Le Perroquet chinois/XIV — Le Troisième Homme

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Traduction par Louis Postif.
Ric et Rac (p. 192-202).

Chapitre quatorzième

LE TROISIÈME HOMME.

Le lendemain matin, au réveil, l’esprit de Bob Eden reprit le problème qui le préoccupait la veille au moment de s’endormir : Madden avait tué un homme. Bien que le millionnaire semblât toujours calme, hautain et plein d’une entière confiance en soi-même, pour une fois il avait perdu la tête. Oubliant l’effet possible d’un tel acte sur sa renommée et sa haute situation sociale, il avait, dans l’intention de tuer, pressé la détente du revolver que lui avait offert Bill Hart.

Qui avait-il tué ? On l’ignorait encore. Pour quel motif ? D’après son propre aveu, parce qu’il était effrayé. Madden, dont le seul nom semait la terreur chez beaucoup de gens et devant qui tremblaient les petits, Madden connaissait lui-même les affres de la peur. « Vous avez toujours eu peur de lui ! » avait dit Thorn.

Une porte secrète sur le passé du millionnaire venait sans doute de s’entr’ouvrir. Il fallait, tout d’abord, découvrir l’identité de l’homme qui, mercredi soir, avait trouvé la mort dans ce ranch isolé.

Chan, le visage réjoui, attendait Bob dans le patio.

— Le déjeuner est servi, annonça-t-il. Dépêchez-vous. Une longue journée de recherches s’offre à nous, sans que des regards indiscrets viennent entraver nos efforts.

— Vous voulez dire qu’il ne reste personne dans la maison. Et Gamble ?

Chan ouvrit la porte de la salle-à-manger et offrit une chaise à Bob Eden.

— Je vous en prie, Charlie. Aujourd’hui, Ah Kim n’existe plus. Ainsi, Gamble est parti ?

— Le petit professeur témoignait d’un vif désir de visiter Pasadena. Les autres l’accueillirent avec autant d’empressement qu’ils se seraient chargés de ses rats à longue queue.

— Madden ne désirait nullement sa compagnie, hein ?

— Je me suis levé avant l’aube pour préparer le déjeuner, suivant l’ordre reçu hier au soir. Madden et Thorn arrivent, se frottant les yeux. Soudain paraît Gamble, frais et dispos, proclamant la beauté du lever du soleil sur le désert.

« — Vous êtes matinal, observa Madden d’un ton hargneux.

« — J’ai décidé de vous accompagner dans votre petit tour à Pasadena, annonça l’autre.

« Madden rougit comme le sommet des montagnes au soleil couchant ; il me regarda et avala sa réponse. Quand lui et Thorn s’installèrent dans la limousine, Gamble monta à l’arrière. Si un regard pouvait foudroyer une personne. Gamble se fût à cet instant écroulé sur son siège. Mais lorsque la voiture s’ébranla et partit sur la route ensoleillée, j’admirai le sourire du professeur qui ne paraissait nullement se soucier du mauvais accueil de ses compagnons.

— Son départ nous soulage d’un grand poids. Je me demandais comment procéder à nos investigations sous l’œil inquisiteur de Gamble.

— En effet, acquiesça Chan. La place est libre et nous pouvons perquisitionner à notre aise. Comment trouvez-vous ce gruau d’avoine ? Une crème, si j’ose me permettre cette prétention.

— Charlie, le monde a perdu un grand chef, le jour où vous entrâtes dans la police. Qui diable arrive ici en automobile ?

Chan courut à la porte.

— Ne vous inquiétez point. C’est M. Holley.

— Me voici, debout au chant de l’alouette et prêt à l’ouvrage, annonça le journaliste. Si cela ne vous ennuie point, je désire prendre part à la grande chasse…

— Au contraire, vous nous voyez ravis de votre arrivée. La chance nous sourit depuis ce matin.

Il expliqua à Will Holley l’absence de Gamble.

— Cela ne m’étonne point. Gamble se rend à Pasadena pour ne pas perdre Madden de vue. Je commence à deviner ce qui se passe ici.

— Éclairez-nous de vos lumières, supplia Bob.

— Patience ! Je vous éblouirai au moment voulu. Autrefois, j’ai fait de nombreux reportages. Mes collègues me surnommaient : « Petits Yeux brillants ».

— Un bien joli nom observa Eden.

— Je mets à votre service mes petits yeux brillants, continua Holley. Tout d’abord, décidons de l’objet de nos recherches. Commençons par le commencement… Voilà la vraie méthode, n’est-ce pas, Chan ?

Le Chinois haussa les épaules.

— Oui, dans les romans… Dans la vie réelle, il en va rarement ainsi…

Holley sourit.

