Le Mystère de Quiberon/22

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Dujarric et Cie, Éditeurs (p. 318-327).



CHAPITRE XXI

Lettres remises par Sombreuil à Humbert. — Celle destinée à Hoche, mutilée. — Celle destinée à Tallien, supprimée. — Celle destinée à l’amiral Warren, publiée par indiscrétion. — Ce qu’il faut penser des griefs qu’elle contient contre Puisaye. — Le caractère de la lettre trahi par la publication faite. — Doutes graves sur son authenticité ; opinion de Rouget de Lisle, de Beauchamp. — Conjectures sur les motifs qui l’auraient fait supposer.

Dans son entrevue avec le général Humbert à Auray, Sombreuil lui avait remis trois lettres. L’une était pour Hoche ; une autre pour Tallien ; la troisième était adressée au commodore Warren.

Deux de ces lettres ont été publiées :

La première, destinée à Hoche, est datée d’Auray, 22 juillet 1795. Une phrase a été effacée dans l’original par une main étrangère[1].

   « Monsieur,

» J’écris à M. Tallien[2] et je lui parle du sort de ceux dont les circonstances m’ont fait le chef. Dans le calme comme dans l’orage des combats, j’emploierai toujours les moyens que me permettent les usages de la guerre pour veiller à ce qui les intéresse. Toutes vos troupes se sont engagées envers le petit nombre qui restait, qui aurait nécessairement succombé ; mais, Monsieur, la parole de tous ceux qui sont venus jusque dans les rangs la leur donner, doit être chose sacrée pour vous. Je m’adresse à vous pour la faire valoir ; s’ils ne doivent point y compter, Monsieur, veuillez m’annoncer leur sort.

» Je suis, Monsieur, votre très humble serviteur.


» Le comte Charles de Sombreuil. »

Hoche reçut cette lettre le jour même ; il n’y fit aucune réponse : elle en méritait bien une cependant. Hoche se hâta de partir pour Saint-Malo, avec douze bataillons d’élite ; c’étaient les fameux grenadiers dont la parole devait être invoquée devant le conseil de guerre.

On a voulu tirer parti du texte qui vient d’être cité, et parce qu’il est question de la parole de tous, conclure que Sombreuil ne pouvait réclamer la parole de personne en particulier. L’argument en lui-même est d’une casuistique ingénieuse et commode ; ce qui en décuple le prix, c’est qu’on ose le mettre en avant, à propos d’un texte tronqué, dont la partie effacée n’était évidemment pas la plus insignifiante. C’est là un procédé de discussion d’un usage avantageux et facile, mais d’une valeur au moins contestable.

L’autre lettre était celle que le gouvernement républicain avait le moins le droit de lire et de divulguer, puisque le destinataire auquel le général Humbert s’était chargé de la faire remettre, était l’amiral anglais.

Ce fut celle cependant qu’on mit le plus d’empressement à publier et à répandre.

La raison de cette peu justifiable indiscrétion fut qu’on en voulut tirer encore un argument, bien faible à la vérité, contre la capitulation et surtout que les récriminations amères et les violentes accusations contre Puisaye parurent très propres à ruiner l’influence et le crédit de l’homme qui avait été l’organisateur de cette formidable levée de boucliers. Peut-être, en considérant à qui la manœuvre pouvait être le plus profitable, serait-il juste de l’attribuer moins au parti républicain proprement dit, qu’au parti, très puissant alors par l’intrigue, de ce prétendant royal malgré et contre lequel avait travaillé Puisaye.

Voici le texte de cette lettre, tel qu’il a été donné au public :


« Auray, le 22 juillet 1795.

   » Monsieur,

» Je n’espérais pas avoir à vous envoyer un rapport où je dusse détailler les événements de la malheureuse journée qui m’a conduit ici, pour demander les plus scrupuleuses recherches sur la conduite du lâche qui nous a perdu. M. de Puisaye m’ayant donné l’ordre de prendre une position et de l’y attendre, a eu l’extrême prudence de joindre bien vite un bateau, abandonnant au hasard le sort des malheureuses victimes qu’il a sacrifiées, les gardes du fort ayant été forcées, toute l’aile gauche de la position étant déjà tournée, il ne restait de ressource que dans l’embarquement le plus précipité, rendu presque impossible par la proximité de l’ennemi.

