Le Principe de relativité et la théorie de la gravitation/chap. 1

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CHAPITRE I.

LES NOTIONS ANCIENNES D’ESPACE ET DE TEMPS.


Nous allons analyser les conceptions sur lesquelles sont fondées la géométrie et la mécanique rationnelle. Cette étude nous conduira à l’expérience célèbre par laquelle Michelson avait pensé mettre en évidence le mouvement absolu de la Terre ; nous rencontrerons une discordance complète entre l’effet prévu et le résultat expérimental et nous chercherons les causes profondes de ce désaccord.


1. Groupes de transformations de coordonnées.
Groupe de la géométrie.

Soit, dans l’espace, un corps immobile par rapport à l’observateur ; pour repérer la position de ce corps, nous pouvons choisir un système d’axes rectangulaires quelconque, que nous supposerons également immobile. Ce système nous permettra d’exprimer les distances des différents points du corps, les angles, la surface, le volume.

Changeons maintenant de système de coordonnées, en prenant un second système de référence . Les formules de transformation de coordonnées sont les relations bien connues qui expriment les coordonnées nouvelles en fonction des coordonnées anciennes (et inversement) ; ces relations font intervenir six paramètres qui définissent la position relative des deux systèmes d’axes et .

Avec les coordonnées nouvelles, nous pourrons exprimer, par des formules ayant même forme que les précédentes, les distances des points du corps, les angles, etc.

La propriété essentielle de ces formules de transformation de coordonnées est qu’elles forment un groupe[1], c’est-à-dire que si nous effectuons successivement deux transformations de ce genre, la première correspondant au passage de à la seconde au passage de à un troisième système les relations entre les coordonnées et les coordonnées sont exprimées par des formules de même genre correspondant au passage direct du premier système au troisième système

L’ensemble de toutes ces transformations de coordonnées, correspondant à toutes les valeurs possibles des six paramètres qui caractérisent une transformation, jouit donc de cette propriété que l’emploi successif d’un nombre quelconque de transformations de ce groupe est équivalent à une transformation unique du même groupe.

Groupe de la cinématique. — Considérons maintenant un système en mouvement rectiligne et uniforme par rapport au premier système S, avec une vitesse Pour envisager Fig. 1.
le cas le plus simple, supposons que les axes des et des soient confondus et parallèles à la direction de la vitesse, que les axes des et des des et des soient parallèles et que les origines et coïncident à l’origine du temps Les formules de transformation sont les suivantes :

(1-1)[2]

Ces trois relations définissent une transformation dépendant d’un seul paramètre et toutes les transformations de ce genre correspondant à toutes les valeurs de constituent un groupe, car deux transformations successives de vitesses et équivalent à une transformation unique de même forme, de vitesse

Ce groupe porte le nom de groupe de Galilée.

Il était utile d’appeler, dès le début, l’attention sur les groupes de transformations, car nous verrons que la nouvelle théorie est basé sur le fait que les équations fondamentales de la mécanique classique et celles du champ électromagnétique n’admettent pas le même groupe de transformations.

2. Les invariants fondamentaux de l’ancienne conception de l’Univers. Le temps et l’espace absolus[3].

Toutes nos observations, toutes les sensations par lesquelles nous percevons l’Univers font intervenir à la fois l’espace et le temps, car elles sont déterminées, non pas uniquement par des positions ou des formes dans l’espace, mais par des événements qui se produisent à un certain lieu et à une certaine époque. Tout événement possède quatre coordonnées : trois coordonnées d’espace et une coordonnée de temps.

D’autre part, les lois de notre science sont des relations entre diverses grandeurs mesurées par l’observateur ; pour que ces lois correspondent à une réalité objective, il faut qu’elles puissent s’exprimer sous une forme indépendante de l’observateur et indépendante du système de coordonnées que celui-là a choisi ; c’est l’idée qui a guidé Einstein dans tout le développement de sa théorie. On voit qu’il est tout d’abord essentiel de dégager des observations les éléments invariants, c’est-à-dire ceux qui sont indépendants de tout système de référence.

Le temps absolu. — Dans la conception ancienne, un postulat fondamental est celui qui fait jouer au temps le rôle d’invariant : c’est l’hypothèse du temps universel et absolu. Cherchons quelle peut être l’origine de cette notion de temps absolu.

