Le Perroquet chinois/XII — Le Vieux Tramway

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Traduction par Louis Postif.
Ric et Rac (p. 171-181).

Chapitre douzième

LE VIEUX TRAMWAY.

Le soleil levant dardait impitoyablement ses rayons sur la végétation bizarre et rabougrie de cette étendue stérile. Bob Eden était debout de bon matin ; il commençait à en prendre l’habitude. Avant le déjeuner il avait devant lui une heure de réflexion et les sujets ne lui manquaient guère. Un par un se déroulaient dans son esprit les événements survenus depuis son arrivée au ranch. Le sort d’Evelyn Madden le préoccupait particulièrement. Où se trouvait cette fière jeune fille ?

Après le déjeuner, Bob se leva de table et alluma une cigarette. Madden, il le savait, attendait impatiemment qu’il parlât.

— Monsieur Madden, dit-il, je dois me rendre ce matin à Barstow pour une affaire importante. Excusez mon indiscrétion, mais si Ah Kim pouvait m’emmener en auto jusqu’à la gare pour le train de dix heures et quart…

Les yeux verts de Thorn lancèrent des regards curieux vers Eden, tandis que Madden répondait avec une approbation mal dissimulée.

— Mais certainement, avec plaisir. Ah Kim, vous conduirez M. Eden en ville dans une demi-heure. N’est-ce pas ?

— Toujouls tlavail, gémit Ah Kim. Lever avec soleil, tlavail jusqu’à soleil couché. Vous besoin chauffeul taxi, poulquoi pas dile moi ?

— Que dites-vous ? s’écria Madden.

— Bien, bien, Mossié, moi li conduile.

Une fois l’auto sur la route, Chan jeta un regard interrogateur à Bob Eden assis au fond de la voiture.

— Vous m’intriguez au plus haut point. Que signifie ce voyage d’affaires à Barstow ?

Eden éclata de rire.

— Ordre du grand chef ! déclara-t-il. Je vais à la rencontre d’Al Draycott… et du collier de perles.

La main libre de Chan se posa aussitôt sur le fardeau « indigeste » placé sur son estomac.

— Madden a encore changé d’idée ? demanda-t-il.

— Comme vous pouvez le constater.

Eden raconta au détective l’objet de la visite que lui avait faite le millionnaire la veille au soir.

— Qu’en pensez-vous ? demanda Chan.

— Ma foi, cela nous donne un jour de plus pour le bon vieux hou malimali. À part cela, c’est une nouvelle énigme à déchiffrer. À propos, je ne vous ai pas dit pourquoi la doctoresse Whitcomb est venue nous voir hier soir.

— Inutile. J’ai tout entendu ; je flânais derrière la porte.

— Ah ! Ainsi vous savez que c’est peut-être Shaky Phil Maydorf et non Thorn qui a tué Louie ?

— Maydorf… ou peut-être l’étranger qui conduisait la voiture et qui l’appela sur la route. J’avoue que cet inconnu excite passablement ma curiosité. Qui était-il ?

— Si vous me posez des questions, autant abandonner ce mystère et retourner chez nous.

Les toits d’Eldorado apparaissaient à leurs yeux, étincelants sous le soleil matinal.

— Allons saluer Holley avant l’heure du train. Il faut tout de même que je parte en voyage : on pourrait m’espionner. Holley a peut-être des nouvelles.

Le journaliste travaillait, assis à sa machine à écrire.

— Bonjour, vous êtes bien matinal ! Je rédigeais justement l’article nécrologique de ce pauvre vieux Louie. Quoi de neuf au ranch du Mystère ?

Bob Eden lui raconta la visite de la doctoresse, la dernière décision de Madden concernant les perles et son propre départ pour Barstow.

— Consolez-vous, dit Holley en souriant. Que pensez-vous de miss Evelyn ? Ah, mais ! vous la connaissiez déjà, ce me semble ?

— Miss Evelyn ? Que dites-vous là ?

— Elle est arrivée hier soir…

— Personne ne l’a vue au ranch.

— Comment ? Voilà qui est bizarre. Elle a débarqué du train de six heures quarante.

— Vous en êtes certain ?

— Absolument. Je l’ai vue. Hier soir, j’étais libre toute la soirée… cela m’arrive trois cent soixante-cinq jours par an… Je me dirigeais donc vers la gare à l’arrivée du train de six hier quarante. Thorn s’y trouvait également. Une grande et belle jeune fille descendait du train et j’entendis Thorn l’appeler « Miss Evelyn ». « Comment va papa ? demanda-t-elle. — Montez et je vous donnerai de ses nouvelles. Il n’a pu venir vous chercher ». La jeune personne monta en voiture et ils partirent. Je croyais qu’elle embellissait votre séjour au ranch.

