Le Pyrrhonisme de l’histoire/Édition Garnier/13

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Le Pyrrhonisme de l’histoireGarniertome 27 (p. 258-261).
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CHAPITRE XIII.
de néron et d’agrippine.

Toutes les fois que j’ai lu l’abominable histoire de Néron et de sa mère Agrippine, j’ai été tenté de n’en rien croire. L’intérêt du genre humain est que tant d’horreurs aient été exagérées ; elles font trop de honte à la nature.

Tacite commence par citer un Cluvius (Ann., liv. XIV, chap. II). Ce Cluvius rapporte que, vers le milieu du jour, medio diei, Agrippine se présentait souvent à son fils, déjà échauffé par le vin, pour l’engager à un inceste avec elle ; qu’elle lui donnait des baisers lascifs, lasciva oscula ; qu’elle l’excitait par des caresses auxquelles il ne manquait que la consommation du crime, prænuntias flagitii blanditias, et cela en présence des convives, annotantibus proximis ; qu’aussitôt l’habile Sénèque présentait le secours d’une autre femme contre les empressements d’une femme, Senecam contra muliebres illecebras subsidium a femina petivisse, et substituait sur-le-champ la jeune affranchie Acté à l’impératrice mère Agrippine.

Voilà un sage précepteur que ce Sénèque ! quel philosophe ! Vous observerez qu’Agrippine avait alors environ cinquante ans. Elle était la seconde des six enfants de Germanicus, que Tacite prétend, sans aucune preuve, avoir été empoisonné. Il mourut l’an 19 de notre ère, et laissa Agrippine âgée de dix ans.

Agrippine eut trois maris. Tacite dit que, bientôt après l’époque de ces caresses incestueuses, Néron prit la résolution de tuer sa mère. Elle périt en effet l’an 59 de notre ère vulgaire. Son père Germanicus était mort il y avait déjà quarante ans. Agrippine en avait donc à peu près cinquante, lorsqu’elle était supposée solliciter son fils à l’inceste. Moins un fait est vraisemblable, plus il exige de preuves. Mais ce Cluvius cité par Tacite prétend que c’était une grande politique, et qu’Agrippine comptait par là fortifier sa puissance et son crédit. C’était au contraire s’exposer au mépris et à l’horreur. Se flattait-elle de donner à Néron plus de plaisirs et de désirs que de jeunes maîtresses ? Son fils, bientôt dégoûté d’elle, ne l’aurait-il pas accablée d’opprobre ? N’aurait-elle pas été l’exécration de toute la cour ? Comment d’ailleurs ce Cluvius peut-il dire qu’Agrippine voulait se prostituer à son fils en présence de Sénèque et des autres convives ? De bonne foi, une mère couche-t-elle avec son fils devant son gouverneur et son précepteur, en présence des convives et des domestiques ?

Un autre historien véridique de ces temps-là, nommé Fabius Rusticus, dit que c’était Néron qui avait des désirs pour sa mère, et qu’il était sur le point de coucher avec elle, lorsque Acté vint se mettre à sa place. Cependant ce n’était point Acté qui était alors la maîtresse de Néron, c’était Poppée ; et soit Poppée, soit Acté, soit une autre, rien de tout cela n’est vraisemblable.

Il y a dans la mort d’Agrippine des circonstances qu’il est impossible de croire. D’où a-t-on su que l’affranchi Anicet, préfet de la flotte de Misène, conseilla de faire construire un vaisseau qui, en se démontant en pleine mer, y ferait périr Agrippine ? Je veux qu’Anicet se soit chargé de cette étrange invention ; mais il me semble qu’on ne pouvait construire un tel vaisseau sans que les ouvriers se doutassent qu’il était destiné à faire périr quelque personnage important. Ce prétendu secret devait être entre les mains de plus de cinquante travailleurs. Il devait bientôt être connu de Rome entière ; Agrippine devait en être informée, et quand Néron lui proposa de monter sur ce vaisseau, elle devait bien sentir que c’était pour la noyer.

Tacite se contredit certainement lui-même dans le récit de cette aventure inexplicable. Une partie de ce vaisseau, dit-il, se démontant avec art, devait la précipiter dans les flots ; cujus pars ipso in mari per artem soluta effunderet ignaram. (Ann., liv. XIV, chap. iii.)

Ensuite il dit qu’à un signal donné le toit de la chambre où était Agrippine, étant chargé de plomb, tomba tout à coup, et écrasa Crepereius, l’un des domestiques de l’impératrice ; cum dato signo ruere tectum loci, etc. (Ann., liv. XIV, chap. V.)

Or, si ce fut le toit, le plafond de la chambre d’Agrippine qui tomba sur elle, le vaisseau n’était donc pas construit de manière qu’une partie, se détachant de l’autre, dût jeter dans la mer cette princesse.

Tacite ajoute qu’on ordonna alors aux rameurs de se pencher d’un côté pour submerger le vaisseau ; unum in latus inclinare, atque ita navem submergere. Mais des rameurs, en se penchant, peuvent-ils faire renverser une galère, un bateau même de pêcheur ? Et d’ailleurs, ces rameurs se seraient-ils volontiers exposés au naufrage ? Ces mêmes matelots assomment à coups de rames une favorite d’Agrippine, qui, étant tombée dans la mer, criait qu’elle était Agrippine. Ils étaient donc dans le secret. Or, confie-t-on un secret à une trentaine de matelots ? De plus, parle-t-on quand on est dans l’eau ?

Tacite ne manque pas de dire que « la mer était tranquille, que le ciel brillait d’étoiles, comme si les dieux avaient voulu que le crime fût plus manifeste ; noctem sideribus illustrem, etc. »

En vérité n’est-il pas plus naturel de penser que cette aventure était un pur accident, et que la malignité humaine en fit un crime à Néron, à qui on croyait ne pouvoir rien reprocher de trop horrible ? Quand un prince s’est souillé de quelques crimes il les a commis tous. Les parents, les amis des proscrits, les seuls mécontents, entassent accusations sur accusations ; on ne cherche plus la vraisemblance. Qu’importe qu’un Néron ait commis un crime de plus ? Celui qui les raconte y ajoute encore ; la postérité est persuadée, et le méchant prince a mérité jusqu’aux imputations improbables dont on charge sa mémoire. Je crois avec horreur que Néron donna son consentement au meurtre de sa mère, mais je ne crois point à l’histoire de la galère. Je crois encore moins aux Chaldéens, qui, selon Tacite, avaient prédit que Néron tuerait Agrippine : parce que ni les Chaldéens, ni les Syriens, ni les Égyptiens, n’ont jamais rien prédit, non plus que Nostradamus, et ceux qui ont voulu exalter leur âme[1].

Presque tous les historiens d’Italie ont accusé le pape Alexandre VI de forfaits qui égalent au moins ceux de Néron ; mais Alexandre VI, comme Néron, était coupable lui-même des erreurs dans lesquelles ces historiens sont tombés.

On nous raconte des atrocités non moins exécrables de plusieurs princes asiatiques. Les voyageurs se donnent une libre carrière sur tout ce qu’ils ont entendu dire en Turquie et en Perse. J’aurais voulu, à leur place, mentir d’une façon toute contraire. Je n’aurais jamais vu que des princes justes et cléments, des juges sans passion, des financiers désintéressés ; et j’aurais présenté ces modèles aux gouvernements de l’Europe.

La Cyropédie de Xénophon est un roman ; mais des fables qui enseignent la vertu valent mieux que des histoires mêlées de fables qui ne racontent que des forfaits.

  1. Maupertuis ; voyez tome XXIII, page 568.