Aller au contenu

Le Parc de Mansfield/XLVI

La bibliothèque libre.
Traduction par Henri Villemain.
J. G. Dentu (Tome III et IVp. 116-137).

CHAPITRE XLVI.

Comme Fanny ne doutait point que sa réponse ne fût une véritable contrariété pour miss Crawford, elle s’attendait, d’après la connaissance qu’elle avait de son caractère, à être pressée de nouveau d’aller à Mansfield ; et quoiqu’une semaine se fût écoulée sans qu’une seconde lettre arrivât, elle avait encore la même opinion, quand elle en reçut une nouvelle.

Il lui parut, avant de l’ouvrir, que cette lettre ne contenait que peu de lignes, et avait été écrite à la hâte. Peut-être miss Crawford lui écrivait-elle pour lui annoncer qu’elle arriverait le jour même à Portsmouth ; peut-être M. et miss Crawford, s’étant adressés à son oncle, avaient-ils obtenu la permission de la ramener à Mansfield. Fanny, occupée de cette idée, ouvrit la lettre, qui était ainsi conçue :

« Un bruit très-scandaleux et très-perfide vient d’arriver jusqu’à moi, et je vous écris, chère Fanny, pour vous prévenir de vous garder d’y ajouter la moindre foi, s’il se répandait dans le pays. Soyez certaine qu’il y a quelque erreur, et que sous quelques jours il sera manifeste que Henri n’est point blâmable, et n’est occupé d’aucune autre personne que de vous, malgré un moment d’étourderie. Ne dites pas un mot de cela ; ne soupçonnez rien, ne dites rien jusqu’à ce que je vous aie écrit de nouveau. Je suis sûre que tout s’éclaircira, et qu’il n’y aura rien de prouvé que la folie de M. Rushworth. S’ils sont partis, je parierais ma vie qu’ils ne sont allés qu’à Mansfield, et que Julia est avec eux. Pourquoi n’avez-vous pas voulu nous laisser aller vous chercher ? Je désire que vous ne vous en repentiez pas.

« Votre affectionnée, etc. »

Fanny resta stupéfaite. Comme aucun bruit n’était parvenu à ses oreilles, il lui était impossible de comprendre cette étrange lettre. Elle y voyait seulement qu’elle devait se rapporter à la famille Rushworth et à M. Crawford, et qu’il était arrivé quelque chose que miss Crawford avait jugé propre à causer de la jalousie à Fanny. Mais miss Crawford n’avait pas besoin de s’inquiéter à cause de cela ; et quant à M. Crawford, Fanny espérait qu’un tel évènement servirait à la convaincre qu’il était incapable d’être attaché sincèrement et constamment à aucune femme dans le monde, et qu’il cesserait de persister à lui demander sa main.

Elle avait cependant pensé qu’il lui était réellement attaché, et que son affection n’était pas un sentiment ordinaire. Il fallait qu’il y eût eu quelqu’attentions marquées de sa part pour sa cousine madame Rushworth ; il fallait qu’il y eût eu quelques fortes indiscrétions de commises, car miss Crawford ne se serait pas alarmée pour quelque chose de peu important. Son inquiétude redoublait à chaque instant. Il lui était impossible de bannir cette lettre de sa pensée, et elle ne pouvait confier à personne l’anxiété qu’elle éprouvait.

Le lendemain vint, et aucune nouvelle lettre ne parut. Elle ne put penser à autre chose de toute la matinée ; mais l’après-midi, lorsque son père revint avec le journal, comme à l’ordinaire, elle s’attendait si peu à recevoir quelque éclaircissement par cette voie, que, pour un moment, cet objet était sorti de sa pensée.

