Le Pyrrhonisme de l’histoire/Édition Garnier/20
L’auteur de l’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations doute, avec les plus grands publicistes d’Allemagne, que Pepin d’Austrasie ait donné l’exarchat de Ravenne à l’évêque de Rome Étienne III ; il ne croit pas cette donation plus authentique que l’apparition de saint Pierre, de saint Paul, et de saint Denis, suivis d’un diacre et d’un sous-diacre, qui descendirent du ciel empyrée pour guérir cet évêque Étienne de la fièvre, dans le monastère de Saint-Denis. Il ne la croit pas plus avérée que la lettre écrite et signée dans le ciel par saint Paul et saint Pierre, au même Pepin d’Austrasie, ou que toutes les légendes de ces temps sauvages.
Quand même cette donation de l’exarchat de Ravenne eût été réellement faite, elle n’aurait pas plus de validité que la concession d’une île par don Quichotte à son écuyer Sancho-Pança.
Pepin, majordome du jeune Childéric, roi des Francs, n’était qu’un domestique rebelle devenu usurpateur[1]. Non-seulement il détrôna son maître par la force et par l’artifice, mais il l’enferma dans un repaire de moines, et l’y laissa périr de misère. Ayant chassé ses deux frères, qui partageaient avec lui une autorité usurpée ; ayant forcé l’un de se retirer chez le duc d’Aquitaine, l’autre à se tondre et à s’ensevelir dans l’abbaye du Mont-Cassin ; devenu enfin maître absolu, il se fit sacrer roi des Francs, à la manière des rois lombards, par saint Boniface, évêque de Mayence : étrange cérémonie pour un saint que celle de couronner et de consacrer la rébellion, l’ingratitude, l’usurpation, la violation des lois divines et humaines, et de celles de la nature ! De quel droit cet Austrasien aurait-il pu donner la province de Ravenne et la Pentapole à un évêque de Rome ? Elles appartenaient, ainsi que Rome, à l’empereur grec. Les Lombards s’étaient emparés de l’exarchat ; jamais aucun évêque, jusqu’à ce temps, n’avait prétendu à aucune souveraineté. Cette prétention aurait révolté tous les esprits, car toute nouveauté les révolte ; et une telle ambition dans un pasteur de l’Église est si authentiquement proscrite dans l’Évangile qu’on ne pouvait introduire qu’avec le temps et par degrés ce mélange de la grandeur temporelle et de la spirituelle, ignoré dans toute la chrétienté pendant huit siècles.
Les Lombards s’étaient rendus maîtres de tout le pays, depuis Ravenne jusqu’aux portes de Rome. Leur roi Astolphe prétendait qu’après s’être emparé de l’exarchat de Ravenne, Rome lui appartenait de droit, parce que Rome, depuis longtemps, était gouvernée par l’exarque impérial : prétention aussi injuste que celle du pape aurait pu l’être.
Rome était régie alors par un duc et par le sénat, au nom de l’empereur Constantin, flétri dans la communion romaine par le surnom de Copronyme[2]. L’évêque avait un très-grand crédit dans la ville par sa place et par ses richesses, crédit que l’habileté peut augmenter jusqu’à le convertir en autorité. Il est député de ses diocésains auprès du nouveau roi Pepin, pour demander sa protection contre les Lombards. Les Francs avaient déjà fait plus d’une irruption en Italie. Ce pays, qui avait été l’objet des courses des Gaulois, avait souvent tenté les Francs, leurs vainqueurs, incorporés à eux. Ce prélat fut très-bien reçu. Pepin croyait avoir besoin de lui pour affermir son autorité combattue par le duc d’Aquitaine, par son propre frère, par les Bavarois, et par les leudes. Francs encore attachés à la maison détrônée. Il se fit donc sacrer une seconde fois par ce pape, ne doutant pas que l’onction reçue du premier évêque d’Occident n’eût une influence sur les peuples bien supérieure à celle d’un nouvel évêque d’un pays barbare. Mais, s’il avait donné alors l’exarchat de Ravenne à Étienne III, il aurait donné un pays qui ne lui appartenait point, qui n’était pas en son pouvoir, et sur lequel il n’avait aucun droit[3].
Il se rendit médiateur entre l’empereur et le roi lombard : donc il est évident qu’il n’avait alors aucune prétention sur la province de Ravenne. Astolphe refuse la médiation, et vient braver le prince franc dans le Milanais ; bientôt obligé de se retirer dans Pavie, il y passe, dit-on, une transaction par laquelle « il mettra en séquestre l’exarchat entre les mains de Pepin pour le rendre à l’empereur ». Donc, encore une fois. Pepin ne pouvait s’approprier ni donner à d’autres cette province. Le Lombard s’engageait encore à rendre au saint-père quelques châteaux, quelques domaines autour de Rome, nommés alors les justices de saint Pierre, concédés à ses prédécesseurs par les empereurs leurs maîtres.
À peine Pepin est-il parti, après avoir pillé le Milanais et le Piémont, que le roi lombard vient se venger des Romains, qui avaient appelé les Francs en Italie. Il met le siége devant Rome ; Pepin accourt une seconde fois ; il se fait donner beaucoup d’argent, comme dans sa première invasion ; il impose même au Lombard un tribut annuel de douze mille écus d’or.
Mais quelle donation pouvait-il faire ? Si Pepin avait été mis en possession de l’exarchat comme séquestre, comment pouvait-il le donner au pape, en reconnaissant lui-même, par un traité solennel, que c’était le domaine de l’empereur ? Quel chaos, et quelles contradictions !