Le Mystère de Quiberon/21

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Dujarric et Cie, Éditeurs (p. 308-317).



CHAPITRE XX

Fonctionnement des Commissions. — La sévérité prescrite tempérée par l’indulgence des juges militaires. — Refus de siéger du commandant Douillard ; les commentaires de M. de Closmadeuc et de M. Chassin infirmés par une lettre authentique du général Lemoine. — L’opinion générale de l’armée sur la réalité de la capitulation prouvée par l’ensemble des documents. — Nouvelle intervention du Directoire départemental pour faire éluder l’obligation de lire les sentences au lieu de l’exécution ; soumission docile de Lemoine. — Faits de complaisance pour l’évasion de quelques condamnés. — Satisfaction donnée à la justice de la République. — Remords de Hoche.

La besogne, ainsi simplifiée, fut expédiée rapidement.

Les juges militaires, imparfaitement dégagés sans doute des scrupules que les représentants prescrivaient si crânement, laissèrent bien voir par instants quelque dégoût de la tâche qui leur était imposée et quelque faiblesse dans son accomplissement.


« C’est un fait positif, — constate un écrivain royaliste, — que les juges effrayés, cachaient soigneusement sous des dehors sévères, la pitié qu’ils ressentaient au fond du cœur pour tant de nobles infortunés ; mais la plupart étaient si bien disposés qu’autant qu’ils le pouvaient, ils prévenaient secrètement les émigrés des dispositions favorables de la loi. M. de La Villegourio fut sauvé par un de ses juges nommé Mariancourt qui le prévint en secret et en lui recommandant la discrétion. Tous ceux qui se déclaraient émigrés avant seize ans, obtenaient de suite le sursis[1], quoique chez plusieurs d’entre eux, des rides ou la couleur des cheveux dénonçassent assez évidemment leur âge. Plusieurs se dirent Suisses, Allemands ou Italiens, sans que les présidents leur demandassent seulement s’ils comprenaient leur prétendue langue maternelle.

» Environ cent cinquante sursis furent ainsi accordés pour divers motifs, dans les quatre Commissions[2]. »


Il se trouva même des officiers qui refusèrent formellement de faire partie des Commissions militaires. Parmi ceux-ci on a cité un chef de bataillon, nommé Douillard qui, désigné le 1er août (14 thermidor), par le général Lemoine, pour présider une Commission à Vannes, signifia son refus de siéger par la lettre suivante :

« Citoyen général, j’aime bien la République : je déteste les ex-nobles et les Chouans ; je les combattrai jusqu’à la mort ; mais sur le champ de bataille, j’ai voulu les épargner. J’ai prononcé avec tous mes camarades, les mots de capitulation honorable. La République ne croit pas devoir reconnaître le vœu de ses soldats. Je ne puis juger ceux que j’ai absous le sabre à la main. »


M. de Closmadeuc qualifie cette lettre d’« emphatique », quoiqu’elle soit un modèle de simplicité à côté de la plupart de celles qui émanent des militaires républicains de cette époque, et notamment de quelques-unes de celles de Hoche : ceci n’est qu’une opinion sans importance. Mais il considère la lettre comme « apocryphe » et traite de « roman » le fait auquel elle se rapporte.


« L’abbé Le Garrec, — dit-il, — nous assure que la lettre a été conservée ; comme il oublie de nous dire où, ceux qui liront son livre pourront se figurer que la pièce est, comme il l’a écrit pour la scène des braves grenadiers, déposée aux archives du ministère, ce qui n’est pas. »


« Ce qui n’est pas » est un bien gros mot, ou du moins une affirmation un peu hasardée ; car il existe aux archives de la Guerre des dossiers qu’il n’est pas permis de consulter, et M. de Closmadeuc peut tenir pour certain ce renseignement, fondé sur des confidences, indiscrètes peut-être, mais très sûres, qu’il en existe un notamment, dont la publication modifierait profondément la légende républicaine sur Hoche et sur Quiberon[3].

