Le Pot d’or/Chapitre 1

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Traduction par Émile de La Bédollière.
Georges Barba (p. 13d-14d).

PREMIÈRE VEILLÉE

Les malheurs arrivés à l’étudiant Anselme. — Du canastre de santé du recteur Paulmann, et les couleuvres vert d’or.

Au jour de l’Ascension, à deux heures après midi, un jeune homme à Dresde passait en courant la porte Noire, et vint donner juste contre une corbeille remplie de pommes et de gâteaux qu’une vieille femme laide offrait à bas prix, de sorte que tout ce qui était heureusement échappé à la meurtrissure de la secousse, fut lancé au dehors du panier à la grande joie des polissons de la rue qui se partagèrent le butin que le hâtif jeune homme leur avait distribué. Au cri de détresse que jeta la vieille, les commères laissèrent là leurs gâteaux et leur table à eau-de-vie, entourèrent le jeune étudiant et l’assaillirent de leurs injures avec leur impétuosité populaire, de telle façon que muet de honte et de dépit, il présenta une petite bourse très médiocrement remplie d’argent, que la vieille saisit avidement et mit vitement dans sa poche. Alors le cercle s’entr’ouvrit, mais tandis que le jeune homme en sortit comme un trait la vieille cria après lui :

— Oui, va, cours, fils de Satan ! bientôt tu tomberas dans le cristal, dans le cristal !

La voix aigre de la vieille avait en coassant quelque chose d’effroyable, tellement que les promeneurs s’arrêtèrent comme froissés, et que le rire, qui d’abord avait circulé, se tut tout d’un coup.

L’étudiant Anselme, c’était le jeune homme, se sentit comme saisi d’effroi, bien qu’il ne comprît pas absolument le sens des mots de la vieille femme, et il en augmenta la rapidité de sa fuite pour éviter les regards curieux dirigés sur lui ; seulement, en fendant la foule des gens bien mis, il entendait murmurer partout :

— Pauvre jeune homme ! maudite soit la vieille !

Les paroles mystérieuses de cette femme avaient donné à cette ridicule aventure une certaine tournure tragique, de sorte que l’on jetait des regards d’intérêt sur celui que l’on avait à peine remarqué jusque-là. Les femmes lui pardonnaient sa maladresse en faveur de son beau visage, dont l’expression était encore augmentée par une colère intérieure, et peut-être aussi en faveur de la perfection de ses formes ou de son costume complètement taillé en dehors des modes du jour.

Son habit gris était fait de telle sorte, que l’on aurait pu croire que le tailleur ne connaissait que de nom seulement la coupe en vogue, et son pantalon de velours noir lui donnait un certain air magistral qui ne s’accordait en aucune façon avec sa démarche et sa tournure ; mais lorsque l’étudiant eut déjà presque atteint le bout de l’allée qui conduit aux bains de Link, il fut sur le point de perdre la respiration. Il fut obligé de marcher plus lentement, mais à peine osait-il lever les yeux, car il voyait toujours les pommes et les gâteaux danser autour de lui ; et le regard joyeux de telle ou telle jeune fille n’était pour lui qu’un reflet du rire malicieux de la porte Noire.

Il était arrivé ainsi jusqu’à l’entrée des bains de Link ; un cortége de gens richement habillés y entrait. La musique des instruments à vent retentissait de l’intérieur, et le bruit des hôtes joyeux devenait de plus en plus sensible. Des larmes vinrent presque aux yeux du pauvre Anselme, car le jour de l’Ascension avait été chaque année pour lui un jour de fête où il prenait sa part du paradis de Link ; oui ! il avait voulu se donner jusqu’à la demi-portion de café et de rhum, et une bouteille de double bière ; et pour une telle ripaille, il avait pris plus d’argent qu’il n’était convenable et habituel, et maintenant le fatal coup de pied dans le panier de pommes avait tout emporté ! Il n’y avait plus à penser au café, à la double bière, à la musique, à la vue des jeunes filles en toilette, en un mot à tous les plaisirs rêvés. Il passa lentement tout près, et prit enfin le chemin qui conduit à l’Elbe et qui était tout à fait solitaire. Là se trouvait un joli banc de gazon, placé sous un sureau qui s’élançait en dehors d’un mur ; il y prit place, et bourra sa pipe avec du canastre de santé, dont son ami le recteur Paulmann lui avait fait cadeau. Devant lui, à quelques pas, coulaient et bruissaient les flots d’un jaune d’or du beau fleuve, derrière lesquels Dresde la superbe dressait fièrement ses tours brillantes sur le fond vaporeux d’un ciel qui planait sur des prairies en fleur et des forêts vertes et fraîches. Dans les brouillards des fonds des cimes dentelées annonçaient les pays lointains de la Bohême. Mais l’étudiant Anselme, le regard fixe et sombre, envoyait dans l’air des nuages de fumée, sa mauvaise humeur se fit enfin jour, et il s’écria :

