Le Pyrrhonisme de l’histoire/Édition Garnier/12
Je me suis dit quelquefois en lisant Tacite et Suétone : Toutes ces extravagances atroces imputées à Tibère, à Caligula, à Néron, sont-elles bien vraies ? Croirai-je, sur le rapport d’un seul homme qui vivait longtemps après Tibère, que cet empereur, presque octogénaire, qui avait toujours eu des mœurs décentes jusqu’à l’austérité, ne s’occupa, dans l’île de Caprée, que de débauches qui auraient fait rougir un jeune giton ? Serai-je bien sûr qu’il changea le trône du monde connu en un lieu de prostitution, tel qu’on n’en a jamais vu chez les jeunes gens les plus dissolus ? Est-il bien certain qu’il nageait dans ses viviers, suivi de petits enfants à la mamelle, qui savaient déjà nager aussi, qui le mordaient aux fesses, quoiqu’ils n’eussent pas encore de dents, et qui lui léchaient ses vieilles et dégoûtantes parties honteuses ? Croirai-je qu’il se fit entourer de spinthriæ, c’est-à-dire de bandes des plus abandonnés débauchés, hommes et femmes, partagés trois à trois, une fille sous un garçon, et ce garçon sous un autre ?
Ces turpitudes abominables ne sont guère dans la nature. Un vieillard, un empereur épié de tout ce qui l’approche, et sur qui la terre entière porte des yeux d’autant plus attentifs qu’il se cache davantage, peut-il être accusé d’une infamie si inconcevable sans des preuves convaincantes ? Quelles preuves rapporte Suétone ? aucune. Un vieillard peut avoir encore dans la tête des idées d’un plaisir que son corps lui refuse. Il peut tâcher d’exciter en lui les restes de sa nature languissante par des ressources honteuses, dont il serait au désespoir qu’il y eût un seul témoin. Il peut acheter les complaisances d’une prostituée cui ore et manibus allaborandum est[1], engagée elle-même au secret par sa propre infamie. Mais a-t-on jamais vu un vieux archevêque, un vieux roi, assembler une centaine de leurs domestiques pour partager avec eux ces obscénités dégoûtantes, pour leur servir de jouet, pour être à leurs yeux l’objet le plus ridicule et le plus méprisable ? On haïssait Tibère, et certes, si j’avais été citoyen romain, je l’aurais détesté, lui et Octave, puisqu’ils avaient détruit ma république ; on avait en exécration le dur et fourbe Tibère, et, puisqu’il s’était retiré à Caprée dans sa vieillesse, il fallait bien que ce fût pour se livrer aux plus indignes débauches ; mais le fait est-il arrivé ? J’ai entendu dire des choses plus horribles d’un très-grand prince[2] et de sa fille : je n’en ai jamais rien cru, et le temps a justifié mon incrédulité.
Les folies de Caligula sont-elles beaucoup plus vraisemblables ? Que Caligula ait critiqué Homère et Virgile, je le croirai sans peine. Virgile et Homère ont des défauts. S’il a méprisé ces deux grands hommes, il y a beaucoup de princes qui, en fait de goût, n’ont pas le sens commun. Ce mal est très-médiocre ; mais il ne faut pas inférer de là qu’il ait couché avec ses trois sœurs, et qu’il les ait prostituées à d’autres. De telles affaires de famille sont d’ordinaire fort secrètes. Je voudrais du moins que nos compilateurs modernes, en ressassant les horreurs romaines pour l’instruction de la jeunesse, se bornassent à dire modestement : on rapporte, le bruit court, on prétendait à Rome, on soupçonnait. Cette manière de s’énoncer me semble infiniment plus honnête et plus raisonnable.
Il est bien moins croyable encore que Caligula ait institué une de ses sœurs, Julia Drusilla, héritière de l’empire. La coutume de Rome ne permettait pas plus que la coutume de Paris de donner le trône à une femme.
Je pense bien que dans le palais de Caligula il y avait beaucoup de galanterie et de rendez-vous, comme dans tous les palais du monde ; mais qu’il ait établi dans sa propre maison des b….. où la fleur de la jeunesse allait pour son argent, c’est ce qu’on me persuadera difficilement.
On nous raconte que, ne trouvant point un jour d’argent dans sa poche pour mettre au jeu, il sortit un moment, et alla faire assassiner trois sénateurs fort riches, et revint ensuite en disant : J’ai à présent de quoi jouer. Croira tout cela qui voudra ; j’ai toujours quelques petits doutes.
Je conçois que tout Romain avait l’âme républicaine dans son cabinet, et qu’il se vengeait quelquefois, la plume à la main, de l’usurpation de l’empereur. Je présume que le malin Tacite et le faiseur d’anecdotes Suétone goûtaient une grande consolation en décriant leurs maîtres dans un temps où personne ne s’amusait à discuter la vérité. Nos copistes de tous les pays répètent encore tous les jours ces contes si peu avérés. Ils ressemblent un peu aux historiens de nos peuples barbares du moyen âge, qui ont copié les rêveries des moines. Ces moines flétrissaient tous les princes qui ne leur avaient rien donné, comme Tacite et Suétone s’étudiaient à rendre odieuse toute la famille de l’oppresseur Octave,
Mais, me dira-t-on, Suétone et Tacite ne rendaient-ils pas service aux Romains, en faisant détester les césars ?… Oui, si leurs écrits avaient pu ressusciter la république.