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Le Perroquet chinois/XX — La Mine du Jupon

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Postif.
Ric et Rac (p. 251-257).

Chapitre vingtième

LA MINE DU JUPON.

Ah Kim, chargé d’un lourd plateau, quitta la salle. Madden, les yeux clos, se rejeta confortablement en arrière dans son fauteuil et lança au plafond de grands anneaux de fumée bleue. Le professeur et Thorn se replongèrent dans leur lecture. Scène touchante de paix domestique !

Bob Eden, lui, ne partageait point cette sérénité. Son cœur battait à coups accélérés et son esprit s’agitait. Tout doucement il se leva et sortit. Dans la cuisine. Ah Kim, penché sur l’évier, lavait la vaisselle. Devant l’impassibilité de ce fils du Ciel, personne n’eût soupçonné que ce n’était là son occupation habituelle.

— Charlie, dit tout bas Eden.

Chan s’essuya vivement les mains et vint à la porte.

— Excusez-moi, mais n’entrez pas, je vous prie.

Il conduisit le jeune homme dans un coin obscur derrière la grange et demanda à voix basse :

— Que se passe-t-il ?

— Vous le savez aussi bien que moi, Charlie. Nous nous sommes fourvoyés sur toute la ligne : Jerry Delaney est sain et sauf.

— En effet, acquiesça Chan, cette nouvelle est très intéressante.

Le calme du Chinois bouleversait Bob Eden.

— Ne comprenez-vous pas ? Toutes nos hypothèses s’écroulent !

— C’est le sort ordinaire des hypothèses. Ne m’en veuillez point si cela ne m’émeut guère.

— Qu’allons-nous faire à présent ?

— Remettre le collier. Vous l’avez promis ; vous devez tenir votre parole.

— Et dire adieu au ranch sans savoir ce qui s’y passe ? Mais c’est impossible, Chan !

— Ce qui doit arriver arrivera, selon les paroles du très sage Kong-Fou-Tse…

— Après tout, peut-être ne s’est-il produit rien d’anormal chez Madden et dès le début, nous suivons une fausse piste…

■■

Une petite voiture, arrivant à toute vitesse sur la route, s’arrêta devant le ranch avec un grincement furieux des freins. Le détective et Bob Eden se précipitèrent à la rencontre du nouvel arrivant qui, sans prendre le temps d’ouvrir la porte. sauta par-dessus la barrière. La lune, basse à l’horizon, éclairait faiblement la scène.

— Tiens ! Holley ! fit Eden.

Holley se retourna brusquement.

— Grand Dieu ! vous m’avez effrayé, mais je vous cherchais justement, dit-il, l’air troublé.

— Qu’y a-t-il ? demanda Eden.

— Je ne sais. Je suis inquiet au sujet de Paula Wendell. N’avez-vous pas eu de ses nouvelles ? Vous ne l’avez pas vue ?

— Non.

— Elle n’est pas encore revenue de la Mine du Jupon. Ces ruines ne sont pas très éloignées et Paula est partie sitôt après déjeuner. Elle devrait être de retour depuis longtemps. Elle m’avait promis de dîner avec moi et ensuite nous projetions d’aller au cinéma. Le film qu’on donne ce soir l’intéressait particulièrement.

Eden s’avança sur la route.

— Pressons-nous ! Pour l’amour de Dieu, ne perdons pas une minute !

Chan s’approcha du jeune homme ; quelque chose brillait dans sa main.

— Mon revolver, expliqua-t-il. Je l’ai tiré de ma valise ce matin. Prenez-le.

— Non, gardez-le plutôt, Charlie. Vous pourriez en avoir besoin. Partons, Holley.

— Et les perles ? murmura Chan.

— Je serai de retour pour huit heures. Ceci est plus important.

Tandis que Bob montait dans l’auto à côté de Holley, il aperçut Madden sur le seuil de la maison.

— Hé là ? appela le millionnaire.

— Je suis pressé ; à tout à l’heure !

Le journaliste recula sa voiture et, avec une rapidité étonnante, il lui fit faire demi-tour. Ils filèrent sur la route.

— Que peut-il être arrivé à Paula ? demanda Eden.

— Comment le saurais-je ? L’endroit est dangereux : de tous côtés s’ouvrent des puits béants sous les broussailles… des puits profonds de plusieurs centaines de mètres.

— Plus vite ! supplia Eden.

— Dites donc, Madden semblait intrigué par votre départ. Lui avez-vous enfin remis les perles ?

— Non. Nous avons appris du nouveau à la T. S. F.

Il raconta la communication faite par Norma Fitzgerald et continua.

— Quant à moi, je crains que nous ne nous soyons fourvoyés dès le premier jour. Pour l’instant, occupons-nous de Paula Wendell.

Une autre automobile venait vers eux à une vitesse folle. Holley se rangea de côté et les deux voitures se frôlèrent.

— Qui est-ce ? demanda Bob.

— Un taxi de la gare. J’ai reconnu le chauffeur. Il y avait quelqu’un au fond de la voiture.