Imaginons un certain nombre de systèmes de référence en mouvement les uns par rapport aux autres ; dans chaque système se trouve un observateur, immobile par rapport à son système.

Deux événements et se produisent pour l’observateur d’un des systèmes, est antérieur à Pourquoi se croit-on obligé d’admettre que est nécessairement antérieur à dans tous les systèmes ?

Cela tient à ce qu’on suppose implicitement que a pu être la cause de ou tout au moins à ce qu’on admet que l’événement aurait pu influencer l’événement Il serait évidemment absurde de supposer que, pour certains observateurs, l’effet puisse être antérieur à sa cause : on est donc conduit à penser que l’ordre de succession de deux événements est toujours bien déterminé, qu’il est le même dans tous les systèmes.

Demandons-nous maintenant pourquoi on admet que a toujours pu être prévenu de c’est parce qu’on suppose la possibilité d’une causalité pouvant se propager instantanément. Or cette possibilité, non seulement est compatible avec la mécanique rationnelle, mais est exigée par la mécanique puisqu’on admet la conception du solide parfait : avec une tige rigide, on aurait pu signaler instantanément la production du premier événement au point où le second va se produire et influencer ce second événement.

La notion de possibilité d’une propagation instantanée entraîne celle de simultanéité absolue : deux événements simultanés dans un système sont simultanés dans tous les autres. Il résulte de là que la durée qui sépare deux événements et est la même pour tous les observateurs : considérons, en effet, deux systèmes et dans chacun desquels les observateurs ont des horloges identiques Prenons comme événement origine du temps dans chacun des systèmes ; se produit à l’époque du système et à l’époque du système la simultanéité étant absolue, les indications et des deux horloges constituent deux événements simultanés, non seulement pour les observateurs des systèmes et mais pour tout observateur ; cela signifie que les heures marquées sont les mêmes pour tous les observateurs : l’intervalle de temps séparant et est absolu.

Ainsi, les notions de solide parfait, de propagation instantanée, de simultanéité absolue, de durée absolue s’unissent et s’adaptent complètement les unes aux autres. Qu’une de ces notions vienne à être renversée, tout l’échafaudage s’écroulera.

L’espace absolu. — La notion d’espace absolu dérive aussi de l’idée du solide parfait, ou encore de l’invariance de forme des figures géométriques.

La géométrie n’envisage que des événements simultanés, car la forme d’un objet est l’ensemble des positions simultanées de tous ses points (définition de P. Langevin). Puisqu’on suppose que la simultanéité est absolue, une figure géométrique a une forme absolue, indépendante de l’état du mouvement du système de référence : un corps qui a la forme d’une sphère pour un observateur doit, d’après les idées anciennes, être encore une sphère pour tout observateur en mouvement par rapport au premier.

L’invariant fondamental de l’espace est la distance spaciale de deux événements simultanés. Soient les coordonnées d’espace de ces événements dans un premier système soient les coordonnées des deux mêmes événements dans un second système La distance de ces événements est donnée par les équations

(2-1)

Si les systèmes et sont immobiles l’un par rapport à l’autre, l’application des formules de transformation de coordonnées de la géométrie montre que D’ailleurs c’est cette condition d’invariance qui définit entièrement le groupe de la géométrie.

Si et sont en mouvement l’un par rapport à l’autre, l’application des formules du groupe de Galilée donne encore le temps s’élimine parce que, la simultanéité était supposée absolue, les événements sont simultanés dans les deux systèmes à la fois.

Ainsi, dans la conception ancienne, la distance spaciale de deux événements est un invariant, sous la condition essentielle que ces événements soient simultanés.

D’autres invariants sont d’ailleurs envisagés en géométrie : ce sont les angles, surfaces, volumes.

Les équations qui expriment les lois de la géométrie sont les mêmes dans tous les systèmes d’axes, car elles ne changent pas de forme par application des formules de transformation de coordonnées.

Cette invariance de forme correspond à une réalité indépendante de tout système de référence : cette réalité est l’espace de la géométrie euclidienne, l’espace absolu.

3. Distance dans l’espace de deux événements non simultanés.

Lorsque deux événements ne sont pas simultanés, leur distance spaciale n’est plus un invariant : elle est fonction du système de référence. Par exemple : un observateur quitte un lieu dans un véhicule qui le transporte dans un lieu au bout d’un temps déterminé. Le départ de et l’arrivée en sont deux événements. Dans un système lié à la Terre, la distance spaciale de ces deux événements est la distance dans le système de l’observateur, c’est-à-dire dans un système d’axes lié à l’observateur, la distance est nulle, puisque les points de ce système où se sont passés les événements sont en coïncidence.