Que cette lettre ait été conservée, ou non, aux archives de la Guerre, ou ailleurs, il n’est pas besoin d’attendre la mise au jour d’archives secrètes, pour avoir la preuve que le refus de siéger a été réellement formulé plus d’une fois dans cette affaire.

Dans une lettre du général Lemoine, en date du 28 thermidor, on lit ces lignes, qui très certainement ne se rapportent pas à un « roman »  :

« Je ne trouve plus dans la garnison, aucun officier pour remplacer les juges commissaires que j’ai été forcé de destituer[4]. »


On peut donc, tant que l’on voudra, mettre en doute la personnalité d’un « prétendu Laprade », ou d’un « certain Douillard ». Il serait, à vrai dire, bien extraordinaire que ces noms eussent été faussement appliqués aux officiers dont les actes ont été rapportés. Mais, après tout, la question des noms est de nulle importance, si les actes qu’on leur attribue ne peuvent être niés. Or, le fait d’une première commission qui s’est récusée, est établi par le témoignage de Rouget de Lisle ; et le fait de nominations refusées postérieurement est constaté par le rapport officiel de Lemoine.

Il est de toute évidence que ces récusations, ces refus de nominations, ces destitutions se lient ; que tout cela procède de la même cause.

Il est impossible de n’en pas conclure que l’opinion générale de l’armée était fortement prononcée dans le sens de la capitulation ; que, chez les officiers comme chez les soldats, les sentiments d’honneur et de loyauté militaire étaient violemment soulevés contre une mise en jugement qui les révoltait comme un manque de foi, dont leur conscience souffrait de ne pouvoir rejeter entièrement la solidarité.

Des mesures expéditives, — auxquelles sans doute ne manqueraient pas non plus les approbateurs, — avaient été prises afin de simplifier également les formalités légales pour l’exécution des condamnés.

On lisait à chacun d’eux, pendant le trajet, sa condamnation.

L’honneur de cette heureuse mesure revient encore à l’administration départementale du Morbihan. Et ce fut certainement la crainte de l’effet que pouvait produire la demande de sursis formulée par la Commission qui stimula son zèle patriotique et lui inspira cet ingénieux moyen de tourner la loi.

Voici la lettre adressée par le département au chef de l’état-major de la 9e division.


« Vannes, le 10 thermidor, an III.

» … Nous pensons que pour se conformer à la loi portant qu’il doit être exécuté dans les 24 heures, il est nécessaire que l’exécution ait lieu dans la matinée de ce jour. Vous n’avez donc pas un instant à perdre pour faire donner lecture du jugement aux condamnés et pour prendre les autres mesures et dispositions que la circonstance exige. Les jugements militaires doivent être lus publiquement au lieu de l’exécution, avant qu’elle se fasse. Nous pensons que cette formalité pourra être remplie pendant que les condamnés seront conduits au supplice, afin que leur exécution ne soit pas retardée.

» Salut et fraternité. »

L. 137. (Arch., dépôt, corresp.[5])


Lemoine ne voulut pas se montrer moins ardent patriote que les administrateurs civils. Il comprit l’urgence de ne pas perdre de temps et la nécessité de ne pas s’exposer à la responsabilité des conséquences qu’un retard pouvait entraîner. Il n’hésita pas à adopter cette singulière façon de lire publiquement les jugements au lieu de l’exécution et se hâta de transmettre à ses officiers des instructions exactement calquées sur l’avis qu’il venait de recevoir.


« Vous n’ignorez pas que les jugements militaires doivent être lus publiquement au lieu de l’exécution. Nous pensons que cette formalité pourra être remplie pendant que les condamnés seront conduits au supplice, afin que leur exécution ne soit pas retardée. »


Il y eut pourtant aussi quelques défaillances d’énergie républicaine chez les soldats chargés de la garde des prisonniers ou désignés pour les exécuter.