» Les régiments d’Hervilly et de du Dresnay se rangèrent entièrement vers lui, abandonnant et massacrant leurs officiers. La majorité des soldats désespérant d’une aussi affreuse position, s’éparpilleront dans la campagne. Je me trouvais resserré et cerné au rocher à l’extrémité de la presqu’île avec deux ou trois cents gentilshommes et le peu d’hommes restés fidèles, mais sans cartouches, n’ayant pu en obtenir que pour les gardes du fort, malgré mes instances réitérées. Sans doute M. de Puisaye avait eu des raisons qu’il expliquera. Plusieurs bateaux encore à la côte pouvaient me donner la ressource déshonorante dont a si promptement profité M. de Puisaye. L’abandon de mes compagnons d’armes eût été pire que le sort qui m’attend (je crois demain matin) ; j’en méritais un meilleur, vous en conviendrez avec tous ceux qui me connaissent, si le hasard laisse à quelques-uns de mes compagnons d’infortune les moyens d’éclairer l’univers sur cette journée, sans égale sans doute dans l’histoire, et sur la terreur d’une bande sans ordre, abandonnée par le chef en qui l’on avait mis toute sa confiance et qui dans sa sécurité inepte, n’admettait pas même qu’on l’engageât à prendre les mesures nécessaires à la sûreté générale qu’il a su si bien prendre pour lui.

» N’ayant plus de ressource, j’en vins à une capitulation pour sauver ce qui ne pouvait s’échapper et le cri général de l’armée m’a répondu que tout ce qui était émigré serait prisonnier de guerre et épargné comme les autres : j’en suis seul excepté. Beaucoup diront : Que pouvait-il faire ? D’autres répondront : Il devait périr. Oui, sans doute, je périrai aussi. Mais étant seul chargé du sort de ceux qui, la veille avaient vingt chefs, je ne pouvais qu’employer les moyens qu’on m’avait laissés, et ils étaient nuls : ceux qui les avaient préparés pouvaient m’éviter cette responsabilité. Je ne doute pas que le lâche ne trouve quelque excuse à sa fuite, mais je vous somme, sur les lois de l’honneur, de faire connaître cette lettre au public, et M. Windham voudra bien y ajouter celle que je lui ai écrite de Portsmouth. Adieu, je vous le fais avec le calme que donne seule la pureté de la conscience. L’estime de tous les braves gens qui, aujourd’hui, partagent mon sort et le préfèrent à la fuite du lâche qui n’osant combattre parmi nous, aurait au moins dû me prévenir, cette estime est pour moi l’immortalité. Je succombe à sa lâcheté et à la force des armes, qui me furent longtemps heureuses. Dans ce dernier moment, je trouve encore une jouissance, s’il peut en exister dans ma position, dans l’estime de mes compagnons d’infortune et dans celle même de l’ennemi qui nous a vaincu. Adieu, adieu à toute la terre.

» Je suis, Monsieur, votre très humble serviteur.


» Le comte Charles de Sombreuil. »

Cette lettre révèle un désordre d’esprit manifeste.

C’est l’avis de Michelet. « Voilà — dit-il, — ce qui sans doute lui sembla très amer et lui fit écrire une lettre furieuse et folle contre celui dont personne n’avait voulu suivre les avis ou les ordres, contre Puisaye. Si celui-ci eut le tort de s’en aller trop vite, de ne pas se faire tuer, il faut avouer aussi qu’en restant, il n’eût sauvé rien. Le chef réel était Sombreuil[3]. »

Triste survivant d’une famille vouée au malheur, condamné par l’acharnement de la destinée à venir, non seulement assister, mais présider au lamentable échec d’une aventure où il avait rêvé la revanche et la gloire ; réduit à devenir le conducteur d’un cortège de victimes, Sombreuil, cela est trop certain, n’a pu résister à une sorte de folie, qui s’est manifestée d’abord par une tentative de suicide, et s’est tournée ensuite en une colère quasi frénétique, dont on peut soupçonner que de perfides suggestions auront dirigé les éclats ; car, de l’avis de tout le monde, amis et ennemis, ces plaintes incohérentes et ces imprécations furieuses sont tout à fait indignes de son caractère.