— Sans doute un visiteur se rendant au ranch de Madden ?

Quittant la grand’route, Holley dirigea son auto sur le chemin dangereux et à moitié effacé qui menait à la mine abandonnée.

— Ici, je suis obligé de ralentir, remarqua-t-il.

— Filez, je vous en supplie ! Vous ne pourriez abîmer le vieil Horace Greeley.

L’auto reprit de la vitesse et à ce moment, la roue gauche avant heurta une grosse pierre ; les têtes des deux hommes faillirent défoncer le toit de la voiture.

— C’est inadmissible, Holley !

— Qu’est-ce qui est inadmissible ?

— Qu’une charmante jeune fille comme Paula Wendell s’aventure seule dans cette contrée inhabitée. Elle devrait se marier et lâcher ce métier.

— Rien à faire ! Pour elle le mariage est le dernier refuge des esprits faibles. Après une existence aussi libre que la sienne, elle ne tient nullement à s’enfermer dans une cuisine, m’a-t-elle avoué.

— Alors, pourquoi s’est-elle fiancée ?

— Fiancée ? Avec qui ?

— Avec Wilbur ou peu importe son nom… L’homme qui lui a donné la bague.

Holley éclata de rire, puis demeura un instant silencieux.

— Peut-être m’en voudra-t-elle, quoi qu’il en soit, il serait cruel, ce me semble, de vous cacher plus longtemps la vérité. Cette émeraude lui vient de sa mère ; elle l’a fait monter sur un bijou moderne et le porte comme sauvegarde.

— Comme sauvegarde ?

— Oui. Afin que tous les jeunes freluquets qu’elle rencontre ne l’importunent pas en lui parlant de mariage.

— Oh ! fit Bob.

Après une longue pause, il demanda :

— Alors, elle me classe dans cette catégorie ?

— Quelle catégorie ?

— Parmi les jeunes freluquets.

— Mais non ! Au contraire, elle me racontait que vous partagiez entièrement sa manière de voir au sujet du mariage et qu’elle se réjouissait d’avoir fait la connaissance d’un homme aussi sensé que vous. Où voulez-vous en venir, Eden ?

— Je me demande si, à mon âge, on peut encore refaire sa vie. Jusqu’ici je me suis conduit comme un sot. En rentrant à San Francisco je vais donner à mon père la grande joie de son existence. Je prendrai sa succession dans les affaires, comme il le désire tant, et me mettre résolument à l’ouvrage. Sommes-nous encore loin ?

— Nous y arrivons. Encore cinq kilomètres.

— Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé !

La voiture approchait des basses collines de terre rouge éclairées par les rayons de la lune qui montait lentement dans le ciel. La route suivait une étroite gorge. Bientôt, elle s’effaça à demi, mais Horace Greeley la devinait d’instinct.

— Avez-vous une lampe électrique ? demanda Eden. Passez-la moi : j’ai une idée.

Il descendit et examina la route devant la voiture. Il annonça :

— Paula a passé ici : voici l’empreinte des pneus de sa voiture. Je les reconnais pour lui en avoir changé un. Elle est encore à la mine, car son automobile n’a passé qu’une fois sur ce chemin.

Il remonta à côté de Holley. Ils continuèrent le trajet au bord d’un précipice. À un tournant, Bob découvrit, nichée entre les montagnes, la ville-fantôme de la Mine du Jupon.

Sous la clarté de la lune gisaient les vestiges d’une cité : ici, une cheminée, là, un pan de mur ; les rues séparaient des rangées de maisons en ruines à moitié réduites en poussière. Autrefois, en cet endroit, on avait trouvé une mine d’argent et la foule s’y précipita. Les nouveaux arrivants bâtirent leurs demeures où la veine semblait le plus riche. L’argent ayant baissé de prix, les prospecteurs s’en allèrent, laissant la Mine du Jupon aux prises avec le pire des destructeurs : la désagrégation patiente et silencieuse des années d’abandon.

Ils parcoururent la rue principale ; l’auto faisait des embardées pour éviter des trous béants qui semblaient avoir été produits par des éclats d’obus. L’herbe envahissait les trottoirs. Deux constructions demeuraient encore debout et l’une d’elles se lézardait.

— C’est gai par ici ! observa Eden.

— Cette bâtisse sur le point de s’écrouler est l’hôtel, de l’Étoile d’Argent. Quant à l’autre, construite en pierre, elle ne dégringolera pas aussi vite : c’est l’ancienne prison.

— La prison ? répéta Eden.

— Il me semble que j’aperçois une lumière dans l’hôtel.

— En effet. Écoutez, Holley. Désarmés, nous serons certainement battus. Je vais me cacher dans le fond de la voiture et je me montrerai au bon moment. La surprise peut produire son effet sur notre adversaire.

Holley approuva cette excellente idée, Bob grimpa à l’arrière et se dissimula. Ils s’arrêtèrent à la porte de l’Hôtel d’Argent. Un homme sortit se dirigea vers l’automobile.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il.