MM. de Chaumareix et d’Entrechaux, officiers de marine, M. Harscouët de Saint-Georges et plusieurs autres, furent sauvés par leurs gardiens, et l’argent ne fut pas toujours le prix de ces services, qui pouvaient être punis de mort. MM. de Kerantem et Edme Génot, d’autres encore, furent épargnés par les soldats chargés de les fusiller, qui tirèrent en l’air.

Malgré tout, l’œuvre des Commissions s’acheva d’une façon qui fait suffisamment honneur à la vigoureuse surveillance de Blad. Les formalités consistaient uniquement en une série de questions prescrites d’avance, auxquelles seules il était permis de répondre. Une lettre d’un capitaine républicain, M. Cruzel[6], qui avait monté à l’assaut du fort Penthièvre et qui assistait au jugement du comte Joseph de Broglie, contient des détails intéressants sur la manière de procéder des Commissions.


« En vain, — rapporte-t-il, — les prisonniers invoquaient la capitulation hautement avouée par tous les officiers et soldats républicains ; en vain ils invoquaient la foi jurée ; ni le président, ni le rapporteur ne parlaient de la capitulation, soit pour la reconnaître ou pour la nier ; ils se bornaient uniquement à condamner les uns comme émigrés entrés en armes sur le territoire de la République et les autres comme officiers d’insurgés. »


En somme, la justice de la République fut amplement satisfaite. Le nombre des victimes qui lui furent immolées s’éleva à plus de sept cents, d’après les calculs les plus modérés, pour ne compter que les fusillés, sans tenir état de six cents qui succombèrent aux épidémies, dans les prisons et hôpitaux[7].

Hoche n’eut pas la crânerie de compter ces souvenirs parmi les plus glorieux de sa vie. Voici ce que raconte un écrivain d’après des témoignages directs :


« Un des Bretons qui se gêne le moins pour dire ce qu’il pense, le comte Sévère Leminthier, aujourd’hui colonel en retraite, alors émigré, chef d’insurgés, fut acquitté par un tribunal. Le général Hoche l’invitait à rester tranquille chez lui. — « Mais quelle garantie aurai-je de ma tranquillité ? demanda M. Leminthier. — Ma parole, répondit le général. — Serait-ce encore une parole comme celle de Quiberon ? » répliqua M. Leminthier. Hoche se couvrit la figure de ses deux mains et resta quelque temps plongé dans ses tristes réflexions, sans ajouter un mot[8]… »