— Vous avez raison. Rabattez mon jeune enthousiasme. Toutefois, permettez-moi de rappelez les grandes lignes de l’affaire : la vente du collier de perles, les agissements de Shaky Phil à San Francisco, le meurtre de Louie, la disparition de la fille du millionnaire… tous ces événements s’expliqueront d’eux-mêmes lorsque nous aurons trouvé la solution de l’énigme principale. Aujourd’hui, occupons-nous des révélations du vieux mineur…

— …qui peut avoir menti ou s’être trompé, observa Eden.

— J’admets que son histoire parait invraisemblable. Si nous n’avions pas de preuves à l’appui, je n’y prêterais aucune attention. Mais n’oublions pas les cris de Tony, son empoisonnement, le revolver de Bill Hart aux deux chambres vides et, enfin, le trou laissé dans le mur par une des balles. Que vous faut-il de plus ?

— Pour moi, cela suffit amplement, déclara Eden.

— Il n’en faut point douter, un homme a été assassiné ici mercredi soir. Nous soupçonnions Thorn au premier abord, maintenant nous accusons Madden. Madden a attiré quelqu’un dans la chambre de son secrétaire ou l’a poursuivi jusque-là, puis l’a tué. Pourquoi ? Parce qu’il en avait peur. Qui était ce troisième personnage ?

— Un troisième personnage ? répéta Eden.

— Parfaitement. Une autre personne se trouvait au ranch en même temps que Madden et Thorn. Cet homme, voyant sa vie en danger, a appelé au secours et un instant plus tard, s’est écroulé sur le parquet derrière le lit. De dehors, le mineur ne vit que ses souliers. Qui était-il ? D’où venait-il ? Pourquoi Madden le craignait-il ? Voilà les questions auxquelles nous devons répondre. Ai-je raison, sergent Chan ?

— Indubitablement. Et comment trouver les réponses ? En cherchant. Je suggère humblement que nous nous mettions à l’œuvre.

— Fouillons chaque coin et recoin de ce ranch, approuva Holley. Commençons par le bureau de Madden ; une simple lettre égarée peut nous fournir un renseignement précieux. Naturellement le bureau est fermé à clef. Je l’avais prévu et j’ai apporté un trousseau de vieilles clefs empruntées à un serrurier d’Eldorado.

— Vous êtes un as, remarqua Chan.

— Merci du compliment

Holley se dirigea vers le bureau du millionnaire et essaya plusieurs clefs. Au bout de quelques minutes, il trouva la bonne et tous les tiroirs s’ouvrirent.

— Voilà du beau travail, mais je crains bien que nous ne découvrions pas grand’chose ici.

Il retira les papiers du premier tiroir de gauche et les posa sur le sous-main.

Bob Eden alluma une cigarette et s’éloigna de quelques pas. L’idée de fourrer le nez dans la correspondance de Madden lui répugnait.

Les représentants de la police et de la presse éprouvaient moins de scrupules. Pendant plus d’une demi-heure, le journaliste et Chan examinèrent le contenu des tiroirs. Leurs recherches ne donnèrent pas le moindre résultat. Dépités, ils refermèrent le bureau.

— Pas de chance, fit Holley. Continuons.

— Si vous le permettez, nous pourrions diviser le travail. À vous, messieurs, l’intérieur de la maison. Quant à moi, je préfère le grand air, dit Chan en s’éclipsant.

Eden et Holley fouillèrent les pièces l’une après l’autre. Dans la chambre à coucher occupée par le secrétaire, ils virent au mur le trou de la balle dissimulé derrière un tableau. L’inspection de l’armoire leur apprit que le revolver de Bill Hart ne s’y trouvait plus. Ce fut leur seule découverte intéressante.

— Nous faisons fausse route, observa Holley, dont le superbe enthousiasme s’émoussait. Ce retors n’a laissé aucune trace de son crime. Pourtant, quelque part…

Ils regagnèrent la salle commune. Chan couvert de sueur et essoufflé, entra soudain et se laissa choir sur un fauteuil.

— Quoi de nouveau, Charlie ? interrogea Eden.

— Rien. D’amères déceptions me brisent le cœur. Je ne suis point joueur, mais j’aurais parié gros que le cadavre se trouvait enterré dans le ranch. Madden, son crime accompli, dit à son secrétaire : « N’en parlons plus. Il m’effrayait, je l’ai tué. Réfléchissez maintenant au meilleur parti à prendre. » Je m’attendais à ce que la première idée fût d’enterrer le corps. Que fait-on d’un cadavre ?… J’ai donc examiné avec espoir chaque pouce de terrain… en vain ! Si le cadavre a été enterré, ce n’est pas ici. Je devine à vos mines atterrées que vous n’avez pas remporté un plus gros succès que moi.

— Nous n’avons, en effet, rien découvert, soupira Holley.