Son père lut son journal, pendant que madame Price se plaignait, comme à son ordinaire, de ce que la table sur laquelle on devait servir le thé, ne fût pas nettoyée. Fanny fut tout-à-coup tirée des réflexions dans lesquelles elle était plongée, par la voix de son père, qui, après avoir lu et relu un certain paragraphe, lui dit : « Fanny, comment se nomme votre cousine qui est à Londres ? »

Fanny répondit : « Rushworth, mon père. »

« Et ne demeure-t-elle pas dans la rue Wimpole ? »

« Oui, mon père. »

« Eh bien, le diable se mêle de leurs affaires : Tenez (en lui présentant le journal), vous avez-là de belles relations. Je ne sais pas ce que sir Thomas peut penser de pareilles choses : il est peut-être assez grand seigneur pour ne pas en aimer moins sa fille ; mais, par Dieu ! si elle m’appartenait, je lui tiendrais la corde si serrée, qu’elle ne serait pas loin de moi. On devrait condamner à la flétrissure l’homme et la femme qui figurent dans cette affaire, pour empêcher de semblables indignités. »

Fanny lut elle-même que « c’était avec un vif regret que le journaliste avait à annoncer au monde un fracas matrimonial dans la famille de M. R… de la rue Wimpole. Que la belle madame R… dont le nom était depuis peu de temps inscrit dans les fastes de l’hymen, et qui avait promis un si brillant modèle pour les femmes à la mode, avait quitté la maison de son mari avec le séduisant et bien connu M. C… l’intime ami de M. R… et que l’on ignorait où ils étaient allés. »

« C’est une erreur, mon père, dit Fanny aussitôt, il faut que ce soit une erreur : cela ne peut être vrai ; cela regarde quelqu’autre personne. »

Fanny parlait ainsi, comme excitée par le désir de retarder la honte de sa cousine ; elle parlait avec une résolution qui naissait d’une sorte de désespoir ; car elle ne pouvait croire qu’elle disait vrai. La vérité l’accablait de tout côté. M. Price prenait trop peu d’intérêt réel à l’évènement qu’il venait de lire, pour faire une longue réponse à Fanny. Il reconnut que tout cela pouvait être un mensonge, « quoique dans le temps actuel, tant de belles dames se donnaient à Satan, que l’on ne pouvait répondre de personne. »

« J’espère que cela n’est pas vrai, dit madame Price ; ce serait par trop choquant… Si je n’ai pas dit douze fois à Rebecca de nettoyer cette table !… » Fanny était frappée de stupéfaction, par la conviction qu’elle venait de recevoir du crime commis par M. Crawford. Plus elle y pensait, et plus elle en reconnaissait toutes les tristes conséquences. La soirée se passa sans qu’elle pût cesser un moment d’y songer : elle ne put fermer l’œil de la nuit. Elle passait d’un sentiment d’affliction à un sentiment d’horreur. Cet évènement lui paraissait si révoltant, qu’il y avait des momens où elle le croyait impossible. Une jeune femme mariée depuis six mois, un homme se déclarant épris d’une autre femme, et même presque engagé avec elle, les deux familles liées d’amitié, tout cela formait un tel mélange de fautes, qu’elle ne pouvait le concevoir, et cependant, cela était certain ; la lettre de miss Crawford en était la preuve irrécusable.

Quelles seraient les conséquences d’un tel évènement ? Que de vues changées ! miss Crawford elle-même, Edmond… Mais Fanny ne voulut pas arrêter sa pensée sur cette dernière circonstance, elle ne songea qu’au chagrin indubitable que les habitans de Mansfield allaient éprouver. Les sentimens d’honneur de sir Thomas, les principes d’Edmond, qui lui étaient bien connus, l’assuraient qu’ils auraient peine à supporter la vie après un pareil affront.

Deux jours se passèrent sans qu’aucune lettre vînt affaiblir ses appréhensions. Aucune nouvelle de miss Crawford pour contredire le triste évènement ; aucune nouvelle de Mansfield, quoique Fanny en attendît une lettre depuis long-temps. Le troisième jour enfin, elle en reçut une ; elle portait le timbre de Londres ; et était d’Edmond.