  1. Un arrêté de Blad, du 11 thermidor, avait ordonné « de ne pas mettre en jugement les jeunes gens qui auraient émigré ou auraient pris parti avec les ennemis de la République avant l’âge de seize ans révolus ». Seulement il arriva que plusieurs non instruits de cette disposition, furent jugés et exécutés sans sursis. Léger inconvénient peut-être de l’absence de défenseurs. Mais, comme l’arrêté de Blad ne fut pas ratifié par la Convention, on peut dire qu’ils n’y perdirent rien ; ce qui est bien assurément pour fermer la bouche aux plus acharnés détracteurs des procédés judiciaires de la République.
  2. Chasle de La Touche, p. 127.
  3. M. de Closmadeuc est, sans aucun doute, un écrivain scrupuleusement consciencieux. Le recueil très précieux de documents qu’il a publiés dans son remarquable ouvrage : Quiberon, est aussi complet et aussi impartial que possible. Est-il permis de faire remarquer que, lorsqu’il s’agit d’une époque et de faits à propos desquels les divers partis et des intérêts particuliers, ont pris à tâche de tromper l’histoire, de supposer des pièces et d’en supprimer, ce n’est pas par le texte d’un document, encore moins par l’absence d’un document, que la vérité peut être établie, mais par la comparaison des documents et des récits contradictoires, soumis à l’analyse d’une critique judicieuse et sévère. Ainsi, M. de Closmadeuc croit devoir considérer comme imaginaire « la scène des braves grenadiers », parce que M. Chassin, qui a été admis à fouiller les archives de la Guerre, n’y a pas trouvé le récit de cette scène. Si M. Chassin déclare qu’il n’y a pas trouvé ce récit, on doit l’en croire. Mais on est bien obligé de croire qu’il y a trouvé quelque chose qui ne permet pas de nier la scène, quand on constate à quels efforts de distinctions subtiles et un peu pénibles il s’est livré pour en atténuer la portée « si elle eut lieu ». Il eût été évidemment plus simple de déclarer qu’elle n’eut pas lieu, si cette déclaration eût été possible. De même, il faut bien admettre que le résultat des recherches, certainement sérieuses et sincères de M. Chassin, rend problématique l’existence des officiers Laprade et Douillard, — jusqu’à preuve contraire toutefois, car une erreur, dans les recherches de ce genre, est toujours possible, et ici, elle paraît vraiment probable. Mais on voit qu’il n’en faut pas conclure à la fausseté des faits dans lesquels la tradition leur attribue un rôle.
  4. Un extrait du rapport du procureur-syndic du département, cité par M. de Closmadeuc (p. 129) confirme le fait visé par Lemoine : « Le 27 (thermidor) le général Lemoine, mécontent de la marche des Commissions, prit sur lui de les destituer. Des protestations furent faites contre cet acte, qu’on qualifia d’arbitraire, et elles furent déposées, le lendemain, 28, au secrétariat de l’administration. » Le procureur-syndic, jugeant cette mesure prise par le général Lemoine, ajoutait : « Quant à nous, nous ne pouvons les regarder que comme un nouveau malheur dans la circonstance actuelle. »
  5. Citée par M. de Closmadeuc, Quiberon, p. 172.
    M. de Closmadeuc ne donne pas le commencement de cette lettre. Il doit cependant être intéressant.
  6. Cité par Chasle de La Touche, p. 128.
  7. Plusieurs écrivains républicains, qui n’hésitent pas à approuver hautement les rigueurs de la Convention à l’égard des prisonniers de Quiberon, s’évertuent, avec un zèle qui ne se comprend pas très bien, à diminuer le nombre des émigrés exécutés. Il semble qu’une conscience vraiment et fortement républicaine devrait éprouver quelques scrupules de céder à des préoccupations dans ce sens. Car enfin, si c’est œuvre méritoire de supprimer les ennemis de la République, la Convention a droit à d’autant plus d’éloges qu’elle en aura supprimés davantage. Tel était le sentiment du général Lemoine ; il l’exprime sans ambages dans une lettre à Hoche :
    « Vannes, 26 nivôse an IV républicain. — Mon cher général, conformément à votre désir, je vous envoie la liste des émigrés pris à Quiberon et qui ont été fusillés. Des malveillants diront peut-être que le nombre des fusillés est trop ou n’est pas assez grand. Peu importe aux amis des Loix !… Il serait à souhaiter que tous nos ennemis fussent aussi bien détruits que les émigrés qui ont échoué à Quiberon. — Lemoine. » (Lettre figurant en tête d’un tableau imprimé à Vannes, en janvier 1796, contenant l’état des condamnations, publié par M. de Closmadeuc, dans son ouvrage : Quiberon, p. 554.)
    Le représentant Guermeur exprime le même sentiment avec plus de littérature, mais aussi avec plus d’énergie. Il écrivait à son collègue Guezno, le 12 thermidor an III :
    « Topsent et Kergorlan m’ont confirmé ce que te mande Burge relativement à Mgr l’évêque de Dol et son saint clergé et au peureux chevalier Sombreuil. On dit qu’il y a 260 et quelques émigrés de marque sans compter les autres. Les condamnations se prononcent à Auray. Le Dol et ses acolytes ont été fusillés à Vannes… Hoche est en marche sur les Côtes-du-Nord. Puissé-je voir le dernier d’entre eux à son dernier soupir, moi-même en être cause, et mourir de plaisir. — Salut et fraternité, — Guermeur. » (Arch. de Vannes. Closmadeuc, Quiberon, p. 53.)
  8. Le comte Leminthier était vivant lorsque ce récit fut publié. (Chasle de La Touche, Relation, p. 181.) On voit que l’auteur le prend pour garant.