— Étrange… remarqua Eden. Thorn est revenu au ranch peu après dix heures et tout seul. Charlie a découvert, grâce à sa perspicacité habituelle, que la voiture avait parcouru environ trente-neuf kilomètres.

« De plus, des morceaux d’argile rouge demeuraient collées à l’accélérateur, provenant certainement des chaussures de Thorn. Vous connaissez la région, monsieur Holley ; peut-être savez-vous où l’on trouve cette terre rouge ?

— Ma foi… il y a plusieurs endroits… Oh ! j’oubliais ! Eden, il est arrivé une lettre pour vous.

Il tendit à Bob une enveloppe dont la suscription était tracée d’une écriture à l’ancienne mode. Elle émanait de Mme Jordan. La pauvre femme suppliait le fils du joaillier de conclure rapidement la vente des perles. Eden lut la lettre à haute voix. Mme Jordan ne pouvait comprendre le délai puisque Madden, l’acheteur, se trouvait là. Le perte de cet argent lui causerait de graves ennuis.

En terminant cette lecture, Eden regarda Chan d’un air de reproche, puis déchira la lettre en menus morceaux qu’il jeta dans la corbeille à papiers.

— Quant à moi, dit-il, je suis prêt à remettre le collier. Je trouve que nous agissons très mal envers cette chère vieille femme. Après tout, ce qui se passe au ranch ne nous regarde pas. Notre devoir…

— Excusez… intervint Chan. Moi aussi j’ai le sens du devoir et la loyauté fleurit toujours dans mon cœur.

— Eh bien ! que devons-nous faire ?

— Observer et attendre.

— Il me semble que nous ne faisons pas autre chose. J’y songeai encore ce matin. Un événement énigmatique en suit un autre et rien ne se précise. Une telle situation peut durer éternellement. Je commence à en avoir par-dessus la tête.

— Patience ! Les Chinois, depuis des siècles, cultivent cette qualité admirable avec l’amour du jardinier soignant ses fleurs, tandis que les blancs font fi d’une si modeste vertu… Quelle est la meilleure méthode ?

— Écoutez, Charlie. Tout ce que nous avons découvert au ranch regarde seulement la police.

— Le capitaine Bliss… ce crétin aux pieds énormes ?

— Qu’importe la longueur de ses pieds ? Remettons les perles à Madden, empochons le reçu, faisons venir le shériff et racontons-lui toute l’histoire. À lui de trouver les criminels.

— S’il est aussi malin que le capitaine Bliss, nul doute qu’il ne résolve tous ces problèmes, observa Chan d’un ton ironique. Je ne partage pas du tout votre avis.

— Je songe en ce moment aux intérêts de Mme Jordan.

Chan lui donna une tape amicale sur l’épaule.

— Je n’en doute pas, jeune homme. M. Holley, n’est-ce pas qu’il faut écouter les conseils des anciens ?

— Eden, Charlie Chan a raison. Le shériff est un brave homme, mais il ne saurait à lui seul démêler tant de mystères. Attendez encore un peu.

— Attendre quoi ?

— Demain Madden se rend à Pasadena, remarqua Chan. Sans doute Thorn l’accompagnera. Nous tâcherons d’éloigner Gamble et nous poursuivrons nos recherches tranquillement. Jusqu’ici nous avons agi en hâte comme un homme qui court après le tramway. Demain, nous creuserons profondément.

— Creusez, si le cœur vous en dit. Pour moi, je n’y tiens nullement. J’avoue cependant que je serais curieux de connaître le fin mot de l’affaire. Charlie, vous êtes un vieil ami des Jordan et vous pouvez endosser la responsabilité de ce retard.

— J’ai le dos large. Pour l’instant le collier de perles des Phillimore repose en sûreté sur mon estomac. Humblement, je vous conseille de faire ce voyage sans but jusqu’à Barstow.

Sur le quai de la gare, Bob Eden aperçut Paula Wendell qui, selon toute apparence, prenait le même train que lui. Ravissante dans un élégant costume de cheval, elle vint vers lui, les yeux pétillants de gaieté.

— Bonjour, M. Eden. Où allez-vous ?

— À Barstow… pour affaires.

— Est-ce important ?

— Bien sûr : je ne gaspille pas ma haute intelligence pour des bagatelles.

Un coquet petit train s’avança dans la gare et ils prirent place dans un des deux wagons.

— Dommage que vous vous arrêtiez à Barstow ; je vais quelques stations plus loin. Je louerai un cheval pour faire une longue promenade dans le Défilé de la Solitude… qui eût semblé moins solitaire si vous m’aviez accompagnée.