— Il est donc vrai que je suis né pour tous les ennuis, tous les malheurs ! Je ne me plaindrai pas de n’avoir pas été roi de la fève, d’avoir toujours perdu à pair ou non, de ce que mon pain tombe sans cesse du côté du beurre ; mais n’est-ce pas un sort effroyable, que moi, qui suis devenu étudiant en dépit de Satan, je ne sois et ne puisse être qu’un nigaud ? Ai-je jamais endossé un habit neuf sans attraper dès le premier jour une tache de suif ? M’arrive-t-il de saluer un monsieur, conseiller ou autre, ou bien une dame, sans envoyer mon chapeau à la volée, ou sans glisser, et tomber honteusement assis par terre ? Chaque jour de marché n’ai-je pas à la halle une dépense constante de trois à quatre gros pour des pots que je brise sous mes pieds, parce que le diable me met en tête de prendre ma route en droite ligne comme les moutons ? Suis-je donc arrivé une seule fois à temps au collége ou partout ailleurs ? À quoi m’a-t-il jamais servi d’y aller une demi-heure avant l’ouverture, et de me placer devant la porte, le loquet dans la main, si au moment de pénétrer avec le son de la cloche le démon m’envoie l’eau d’une cuvette sur la tête, ou que je coure juste contre un autre qui veut sortir, de sorte que je me voie enveloppé dans une foule d’affaires, et par cela même encore en retard ? Ah ! ah ! où êtes-vous, heureux songes d’un heureux avenir que croyait mon orgueil ! J’espérais arriver jusqu’au secrétariat intime ; mais ma mauvaise étoile ne m’a-t-elle pas fait des ennemis de mes plus zélés protecteurs. Je sais que le secrétaire intime auquel je suis recommandé ne peut souffrir les cheveux courts, le friseur m’attache avec une peine infinie une petite queue à la nuque ; mais à la première salutation le malheureux corde se brise, et un mopse alerte qui flaire tout autour de moi apporte ma queue en triomphe au secrétaire intime. Épouvanté je cours après lui, et je renverse la table où mon Mécène a déjeuné en travaillant, les tasses, l’assiette, l’encrier, la poudrière tombent en résonnant, et un fleuve d’encre et de chocolat se répand sur le rapport écrit.

— Êtes-vous le diable, monsieur ? me crie le secrétaire intime en courroux ; et il me jette à la porte. À quoi peut me conduire l’espérance que le recteur Conrad m’a donnée d’une place d’écrivain ? le mauvais sort qui me poursuit partout va-t-il donc m’abandonner ? Et encore aujourd’hui, je voulais fêter gaiement le jour chéri de l’Ascension, je voulais faire les choses comme il faut, et pouvoir appeler fièrement, comme tout autre hôte, aux bains de Link :

— Garçon, une bouteille de double bière ! et de la meilleure, je vous prie !

J’aurais pu rester assis jusqu’au soir, assez tard, et tout près de telle ou telle société d’élégantes jeunes filles. J’en suis sûr, j’aurais eu du courage, je serais devenu un tout autre homme, oui ! j’aurais été si loin, qu’une d’elles aurait fini par me dire : Quelle heure peut-il être ? ou bien : Que joue-t-on donc là ? Alors je me serais élancé sans renverser mon verre ou faire tomber mon banc, et courbé à demi, à un pied et demi de distance, j’aurais dit : Permettez, mademoiselle, c’est l’ouverture de la Femme du Danube ; ou bien : Six heures vont sonner. Quelqu’un aurait-il pu trouver là-dedans quelque chose à blâmer ? Pas le moins du monde. Les jeunes filles se seraient regardées en souriant avec malice, ce qui arrive toujours quand je prends assez de hardiesse pour montrer que je possède très-bien le léger ton de la société et que je fais ma cour aux dames ; mais Satan va me jeter contre un maudit panier de pommes, et maintenant dans la solitude, mon canastre…