Tous trois demeuraient silencieux.

— Ne perdons pas si tôt courage, dit enfin Bob Eden.

Il se renversa dans son fauteuil et envoya un anneau de fumée vers le plafond lambrissé.

— Ne vous est-il pas venu à l’esprit qu’il doit y avoir là-haut une sorte de grenier ?

Chan fut debout en un clin d’œil.

— Bonne idée ! s’exclama-t-il. Une soupente… Mais comment y accéder ?

Pendant un long moment il examina le plafond, puis il se précipita vers un grand placard situé au fond de la pièce.

Les deux jeunes gens coururent vers le sombre placard que venait d’ouvrir Chan et levant la tête, discernèrent une trappe dans le plafond.

Bob Eden fut choisi pour grimper à l’échelle que Chan alla chercher dans la grange. Le dos courbé, pour éviter les toiles d’araignée qui lui caressaient le visage. Eden cherchait à s’accoutumer à la faible clarté de la soupente. Holley et le détective attendaient au pied de l’échelle.

— Je ne distingue rien… Oh ! si… attendez une minute.

Ils l’entendirent marcher et des nuages de poussière descendirent sur leurs têtes. Bientôt Bob Eden émergeait au haut de la trappe et descendait quelques marches portant un objet volumineux : un vieux sac de voyage.

— On dirait qu’il y a quelque chose là-dedans, annonça Eden.

Les deux autres empoignèrent avidement le sac et le posèrent sur le bureau de la salle ensoleillée.

Bob Eden les rejoignit.

— Ma parole ! Il n’y a pas beaucoup de poussière dessus. Il ne doit pas être là-haut depuis longtemps. Holley, vos clefs vont nous être utiles.

Très facilement le journaliste fit fonctionner la serrure. Les têtes des trois hommes se rapprochèrent.

Chan tira du sac une trousse de toilette bon marché, contenant les articles habituels : un peigne, une brosse, un rasoir, du savon, de la poudre dentifrice, puis, quelques chemises, des chaussettes, des mouchoirs. Il examina la marque du blanchisseur.

— D. Trente-quatre, annonça-t-il.

— Cela ne me dit rien, observa Eden.

Le Chinois soulevait du fond du sac un costume marron.

— Fait sur mesures, par un tailleur de New-York, dit-il après avoir examiné la poche intérieure du veston. Toutefois, le nom du tailleur s’est effacé par l’usage.

Il tira des poches de côté une boîte d’allumettes et un demi-paquet de cigarettes ordinaires.

Son attention se tourna ensuite sur le gilet. Cette fois la chance le favorisa d’un de ses sourires de la poche inférieure de droite il retira une vieille montre retenue par une lourde chaîne. Les aiguilles étaient arrêtées, la montre n’ayant pas été remontée évidemment depuis plusieurs jours. Vivement il ouvrit le dos du boîtier et laissa échapper un petit grognement de satisfaction, puis tendit la montre à Eden.

Celui-ci lut d’une voix triomphante :

— Offert à Jerry Delaney, par son ami, l’honnête Jack Mac Guire, le vingt-six août 1913.

— Jerry Delaney ! s’exclama Holley. Nous progressons : le troisième personnage s’appelait Jerry Delaney.

— Reste à le prouver. En tout cas, nous sommes sur la piste, déclara Chan.

Il montra à ses deux compagnons un morceau de papier de couleur tout sale… un billet de location d’une place dans un pullman.

— Compartiment B, voiture 198. Chicago à Barstow. Valable pour le huit janvier de l’année en cours.

Bob Eden consulta un calendrier de poche.

— Merveilleux ! Jerry Delaney quitta Chicago le 8 janvier, il y a eu une semaine dimanche soir, ce qui l’amena à Barstow le mercredi matin, soit le onze février, jour même où il fut tué. Ah ! Nous sommes des détectives fameux !

Chan fouillait toujours le gilet. Il en tira quelques clefs réunies par un anneau et une vieille coupure de journal, qu’il tendit à Bob Eden.

— Voulez-vous la lire ?

Le jeune homme lut à haute voix :

« Les amateurs de théâtre de Los Angeles apprendront avec plaisir que miss Norma Fitzgerald jouera dans : Une Nuit de Juin, au théâtre Mason, lundi soir. Elle tiendra le rôle de Marcia qui demande une riche voix de soprano. Son armée d’admirateurs sait d’avance de quelle façon magistrale elle s’en acquittera. Miss Fitzgerald est au théâtre depuis vingt ans elle a débuté tout enfant et a joué dans des pièces telles que La Cure d’amour. » Eden fit une pause. « Il y en a toute une longue liste, je passe. Des matinées de Une nuit de Juin seront données les mercredis et samedis à des prix spéciaux.