Il faut remarquer cependant qu’en adressant à l’amiral Warren cette espèce d’acte d’accusation contre Puisaye, Sombreuil le constituait en réalité le juge, l’arbitre de sa plainte, pour laquelle il ne voyait pas d’autre tribunal ; et que, par conséquent, la publication réclamée ne devait être que la réparation à adjuger par l’arbitre, comme sanction de sa sentence sur les griefs.

Or ce n’est pas par l’amiral s’acquittant de cette fonction que la publication a été faite ; elle provient, d’un abus de confiance commis par le gouvernement républicain, ou du moins par son général en chef[4]. Il est donc juste, pour la mémoire de Sombreuil, de constater que cette page de colère n’était pas faite pour la publicité qu’elle a reçue et que la violation des conditions intentionnelles en a totalement faussé la portée.

On peut se demander d’ailleurs, s’il est bien sûr que le texte rendu public soit exactement conforme à ce qu’écrivit Sombreuil. Il faut bien admettre, d’après des témoignages respectables, — d’après celui notamment d’un échappé de Quiberon, qui déclare en avoir eu communication dans la prison, — qu’elle contenait en effet de graves imputations contre Puisaye. Mais on y trouve aussi des commentaires et des allégations de fait si manifestement contraires à la réalité des choses, qu’on ne peut raisonnablement les attribuer à Sombreuil, à moins de supposer chez lui un dérangement complet d’esprit. Tout ce qu’on sait de lui repousse le soupçon d’un mensonge calculé. En eût-il été capable d’ailleurs, on n’en comprendrait pas la tentative auprès d’un témoin des événements, qui avait pu, de son escadre, suivre jusqu’à la fin les diverses péripéties de l’affaire et qui avait auprès de lui un grand nombre de ceux qui y avaient pris part.

Il est vrai que Vauban, qui, dans ses Mémoires, discute longuement cette lettre et démontre très clairement la flagrante injustice des reproches adressés à Puisaye, ainsi que l’inexactitude matérielle des explications relatives aux derniers faits qui ont précédé la reddition, ne paraît pas avoir de soupçons sur la conformité du texte. Mais il ne dit rien non plus d’où on puisse induire s’il a eu communication du texte original pendant qu’il se trouvait sur l’escadre de Warren ou s’il n’a connu que les publications faites en France.

Il est encore vrai, — et cela peut paraître plus important, — que Puisaye, qui, lui aussi, discute point par point toutes les articulations de la lettre de Sombreuil, ne formule aucun reproche de non-conformité entre les reproductions et l’original remis à Warren, dont il est permis de croire que la communication ne lui aurait pas été refusée, soit par le commodore, soit par l’amirauté anglaise. Mais il s’inscrit en faux contre l’original même et accuse Hoche et Tallien de l’avoir fabriqué.

Puisaye, sans contredit, ne saurait être cru sur parole en pareille matière ; mais les raisons dont il appuie son reproche de faux, sont réellement très fortes. Il faut ajouter que plusieurs des contemporains parmi les mieux informés et les moins suspects de partialité en faveur de Puisaye, laissent voir plus qu’une hésitation sur cette question. Voici notamment dans quels termes s’exprime Beauchamp : « On publia sous son nom (sous le nom de Sombreuil), après sa mort, une lettre accusatrice de la conduite de Puisaye : quelques personnes doutent de son authenticité[5]. » En définitive, on se trouve forcé de considérer comme possible et même comme probable, qu’on ait profité de l’occasion offerte par la lettre de Sombreuil dont le sens général était connu de quelques royalistes, pour en supposer une, chargée d’allégations et d’insinuations utiles. Et il n’est pas nécessaire d’en faire remonter la responsabilité entière aux deux personnages incriminés par Puisaye.