Ici l’étudiant Anselme fut interrompu dans son monologue par un étrange bruit, semblable à un froissement qui se fit entendre dans l’herbe, tout près de lui, et bientôt se glissa dans les rameaux et les feuilles du sureau. Tantôt on aurait dit que le feuillage tremblait au vent du soir, tantôt que les oiseaux gazouillaient dans les branches et agitaient leurs petites ailes en voltigeant çà et là. Alors s’élevèrent un murmure et un chuchotement, on aurait dit que les fleurs résonnaient comme des clochettes de cristal suspendues. Anselme ne se lassait pas d’écouter. Là, sans qu’il pût savoir comment, le chuchotement, le tintement et le murmure devinrent des paroles à demi prononcées à voix basse :

— À travers, là ! à travers, là ! entre les branches, entre les fleurs épanouies glissons-nous, serpentons, ma sœur ! ma sœur ! glisse-toi à la lumière, vite, vite en haut, en bas ! le soleil couchant darde ses rayons, le vent du soir siffle, la rosée babille, les fleurs chantent, agitons nos langues, chantons avec les fleurs et les branches, bientôt brilleront les étoiles, là, à travers, descendons, serpentons, glissons-nous, ma sœur !

Ainsi continuaient ces paroles sans suite. C’est sans doute le vent du soir, pensa Anselme, qui murmure aujourd’hui des sons intelligibles ; mais dans le moment même résonna au-dessus de sa tête comme le son de trois cloches en accord. Il regarda en haut, et aperçut trois petites couleuvres brillantes d’or vert qui s’étaient roulées autour des branches et présentaient leur tête aux rayons du soleil du soir. Là il entendit murmurer et chuchoter encore les mêmes paroles, et les petites couleuvres rampaient en haut et en bas à travers les fleurs ; et quand elles se mouvaient rapidement on aurait dit que le sureau répandait des milliers de brillantes émeraudes à travers son feuillage sombre. — C’est le soleil couchant qui joue ainsi dans cet arbre, pensa l’étudiant Anselme. Mais les clochettes résonnèrent de nouveau, et Anselme vit un serpent s’étendre en bas vers lui.

Il reçut par tous les membres comme une secousse électrique, et deux magnifiques yeux d’un bleu sombre le fixèrent avec une ineffable tendresse, et sa poitrine semblait prête à se briser d’un sentiment inconnu de la félicité la plus grande et de la plus poignante douleur. Et comme il regardait toujours les beaux yeux tout remplis d’un violent désir, alors les cloches de cristal sonnèrent plus fort en accords harmonieux, et les émeraudes brillantes venaient tomber sur lui et l’entouraient, et en dansant en cercle elles pétillaient en mille flammes en jouant avec des fils d’or étincelants.

Le sureau s’agita et dit :

— Tu t’es reposé sous mon ombre, mon parfum t’a environné, mais tu ne m’as pas compris ; mon parfum est mon langage quand il est embrasé par l’amour.

Le vent du soir passa près de lui et dit :

— J’ai joué autour de tes tempes, mais tu ne m’as pas compris : le souffle est mon langage quand l’amour l’enflamme.

Les rayons du soleil percèrent le nuage, et leur éclat brillait comme s’ils eussent dit :

— J’ai versé sur toi mon or, mais tu ne m’as pas compris : l’ardeur est mon langage quand l’amour l’allume.

Et toujours de plus en plus enchanté par les regards des deux beaux yeux, le désir devenait plus vif, plus irrésistible. Alors tout commença à se mouvoir comme animé d’une joyeuse existence. Les fleurs et leurs boutons répandaient leurs odeurs, et c’était le chant délicieux de mille voix de flûtes ; et l’écho de ce qu’ils chantaient s’en allait au loin dans les pays étrangers porté par les nuages qui passaient vite.

Mais lorsque le dernier rayon du soleil disparut rapide derrière les montagnes et que le crépuscule répandit sur le pays son crêpe d’or, alors une voix rude et profonde appela comme des lointains :

— Hé ! quel est ce murmure et ce frémissement là-haut ? Hé ! hé ! qui va me chercher le rayon derrière les montagnes ? Assez de soleil, assez de chants ! Hé ! hé ! à travers les bois et le gazon ! Hé ! hé ! des-cen-dez ! des-cen-dez !

Et la voix s’éteignit comme les roulements d’un tonnerre lointain ; mais les cloches de cristal se brisèrent avec un ton discordant. Tout devint muet, et Anselme vit les trois serpents se glisser vers le fleuve en traçant dans l’herbe un sillon lumineux ; ils se jetèrent avec bruit dans l’Elbe, et sur la vague où ils disparurent pétilla un feu vert qui s’éloigna en biais dans la direction de la ville en lumineuse vapeur.