— À quelle gare descendez-vous ?

— Non ?… Je croyais que…

— Ces jours-ci je ne fais que mentir. La nécessité de ma présence à Barstow est tout à fait discutable. Après aujourd’hui, le Défilé de la Solitude devra changer de nom.

— Voilà qui est gentil. Nous descendrons aux Sept Palmiers. Le vieux bonhomme qui doit me louer un cheval en trouvera bien un autre pour vous.

— Je ne suis pas précisément habillé pour faire de l’équitation. J’espère que le cheval ne s’en formalisera point.

La pauvre bête, dépourvue d’élégance, ne s’en inquiéta nullement, en effet. Ils quittèrent le petit lotissement des Sept Palmiers et s’éloignèrent en plein désert.

— Avant mon arrivée dans ce pays, j’ignorais que le monde fût si vaste, déclara Bob.

— Vous commencez à aimer le désert ?

— Il me semble que oui.

— Je vous envie de le contempler d’un œil libre et désintéressé. Pour moi, je n’y vois que des paysages où évoluent des cowboys et des caballeros d’Hollywood. Tragédies et exploits audacieux… fuites éperdues et enlèvements… de quels scénarios n’ont pas été témoins ces dunes de sables et ces défilés ?

— Cherchez-vous des sites cinématographiques aujourd’hui ?

— Comme toujours, soupira-t-elle. Je viens de recevoir un manuscrit dont le sujet est aussi nouveau que ces montagnes. Sans cesse le même thème : un rude cowboy et l’élégante fille d’un milliardaire de New-York… vous connaissez l’histoire ?

— Certainement. La jeune fille est dégoûtée de l’existence mondaine et des orgies de la haute société, n’est-ce pas ?

— Cela se conçoit. Toujours est-il qu’on ne nous épargne rien de la grande noce. Mais cette partie du film ne me concerne point. Ma tâche commence au moment où l’héroïne vient à la recherche d’un homme, d’un vrai. Dois-je dire qu’elle le rencontre ? Son cheval s’emballe et elle tombe dans un buisson. Le gardien de bestiaux arrive au moment propice. En dépit de leurs différences sociales, l’amour fleurit en eux dans l’immense solitude. Parfois je me console à la pensée que ma profession tend à disparaître.

— Comment cela ?

— Voilà quelques années, le chercheur de sites était un personnage important. Actuellement, presque tout le pays a été exploré, et chaque studio possède de volumineux albums pleins de photographies. De plus en plus on supprime notre emploi.

Paula Wendell arrêta son cheval.

— Un instant, s’il vous plaît. Je veux prendre quelques vues. Il me semble que je n’ai pas encore utilisé ce coin… voilà exactement ce que je cherche pour donner le frisson aux calicots et aux comptables de New-York.

Une fois remontée en selle, elle ajouta :

— Rien d’étonnant que ce paysage leur plaise ! Chacun se dit en regardant l’écran : « Si seulement je pouvais aller dans ce pays-là ?

— Oui, et s’ils y venaient, dès la première nuit ils mourraient d’ennui et réclameraient le chemin de fer souterrain et les journaux humoristiques du soir.

— Je le sais bien. Heureusement, nous ne les y rencontrerons jamais.

Tout en chevauchant, la jeune fille énuméra à Eden les noms des différentes plantes du désert, à l’aspect rébarbatif.

— Voici un cholla, annonça-t-elle, une variété de cactus ; on en compte dix-sept mille.

— Je vous crois sur parole, mais je vous dispense de les réciter, dit Eden, affolé devant cette érudition.

■■

Bientôt ils quittèrent le désert brûlant pour passer dans l’air frais des montagnes. Leurs chevaux suivaient des pistes à peine visibles. Sur les pentes croissaient des pruniers sauvages et au fond de la gorge, sous des palmiers, un petit ruisseau chantait.

La vie paraissait simple et agréable dans le Défilé de la Solitude et Bob Eden se sentait soudain une affinité étrange avec cette jeune fille aux yeux pétillants. Les villes surpeuplées n’existaient plus. Ils étaient seuls dans un monde neuf et pur.

Par un sentier rapide ils descendirent le flanc de la montagne et gagnèrent l’ombre des palmiers qui bordaient le cours d’eau minuscule. Ils mirent pied à terre pour savourer un lunch que Paula portait dans son havresac.

— Quel endroit reposant ! s’exclama Bob.

— Vous prétendiez que vous n’étiez jamais las ?

— Non… mais j’aime ce paysage. Peu importe le lieu où l’on se trouve quand on est en charmante société. Ayant formulé cette remarque très originale, je m’empresse d’ajouter que je n’ai pas faim du tout.

