, mais il résiste à toutes les instances et revient se constituer prisonnier[5].

Plusieurs témoins assurent que cet envoyé de Hoche, qui était, dit-on, le général Mermet, conseilla aux royalistes de ne pas trop se fier à la capitulation et de ne pas négliger les moyens qui leur restaient de se sauver. Quelques-uns profitèrent de l’avis ; le plus grand nombre refusa d’admettre qu’on pût leur manquer de parole. Un de ceux-ci fut M. de La Villegourio, qui a affirmé le fait. Peut-être faut-il croire que l’indiscrétion avait été commandée par Hoche, qui, après s’être engagé généreusement, avait déjà compris que sa parole ne serait pas tenue, et qui cherchait, sans se compromettre et sans perdre le bénéfice du désarmement consenti, à atténuer les conséquences du désastre prévu.

Quand le plateau cessa d’être battu par la mitraille, les généraux et les représentants républicains s’avancèrent à la tête d’un bataillon de grenadiers, sur le chemin du Fort-Neuf. Les troupes royalistes défilèrent en déposant leurs armes ; Sombreuil marchait en tête.

« Hoche exposa la demande de Sombreuil d’être conduit, ne fût-ce que pour une heure, à la flotte anglaise, afin de démasquer les auteurs de la catastrophe… Les représentants refusèrent… Sombreuil, ensuite, remit son sabre entre les mains de Tallien, après en avoir religieusement baisé la lame à demi sortie du fourreau[6]… » « Que votre famille est malheureuse ! » lui dit Tallien. « J’espérais la venger », répondit Sombreuil. Rouget de Lisle ajoute que « cette douloureuse cérémonie terminée, la conversation s’établit à peu près sur le pied de la familiarité » ; il résulte d’autres relations que Hoche resta aussi auprès de Sombreuil et ne cessa de le traiter avec égards et respect.

Il était à peu près onze heures du matin. L’ordre de départ fut donné.


« Du Fort-Neuf, — dit Rouget de Lisle, — nous retournâmes au fort Penthièvre. Le général marchait seul en avant, absorbé dans une rêverie mélancolique, qui contrastait avec l’ivresse accoutumée de la victoire, et que j’attribuai, moins encore aux scènes qui venaient d’affliger ses regards, qu’au pressentiment de celles qui devaient suivre. »


N’y a-t-il pas là de quoi faire rêver ? N’aperçoit-on pas comme un problème psychologique d’une profondeur troublante dans cette succession d’instantanés saisis sur le vif par un témoin oculaire, et qui nous montrent, pendant les diverses péripéties de cette aventure tragique, l’attitude du général en chef en contraste perpétuel avec la physionomie extérieure des événements : triste et chargée de soucis au milieu des acclamations des soldats prêts au combat ; débordante de gaîté nerveuse en face d’un contre-temps qui peut faire tout manquer ; et de nouveau assombrie au moment du triomphe ?

On arriva au fort Penthièvre vers une heure. Tout le monde était à jeun. Les soldats et les officiers républicains partagèrent fraternellement leurs maigres rations avec leurs captifs. Et, instantanément, entre les vainqueurs et les vaincus, s’établirent des rapports de cordialité, d’obligeance, qui se continuèrent jusqu’à la fin. C’est un fait très remarquable, qui a été constaté par tous les contemporains indistinctement et dont on ne voit pas d’autre exemple, ni avant, ni après, dans l’histoire de cette guerre civile. À chacun d’en tirer les inductions qu’il comporte.

Des détachements avaient été chargés de fouiller la presqu’île et de ramasser tous les individus étrangers à la population locale. Il s’en trouva près de dix mille, femmes, enfants, vieillards.

Un grand nombre de témoins déclarent qu’avant de donner un nouvel ordre de départ, Hoche monta à cheval et, en présence des représentants et des généraux, fit proclamer la capitulation ; qu’à ce moment seulement, les royalistes connurent la clause qui exceptait Sombreuil. D’après d’autres récits, cette proclamation avait été faite par Humbert. Il est certain qu’on demanda alors aux prisonniers leur parole d’honneur de se rendre à Auray, où une nouvelle destination leur serait donnée. Il est impossible d’en douter, quand on voit avec quelle docilité et quelle confiance ces malheureux se laissèrent conduire par une escorte qui n’était pas de force à les contenir.