Eden posa le bout de journal sur la table.

— Voilà du nouveau sur Jerry Delaney. Il s’intéresse à une chanteuse… comme beaucoup d’autres. Notons cependant ce fait.

— Pauvre Jerry, soupira Holley, regardant le pitoyable étalage des objets de Delaney. Il ne se servira plus de brosse à dents ni de rasoir, ni de sa montre en or dans le monde où il est parti. (Il prit la montre et l’observa pensivement). L’honnête Jack Mac Guire… Il me semble avoir déjà entendu ce nom.

Chan retourna les poches du pantalon l’une après l’autre, mais n’y découvrit rien.

— L’examen est terminé, annonça-t-il. Je suggère en toute modestie que nous remettions toutes ces choses dans l’état où nous les avons trouvées. Nous avons fait des progrès étonnants.

— Je vous crois ! s’écria Eden avec enthousiasme. Nous avançons plus vite que je n’aurais osé l’espérer. Hier soir nous savions simplement que Madden avait tué un homme, aujourd’hui nous connaissons le nom de cet homme. Cela ne peut faire l’objet d’aucun doute.

— En effet, dit Holley, un homme ne se sépare pas d’objets aussi personnels qu’une brosse à dents et un rasoir, à moins de n’en avoir plus besoin. S’il a fini de s’en servir, c’est qu’il a cessé de vivre, le malheureux !

— Avant de refermer ce sac, récapitulons, si vous le voulez bien, le bilan de nos découvertes, proposa Eden. Nous savons que l’individu qui effrayait Madden se nommait Jerry Delaney. Ce Delaney ne devait pas être très fortuné, en dépit de ses vêtements faits par un tailleur… un tailleur modeste, à en juger par l’adresse. Il fumait des cigarettes ordinaires. L’honnête Mac Guire, quel qu’il fût était de ses amis et l’estimait au point de lui offrir une montre en or. Delaney s’intéressait à une actrice nommée Norma Fitzgerald. Il y a une semaine dimanche dernier, il quitta Chicago à huit heures du soir pour Barstow, dans le compartiment B. de la voiture 198. Voilà, ce me semble, tout ce que nous savons de Jerry Delaney.

Charlie Chan sourit.

— Parfait. Voilà une longue énumération riche de promesses. Mais vous oubliez une chose.

— Quoi donc ?

— Un fait très simple. Prenez le gilet de Delaney et examinez-le de près.

Eden regarda le gilet sur toutes les coutures. L’air intrigué il hocha la tête et passa le gilet à Holley, qui ne fut guère plus heureux.

— Rien ? demanda Chan, d’un ton ironique. Vous n’êtes pas aussi bons détectives que je le pensais. Tenez… mettez votre main dans cette poche.

Bob Eden fourra ses doigts dans la poche indiquée par Chan.

— Elle est doublée de chamois. C’est la poche de la montre.

— En effet et… placée à gauche habituellement, n’est-ce pas ?

Eden le regarda d’un air hébété.

— Oh ! je vois où vous voulez en venir. La poche de montre de ce gilet se trouve placée à droite.

— Oui. Pourquoi ? Certaines personnes, une fois leur veston boutonné, ne peuvent atteindre aisément leur montre lorsqu’elle est placée à gauche. Elles recommandent à leur tailleur de faire la poche de montre à droite. Chan replia les vêtements pour les remettre dans le sac. Voilà un détail qui peut nous aider à reconstituer les actes de Jerry Delaney le jour où il vint au ranch : cet homme était gaucher.

— Bonté du ciel ! s’écria soudain Holley qui, de nouveau, examinait la montre.

Les deux autres se tournèrent vers lui.

— L’honnête Mac Guire… J’y suis à présent.

— Vous connaissez ce Mac Guire ? demanda Chan.

— Je l’ai rencontré, il y a longtemps. L’autre soir en conduisant Bob Eden pour la première fois, il me demanda si je n’avais déjà vu Madden. Je lui répondis que si. Il y a de cela douze ans, dans une maison de jeux de la Quarante-quatrième Rue, je vis Madden en grande tenue, pariant des sommes folles… Madden s’en souvint lui-même lorsque je lui en parlai.

— Et votre Mac Guire ? interrogea vivement Chan.

— Je me rappelle que le type qui tenait cette maison de jeux se nommait Jack Mac Guire. Il avait le culot de se faire appeler « L’honnête Jack ». Plus tard, on découvrit que sa boîte n’était qu’un infâme tripot. Ce Jack Mac Guire offrit à Jerry Delaney une montre comme témoignage de leur amitié. Messieurs, cela paraît intéressant. La maison de jeux de Mac Guire dans la Quarante-quatrième Rue reparaît dans la vie de P. J. Madden. !