En effet, le seul bénéfice qui puisse en être tiré pour Tallien et Hoche, est un argument contre le fait de la capitulation, ou plutôt, — car le terme d’argument serait trop fort, — un prétexte à ergoter sur le fait de la capitulation. À défaut de meilleurs moyens de discussion, on a relevé dans la lettre ces mots : « J’en vins à une capitulation… et le cri général de l’armée m’a répondu que tout ce qui était émigré serait prisonnier de guerre et épargné comme les autres : j’en suis seul excepté. » Et l’on s’est triomphalement écrié : Vous voyez bien ; Sombreuil ne se réclame dans sa lettre, que du cri général de l’armée. Et l’on a essayé de faire prévaloir ce plus ou moins authentique témoignage de Sombreuil contre un autre témoignage de Sombreuil, constaté par tout le monde et en particulier par Rouget de Lisle et répété avec serment devant le conseil de guerre et devant le peloton d’exécution.

L’argument est misérable, et en vérité, cela ne valait pas un faux.

Mais ce qui en valait un, c’était de jeter le discrédit et l’ignominie sur un homme dont l’influence avait fait échec aux plans du comte de Provence. Cette dernière perfidie apparaît comme le complément logique et le couronnement indiqué de toutes les perfidies dont la fameuse agence de Paris est définitivement convaincue devant l’Histoire.


  1. La phrase effacée n’était pas sans doute la moins importante. Mais ce n’est pas le seul accident qu’ait subi cette lettre : l’original en a été supprimé ; il n’existe pas aux Archives de la guerre. Il est assez étonnant que M. Albert Duruy, qui fournit ce renseignement (Rev. des deux mondes, 15 juin 1884), n’ait pas compris qu’il fallait renoncer à tirer argument contre la capitulation, d’un texte ainsi tronqué et supprimé. On verra qu’une main étrangère paraît avoir touché aussi à la lettre de Sombreuil à Warren.
  2. Cette lettre à Tallien n’a pas été publiée. Une autre encore paraît avoir été supprimée, dont parle M. de Montbron : « Par son ordre (de Sombreuil), j’écrivis à la Convention nationale, pour réclamer l’exécution du traité conclu entre lui et le général Hoche. Nous cherchâmes à pallier notre agression. Il n’avait en vue que le salut de ses compagnons ; il ne songeait point à conserver sa vie. Généreux et fier, il aimait mieux rompre sous les efforts de l’orage comme le chêne, que de céder au moindre souffle comme le roseau… La lettre ne fut signée que de moi. Dès le lendemain, Sombreuil fut jugé par la Commission militaire. » Cette lettre serait donc du 26 (ou du 25) juillet. Montbron ajoute en note : « On m’a dit qu’une main généreuse (?) l’aurait dérobée au député qui la reçut. » (Récit d’un officier pris à Quiberon, p. 34.)
  3. Hist. du XIXe siècle, Paris, Marpon et Flammarion, 1880, t. 1er, p. 254.
  4. Il existe une lettre de Hoche, datée du 16 thermidor, réclamant du citoyen Fairin, rédacteur du Journal militaire des armées des Côtes de Brest, l’insertion de cette lettre, « dont, — dit-il, — l’original est en mes mains ». Voir Append., n° 16.
  5. Beauchamp, Hist. de la Vendée et des Chouans, t. 3, p. 233. — Puisaye, dans son édition de 1808, cite ce passage et ajoute : « Ce mot : « quelques personnes », était sans doute le plus fort que put exprimer un homme évidemment soudoyé pour me diffamer. » Il prétend désigner ainsi Michaud, qu’il croit être le véritable auteur de l’Histoire signée par Beauchamp. Du reste, au point de vue de la moralité, Beauchamp et Michaud se valaient.
    Un écrivain républicain, Rouget de Lisle, s’exprime aussi en termes dubitatifs : « Immédiatement après la mort de Sombreuil, on publia, sous son nom, une lettre que… il aurait, de sa prison de Vannes, adressée à l’amiral Warren… » ; et plus loin : « Le comte de Vauban fait sur la lettre attribuée à M. de Sombreuil… » Rouget de Lisle, on le sait, était aide de camp de Tallien.