La distance de deux événements non simultanés est donc relative au système de référence ; évidemment elle doit avoir une valeur absolue dans l’espace absolu, mais l’observateur ne peut pas déterminer la distance absolue parce que, ignorant son propre mouvement dans l’espace absolu, il ne peut pas tenir compte du trajet qu’il a parcouru dans l’espace absolu pendant le temps écoulé entre les deux événements.

La cinématique classique conduit donc à envisager une dissymétrie entre les propriétés de l’espace et celles du temps : l’espace est absolu pour les événements simultanés, relatif pour des événements non simultanés, alors que le temps est toujours supposé absolu. L’espace et le temps jouent des rôles différents dans la conception ancienne.

Nous verrons disparaître cette dissymétrie dans l’Espace-Temps de la théorie nouvelle.

4. La dynamique newtonienne.

La cinématique est définie par le groupe de Galilée. La dynamique ajoute les notions de masse et de force.

La masse (coefficient d’inertie) d’une portion de matière est a priori considérée comme constante, indépendante des changements d’état que la portion de matière peut subir, indépendante de l’état de repos ou de mouvement : c’est un invariant qui a même valeur dans tous les systèmes de référence et qui caractérise une quantité déterminée de matière.

La force est un vecteur d’espace ; ses composantes se comportent comme les projections d’une distance sur les axes de coordonnées.

Écrivons de nouveau le groupe de Galilée :

 et 

On a immédiatement

Si la vitesse de dans le système est, non plus parallèle à mais d’orientation quelconque, et a pour composantes on a

(3-1)

c’est le théorème de l’addition des vitesses qui se composent géométriquement suivant la règle du parallélogramme. Une seconde dérivation donne

étant la masse d’un point matériel, les composantes de la force dans les systèmes et les équations du mouvement s’écrivent

(4-1)

avec Plus généralement, si les axes des deux systèmes, au lieu d’être parallèles, ont une orientation relative quelconque, on a encore (4-1), avec

Les équations fondamentales de la dynamique conservent donc leur forme quand on passe d’un système de référence à un autre système en mouvement rectiligne et uniforme par rapport au premier. On peut les résumer par la relation vectorielle, indépendante de tout système de coordonnées,

étant le vecteur accélération.

L’invariance des lois de la mécanique permet d’en donner des énoncés intrinsèques, par l’introduction d’éléments vectoriels (vitesse, accélération, force, etc.), tensoriels (moments d’inertie, déformations élastiques, tensions élastiques, etc.) et scalaires (masse, énergie, etc.), de même que les invariants de la géométrie (distances, angles, etc.) permettent d’énoncer les théorèmes sans faire intervenir des axes de coordonnées.

5. Le caractère relatif du mouvement de translation uniforme et le caractère absolu de l’accélération.

Puisque les lois de la mécanique sont les mêmes dans tous les systèmes en mouvement de translation uniforme, il est impossible, par des expériences mécaniques faites à l’intérieur d’un système clos, de mettre en évidence un mouvement de translation uniforme de ce système.

Le mouvement de translation uniforme n’a donc pas un caractère absolu ; on ne peut parler de translation uniforme que relativement à un corps de référence considéré, par convention, comme au repos.

Ce principe constitue le principe de relativité de la mécanique newtonienne. Il est conforme à l’expérience.

Par contre, toute accélération a un caractère absolu et peut être mise en évidence par des expériences intérieures à un système ; l’état d’accélération d’un système se manifeste par un champ de force d’inertie. En particulier, il y a rotation absolue, comme le prouvent les effets de force centrifuge en statique et de force centrifuge composée en dynamique : les astres auraient pu être perpétuellement masqués par un rideau de nuages, on aurait néanmoins mesuré la rotation de la Terre par l’expérience du pendule de Foucault.

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  1. P. Langevin, Bulletin de la Société de Philosophie, janvier 1912.
  2. Le numérotage des formules sera fait de la façon suivante : (n-p) signifie la nième formule du Chapitre p.
  3. P. Langevin, Bulletin de la Société de Philosophie, janvier 1912 ; L’évolution de l’espace et du temps (Scientia, 1911).