« Ma chère Fanny,

« Vous connaissez notre infortune actuelle. Que Dieu vous donne la force d’en supporter votre part. Nous avons été ici deux jours ; mais il n’y a eu rien à faire, on ne peut découvrir leurs traces. Vous ne connaissez pas encore le dernier coup… l’évasion de Julia. Elle est allée en Écosse avec Yates. Elle a quitté Londres peu d’heures avant que nous y arrivassions. Dans tout autre moment, ç’aurait été un évènement affreux : aujourd’hui, ce ne paraît être rien : cependant, c’est une forte augmentation de malheur. Mon père ne se laisse point accabler par ces tristes circonstances. Il peut encore penser et agir ; et je vous écris par son ordre, pour vous proposer de revenir à la maison. Il est impatient de vous y avoir à cause de ma mère. Je serai à Portsmouth le matin du lendemain du jour où vous recevrez cette lettre, et j’espère vous trouver prête à partir pour Mansfield. Mon père désire que vous invitiez Susanne à venir avec vous, pour y passer quelques mois. Arrangez cela ; dites ce qu’il faut ; je suis sûr que vous recevrez cette invitation comme une preuve de l’affection de mon père dans un pareil moment. Vous apprécierez son intention ; que je vous représente mal, peut-être ; vous pouvez deviner quelque chose de l’état de trouble où je suis. Le malheur est tombé sur nous en entier. Je serai près de vous de bonne heure.

« Votre affectionné, etc. »

Fanny n’avait jamais eu tant besoin de reprendre ses esprits. Demain ! quitter Portsmouth demain !… Elle sentait, malgré elle, qu’elle était exposée au danger d’être extrêmement heureuse, tandis qu’un si grand nombre de gens qu’elle aimait, étaient plongés dans l’affliction. Partir si tôt, être demandée si cordialement, et avec la permission de mener Susanne avec elle, tout cela formait une telle combinaison de choses heureuses, que, pour un moment, toute peine fut bannie de son cœur. L’évasion de Julia ne l’affectait que très-peu, comparativement. Elle était surprise, révoltée ; mais elle ne pouvait commander à l’agitation de son esprit. Elle était obligée de s’efforcer de se rappeler cet évènement pour y penser, tant elle était occupée des soins agréables et pressans auxquels il fallait qu’elle se livrât.

Il n’y a rien de tel pour secourir contre l’affliction, qu’une occupation active et indispensable. Fanny avait tant de choses à faire, que l’horrible aventure de madame Rushworth même, ne pouvait l’affecter comme auparavant. Elle n’avait pas le temps de s’affliger. Dans vingt-quatre heures, elle espérait être partie. Il fallait parler à son père, à sa mère, préparer Susanne, tenir tout prêt à l’heure indiquée. C’était affaire sur affaire. Le jour fut à peine assez long pour tout achever. Le bonheur qu’elle répandit dans sa famille, très-peu touchée de la triste nouvelle de l’évasion de Julia ; le joyeux consentement que son père et sa mère donnèrent au départ de Susanne, la satisfaction générale avec laquelle on regardait leur départ à toutes deux, et l’extase de Susanne, tout cela contribua à ranimer le courage de Fanny.

L’affliction de la famille Bertram était peu ressentie à Portsmouth ; madame Price parla pendant quelques minutes de sa pauvre sœur, et ne s’occupa plus ensuite que de trouver une malle pour y mettre les habillemens de Susanne, parce que Rebecca avait bouleversé tous les coffres qui étaient dans la maison, et en avait détruit la plus grande partie. Quant à Susanne, qui voyait le premier vœu de son cœur satisfait, et qui ne connaissait ni les personnes qui s’étaient rendues coupables, ni celles qui étaient dans l’affliction, elle dissimulait sa joie, et l’on ne pouvait rien demander de plus d’une vertu humaine de quatorze ans.

Les deux sœurs se trouvèrent prêtes le lendemain matin. À huit heures, Edmond était chez elles ; elles entendirent sa voix, et Fanny descendit pour le recevoir. L’idée de le voir, et la connaissance de ce qu’il devait souffrir, ramenèrent dans le cœur de Fanny tous ses premiers sentimens. Elle était prête de s’évanouir, lorsqu’elle entra dans le parloir. Il était seul, il s’avança vivement vers elle, et Fanny se sentit pressée sur son cœur, tandis qu’il prononçait d’une voix émue ces paroles : « Ma Fanny…, mon unique sœur…, ma seule consolation désormais. » Elle ne pouvait articuler un seul mot, et pendant quelques minutes, il fut obligé de garder le même silence.