Aucun récit royaliste n’est à cet égard plus précis et plus suggestif que celui d’un témoin républicain, Rouget de Lisle :


« Le général Lemoine était resté chargé des opérations relatives aux prisonniers. Le 21 même, à cinq heures du soir, il fit partir pour Auray une première colonne d’émigrés, qui, de là, furent conduits à Vannes. À la tête de cette colonne, marchaient Sombreuil, l’évêque de Dol et son clergé ; avec elle, MM. de Soulanges, de Broglie, de Rieux et plusieurs autres officiers royalistes. Elle était surveillée par une faible escorte, plongée dans l’ivresse et qui ne pouvait apporter d’obstacle à la fuite des prisonniers, pendant un trajet qui se fit en partie dans la nuit, et que sa longueur, sa lenteur et les mauvais chemins rendaient extrêmement favorable à leurs évasions. L’évêque de Dol excepté, vieillard infirme pour qui cette voie de salut était impraticable, elle fut ouverte à tous ceux qui ne manquèrent pas de détermination ou de prudence ; malheureusement ils furent en petit nombre.

» Deux jours après, cette première colonne fut suivie d’une seconde, composée de prisonniers chouans et de ceux des régiments à la solde anglaise, le tout formant trois mille hommes, qui partirent du fort à six heures du soir et qu’on fit arrêter à Auray. Six cents républicains préposés à leur garde, n’étaient nullement capables de leur imposer, et s’ils eussent voulu profiter de la nuit, des localités, de la disposition des habitants en leur faveur, il leur eut été facile de s’échapper, même de désarmer leurs conducteurs et de les faire prisonniers[7]. Beaucoup de chouans s’enfuirent à travers la campagne et ne furent point poursuivis ; quant aux émigrés, leur imagination fascinée par de folles espérances leur ferma les yeux sur les indices effrayants qui se multipliaient autour d’eux et les fit se précipiter tête baissée dans le gouffre qui devait irrévocablement les engloutir. »


On peut y joindre le récit d’un autre témoin républicain, Moreau de Jonnès :


« J’eus plusieurs fois l’occasion de m’entretenir avec les prisonniers, et je fus forcé de reconnaître que la plupart étaient encore, malgré leur malheureuse situation et le témoignage des événements, dans une sorte d’infatuation qui rendait leur perte inévitable. Réfugiés et entassés dans un fort sans issues, privés de toute défense du côté de la terre, ils avaient été forcés de se rendre à discrétion au moment où ils allaient être emportés à la baïonnette, et pourtant ils croyaient être prisonniers de guerre et devoir être traités comme tels ; ils ignoraient le décret qui les mettait hors la loi, et ils s’attendaient à être délivrés par l’insurrection vendéenne. Il y en eut qui refusèrent les avis et les facilités qu’on leur offrait pour s’échapper, soit par un faux point d’honneur, soit par de folles espérances, ou peut-être par une injuste défiance de nos conseils[8]… »


Ainsi, il est bien établi, d’une part, que les généraux républicains croyaient pouvoir se dispenser des précautions les plus élémentaires pour empêcher la fuite ou la révolte de leurs prisonniers ; et d’autre part, que ces prisonniers jugeaient inutile et déloyal de profiter des « facilités qu’on leur offrait », et des « avis » qu’on leur donnait, car les troupes d’escorte faisaient mieux que fermer les yeux ; elles invitaient souvent leurs captifs à fuir, et ceux-ci refusaient de s’évader ; on en vit même deux ou trois cents, laissés en arrière, rejoindre isolément et venir bénévolement se faire écrouer dans les prisons d’Auray. Tout cela rentre dans la catégorie des faits étranges qui font de cette affaire de Quiberon, depuis le commencement jusqu’à la fin, un épisode absolument extraordinaire et qui appellent les méditations de quiconque cherche dans l’histoire le mobile des actes et la raison des événements.

Cette confiance que Rouget de Lisle et Moreau de Jonnès qualifient de folle et qui aurait dû leur montrer insoutenable la thèse de la reddition à discrétion, ne régnait pas seulement parmi les prisonniers ; elle s’était répandue dans l’escadre. Voici ce que racontent plusieurs de ceux qui y avaient trouvé refuge.


« Le commodore Warren, — dit Contades, — envoya sur-le-champ à terre le capitaine Keats et Cotton, lieutenant de La Pomone, demander quelle était la capitulation. On les reçut fort mal et on leur rit au nez, quand ils en parlèrent[9]. »

« Il (le capitaine Keats) tâcha, — dit Vauban, — de faire valoir la prétendue capitulation. Tout fut rejeté dans les formes les plus dures… On nia toute espèce de capitulation ; on renvoya l’officier anglais en lui disant qu’il n’en avait jamais existé[10]. »


Vauban et Contades, ainsi que tous ceux qui avaient pris le parti de gagner le large, se montrent disposés à mettre en doute le fait de la capitulation ; ils sont presque obligés de n’y pas croire. Mais ils auraient bien dû expliquer comment il se faisait que le commodore anglais y croyait, ce qui ne fait pas de doute, d’après leurs propres récits.