— Vous avez raison de dire que vous mentez ces jours-ci. Je comprends… vous croyez sans doute que je n’ai pas apporté suffisamment de provisions pour nous deux : détrompez-vous. Les sandwichs de l’Oasis sont destinés aux habitants des ranches et je n’en puis avaler plus d’un. Il y en a quatre… voyez comme je suis prévoyante. Nous partagerons le lait.

— Non ! C’est votre déjeuner… j’aurais dû songer à me procurer une collation à Sept Palmiers.

— Tenez, voici un sandwich au rôti de bœuf. Goûtez-le et vous bavarderez un peu moins.

— Hum !…

— Je vous le disais bien. Oh ! à l’Oasis on ne jeûne pas. Du lait ?

— Vraiment, je suis confus…

Mais il se laissa vite convaincre.

— Vous n’avez rien mangé, dit-il enfin à Paula.

— Oh ! que si ! plus que d’habitude. Je possède un appétit modéré.

— Wilbur n’aura qu’à s’en féliciter. Si bizarre que cela paraisse, j’éprouve une certaine jalousie envers ce Wilbur… il m’exaspère, si vous voulez savoir…

— Ne disiez-vous pas ?

— Oui, je sais : la jeunesse commet souvent des erreurs. Plus je vous vois, plus…

— On me l’a déjà dit. Remettons-nous au travail, sans quoi votre cheval va manger trop d’herbe de Bermude.

Durant le long après-midi, ils parcoururent les dunes de sable jaune balayées par un vent brûlant. Lorsqu’ils arrivèrent en vue du village des Sept Palmiers, le soleil descendait à l’horizon et teintait le ciel de rose et d’or.

— Si seulement je découvrais un coin original pour la scène d’amour finale, soupira la jeune fille.

— Une scène d’amour finale ?

— Oui, la scène d’amour entre le cowboy et la pauvre petite millionnaire. Ils se sont tellement promenés la main dans la main au coucher de soleil ; il me faut absolument quelque chose d’inédit.

Eden entendit le bruit métallique d’un sabot de cheval frappant de l’acier. Sa monture trébucha et il freina fortement.

— Que diable est-ce cela ? demanda-t-il.

— Oh !… c’est un des rails à demi-enfouis de l’ancienne voie ferrée… le souvenir d’un rêve. Voilà des années, on a essayé de bâtir une ville là-bas, sous ces peupliers, et une vingtaine de kilomètres de rails devaient rejoindre la grande ligne ferroviaire à cette métropole du désert… dont il ne reste plus debout qu’une maison en ruines. À l’époque, des foules se précipitaient vers ce lieu et en une après-midi mémorable on vendit six cents lots de terrain.

— Et le train ?

— Un fiasco ! Une locomotive et deux vieilles voitures de tramway furent amenées de San Francisco et roulèrent juste une fois sur ces rails. Une des voitures a été démolie et l’autre se trouve non loin d’ici.

Bientôt ils gravirent une colline et Bob s’écria :

— Ah ! par exemple ! si je m’attendais à celle-là !

Devant eux, à demi enfouie dans le sable, on distinguait la vieille voiture du tram, toute inclinée sur le flanc. La poussière jaunissait ses fenêtres, sur le devant, encore lisible, on lisait l’inscription : « Market Street ».

Un sentiment de tristesse serra le cœur de Bob Eden devant cette témoignage du triomphe de la nature sur les desseins orgueilleux de l’humanité. L’homme était venu pour conquérir le désert avec ses projets et ses machines ; maintenant une vieille roulotte demeurait seule comme un avertissement et une menace.

— Voici l’endroit choisi pour vos amoureux. Faites-les asseoir sur le marchepied du vieux tramway.

— Superbe, votre idée ! Après ceci, je vais engager un figurant.

Ils coururent vers la voiture et descendirent de cheval, puis la jeune fille se disposa à prendre la vue.

— Voulez-vous que je pose dans le tableau, simplement comme spécimen d’amoureux ?

— On ne m’en demande pas tant ! répondit-elle en riant.

On entendit le déclic de l’appareil. Au même instant les deux jeunes gens furent saisis d’étonnement : un vieillard venait de sortir de la voiture… un vieux tout courbé, à la barbe d’un noir de geai.

Les yeux d’Eden interrogèrent ceux de Paula.

— C’est le type que vous avez vu mercredi soir chez Madden ? interrogea-t-il tout bas.

— Oui, le vieux mineur.

L’homme à la barbe noire demeura fort surpris, debout sur la plateforme du tramway, au-dessous de l’inscription : « Market Street ».