Bob et Holley reconnurent avec étonnement la voie aiguë de Shaky Phil Maydorf.

— Salut ! fit Holley. Je croyais que la Mine du Jupon était complètement déserte.

— La Compagnie songe à rouvrir la mine bientôt et je suis ici pour procéder à certains essais.

— Avez-vous découvert quelque chose ?

— La veine d’argent s’épuise, mais on trouve du cuivre dans ces montagnes là-bas à gauche. Vous vous êtes aventurés loin de la grand’route.

— Je le sais. Pour l’instant, je cherche une jeune fille venue ici ce matin. Peut-être l’avez-vous vue ?

— Depuis une semaine, personne n’est venu ici, sauf moi.

— Vous devez sûrement vous tromper. Si cela ne vous dérange pas, je vais moi-même jeter un coup d’œil dans les alentours.

— Et si cela me dérange ? grogna Maydorf.

— Hein ?

— Je suis seul ici et ne tiens nullement à courir de risques. Faites demi-tour !

— Une seconde ! fit Holley. Ramassez ce revolver. Je viens ici en ami…

— Eh bien ! tournez votre bagnole et partez en ami. Je vous assure qu’il n’y a personne ici, à part moi.

Il se trouvait tout près de l’automobile. À cet instant quelqu’un bondit du fond de la voiture et tomba sur lui. Un coup de feu partit, mais frappa la route, car Bob Eden abaissa sur le sol la main qui tenait le revolver.

Une lutte acharnée s’engagea entre les deux hommes. Shaky Phil Maydorf n’était plus jeune, mais il se défendait avec énergie. Cependant, avant que Holley fût descendu de voiture. Bob Eden triomphait et s’emparait de l’arme du bandit.

— Levez-vous et montrez-nous le chemin, commanda le jeune homme. Donnez-moi vos clefs. Il y a une serrure toute neuve sur la porte de la prison et je meurs d’envie de voir ce qu’il y a à l’intérieur.

Shaky Phil se leva et jeta autour de lui un regard désespéré.

— Et vite ! s’écria Eden. Je désirais beaucoup vous revoir et, ma foi, je ne me sens point porté à l’indulgence. J’ai sur le cœur ces quarante-sept dollars… sans parler des ennuis que vous m’avez causés le soir de l’arrivée du Président Pierce à San Francisco.

— Cette prison est vide : je n’en possède point la clef.

— Fouillez-le, Holley.

Holley ne tarda pas à découvrir un trousseau de clefs dans une des poches de Maydorf. Il les tendit à Bob qui lui remit le revolver :

— Je vous confie la garde de Shaky Phil. S’il essaie de fuir, abattez-le comme un chien.

Il prit la lampe électrique et ouvrit la porte de la prison. Il entra dans une pièce qui autrefois servait de bureau. Les rayons de la lune éclairaient un mobilier poussiéreux, une table, une chaise, un vieux coffre-fort et une étagère où s’alignaient quelques vieux bouquins. Sur la table un journal était étalé… À la lumière de la lampe de poche, il lut la date de ce journal vieux d’une semaine.

Au fond de la pièce se trouvaient deux lourdes portes aux serrures neuves. Après quelques tâtonnements, il ouvrit la porte de gauche. Dans une petite chambre semblable à une cellule, aux fenêtres hautes et garnies de barreaux, le flot de lumière tomba sur une ravissante jeune fille. Il reconnut Evelyn Madden et n’en paru point surpris. Elle se précipita vers son sauveur.

— Bob Eden ! s’écria-t-elle.

Toute sa fierté dédaigneuse avait disparu ; elle éclatait en sanglots.

— Voyons, calmez-vous. Vous êtes libre à présent.

Une autre jeune personne, radieuse et souriante, se présenta immédiatement devant Bob.

— Vous voilà enfin ! s’exclama Paula Wendell. Ah ! je savais bien que vous ne tarderiez pas !

— Merci pour la confiance que vous me témoignez, répondit l’interpellé. Je vous préviens : il vous arrivera malheur de courir seule sur les routes désertes. Que s’est-il donc passé ?

— Pas grand’chose. Je suis venue ici voir les paysages d’un nouveau film et ce monsieur prétendait m’en empêcher. Après une courte discussion, il m’a enfermée ici et m’a dit que j’y passerais la nuit. Il a été inflexible, mais s’est montré poli.

— Heureusement pour lui, observa Eden.

Il prit le bras d’Evelyn Madden.

— Venez lui dit-il d’une voix douce. Nous n’avons plus rien à faire ici.

Il se tut. Quelqu’un frappait à la seconde porte.

Étonné, le jeune homme regarda Paula Wendell.

— Ouvrez ! fit-elle…

Bientôt la porte s’ouvrit toute grande et Bob Eden scruta l’obscurité de la seconde cellule.

Il poussa un cri et recula dans le bureau.

— La cité-fantôme ! On ne pouvait lui trouver un nom mieux approprié !