Il fit un effort sur lui-même, et demanda à Fanny si elle était prête, si Susanne venait. Ces questions furent faites rapidement. Son grand objet était de partir aussitôt que possible. Lorsqu’il pensait à Mansfield, le temps était précieux, et la situation de son esprit ne lui faisait trouver de soulagement que dans le mouvement. Il fut arrêté que, dans une demi-heure, la voiture serait à la porte, Fanny ayant dit qu’elle serait prête dans cet espace de temps, ainsi que Susanne. Edmond refusa de prendre part à leur déjeûner, et sortit pour ordonner à la voiture de s’avancer à l’heure convenue.

Il fut exact. La voiture vint. Edmond passa quelques minutes avec la famille, et fut témoin de la manière tranquille avec laquelle les adieux se firent. Mais il ne voyait rien.

Le cœur de Fanny tressaillit de joie, lorsqu’elle passa les barrières de Portsmouth, et l’on peut bien deviner que celui de Susanne éprouvait la même allégresse.

Le voyage avait l’apparence de devoir être silencieux. Les profonds soupirs d’Edmond se faisaient souvent entendre à Fanny ; s’il eût été seul avec elle, il lui aurait ouvert son cœur, malgré ses résolutions. Mais la présence de Susanne le forçait à rester concentré dans lui-même.

Fanny veillait sur lui avec une tendre sollicitude. Quelquefois son œil rencontrait le sien, et elle en recevait un sourire affectueux qui lui donnait du courage ; mais la première journée se passa sans qu’elle entendît un mot de lui sur les sujets qui l’occupaient. Le matin du jour suivant produisit quelque petite explication. Un moment avant qu’ils quittassent Oxford, pendant que Susanne était à la fenêtre, Edmond, qui se trouvait avec Fanny dans l’appartement, fut frappé de l’altération de ses traits ; et comme il ignorait ce qu’elle avait eu à souffrir dans la maison de son père, il attribua cette altération aux derniers évènemens qui venaient d’avoir lieu, et il lui dit à voix basse, mais avec beaucoup d’expression : « Je ne suis point étonné que vous soyez sensible à cela : vous devez souffrir. Comment un homme qui avait aimé une fois, pouvait-il vous mériter ? Ô Fanny ! pensez à moi ! »

Le second jour, ils arrivèrent de bonne heure dans les environs de Mansfield, et à mesure qu’elles en approchaient, les deux sœurs devenaient plus émues. Fanny commençait à craindre son entrevue avec ses tantes et Thomas, après l’humiliation qu’ils venaient de recevoir ; et Susanne pensait avec anxiété que tout ce qu’elle avait appris récemment sur la politesse des manières, allait être mis en action.

Fanny, pendant la route, n’avait point été insensible au changement qui s’était opéré dans la nature depuis le mois de février ; mais quand elle arriva dans le parc, ses sensations acquirent encore plus de charmes. Elle avait été absente pendant trois mois, et l’hiver s’était changé en été. Ses yeux rencontraient partout la végétation la plus fraîche, ; et les arbres qui n’étaient pas encore revêtus de tout leur feuillage, étaient dans cet aspect délicieux, qui, en présentant beaucoup aux yeux, laisse encore davantage à faire à l’imagination. La jouissance que Fanny éprouvait était pour elle seule. Edmond ne pouvait la partager. Elle le regardait ; mais il était plus sombre que jamais ; ses yeux se fermaient, comme si l’aspect d’une nature riante les eût blessés.

Cela rendit Fanny triste de nouveau, et la connaissance des afflictions qui devaient être éprouvées à Mansfield, donna même un air mélancolique à la maison spacieuse, moderne, aérée et bien située qui s’offrait à ses regards.

Les voyageurs étaient attendus avec une impatience qui n’avait jamais été éprouvée auparavant. Fanny eut à peine passé la ligne des domestiques, dont la figure était grave et attristée, que lady Bertram, quittant le salon pour venir au-devant d’elle avec une marche qui, cette fois, n’avait aucune indolence, se jeta à son cou, en criant : « Chère Fanny ! maintenant je pourrai vivre ! »