Dans un rapport manuscrit du marquis de La Jaille (aide de camp de Puisaye), daté de Londres, le 1er janvier 1797, se trouve un passage qui éclaircit singulièrement tout cela :


« M. de Boson de Périgord fut envoyé par M. de Sombreuil à bord de L’Allouette et de là à bord du commodore pour le prier de faire cesser le feu des frégates, parce que c’étoit à cette condition que les généraux républiquains consentiroient à une capitulation. Quelques officiers et soldats qui ne voulurent pas se fier à une promesse, profitèrent de ce moment pour se sauver à la nage…

» Sir John fit cesser le feu ; peu de moments après, il envoya à terre le lieutenant Cotton avec un billet que j’écrivis moi-même, et conçu à peu près dans ces termes : Le commodore demande quelles sont les conditions de la capitulation. M. Cotton rapporta bientôt la réponse verbale que le général républiquain et le représentant du peuple étant encore à Auray, les articles de la capitulation ne pouvoient être arrêtés que le lendemain et qu’on feroit sçavoir quand ils seroient rendus à Quiberon.

» On a sçu depuis que Hoche et Tallien étoient dans la presqu’île à l’instant même que l’on tenoit ce discours perfide.

» Dans l’après-midy du 22 (c’est-à-dire le lendemain, alors que les prisonniers étaient déjà rendus à Auray), sir John Warren, impatient de connoître le sort de tant de braves gens, envoya le capitaine Keats et le lieutenant Cotton en parlementaires au port Orange ; ils y furent fort mal reçus par un général républiquain[11] qui se fit longtemps attendre et qui leur dit fort insolemment et sans descendre de cheval qu’il n’y auroit point de capitulation et qu’on tireroit à l’avenir sur tout bâtiment qui s’approcheroit à la portée du canon, sous pavillon parlementaire[12]. »


  1. Mais Montbron dit : « Sombreuil fit demander à capituler. S’il avait continué de se défendre, il aurait vu massacrer à ses yeux une foule nombreuse et désarmée qui se trouvait entre nous et l’ennemi : cette idée seule avait dirigé sa résolution. »
  2. Relation Chasle de La Touche, p. 113.
  3. C’est Rouget de Lisle qui donne ce détail, sans s’apercevoir que cela seul dément son affirmation que l’entrevue eut lieu après la reddition.
    Il est bien évident qu’après l’évacuation du fort, les deux généraux ne seraient pas revenus sur le bord du rocher pour faire cette promenade.
  4. Ces lignes sont extraites de la Relation de M. Chasle de La Touche.
  5. Celui-là aussi croyait à la capitulation !
  6. Ces détails sont donnés par Rouget de Lisle. Et ici encore, son récit prouve que la conversation entre Hoche et Sombreuil avait précédé la reddition, ce qui concorde du reste avec plusieurs autres relations, d’après lesquelles la demande de Sombreuil avait été motivée par l’offre de porter lui-même l’ordre de cesser le feu des frégates. Cette version est évidemment beaucoup plus vraisemblable. On ne s’expliquerait guère, en aucune circonstance, un général prisonnier espérant obtenir sa liberté sur parole pour aller démasquer les auteurs de la catastrophe à laquelle il succombe. Dans le cas présent, ce motif allégué eût été précisément ce qui devait faire rejeter sa demande. Il ne pouvait convenir ni à Tallien, ni à Hoche, de permettre une explication entre Puisaye et Sombreuil, qui eût amené presque nécessairement la divulgation de secrets que peut-être ce dernier ignorait encore.
  7. Un des chefs de cette escorte… a dit en 1797, au général d’Allègre : « Ce n’était pas les royalistes qui étaient nos prisonniers, c’était nous qui étions les leurs, s’ils l’eussent voulu. » (Mém. de Puisaye, t. 7, p. 557.) Ce témoignage est bien conforme à celui de Rouget de Lisle.
  8. Moreau de Jonnès, Aventures de guerre, t. Ier, chap. V, pp. 226, 227.
  9. Contades, Souvenirs, p. 215.
  10. Vauban, Mémoires, p. 173.
  11. C’était le général Lemoine. Il rendit compte à Hoche de cette entrevue par une lettre du 23 juillet.
  12. Puisaye’s papers, vol. CVIII, fol. 25-26, Brit. Mus., ms. 8079. — Donné par M. Ch. Robert, Expédition des émigrés à Quiberon, p. 315.