Le Pyrrhonisme de l’histoire/Édition Garnier/21

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Le Pyrrhonisme de l’histoireGarniertome 27 (p. 272-274).
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CHAPITRE XXI.
autres difficultés sur la donation de pepin aux papes.

On écrivait alors l’histoire avec si peu d’exactitude, on corrompait les manuscrits avec tant de hardiesse, que nous trouvons dans la vie de Charlemagne, faite par Éginhard son secrétaire, ces propres mots : « Pepin fut reconnu roi par l’ordre du pape ; jussu summi pontificis. » De deux choses l’une, ou l’on a falsifié le manuscrit d’Éginhard, ou cet Éginhard a dit un insigne mensonge. Aucun pape jusqu’alors ne s’était arrogé le droit de donner une ville, un village, un château ; aurait-il commencé tout d’un coup par donner le royaume de France ? Cette donation serait encore plus extraordinaire que celle d’une province entière qu’on prétend que Pepin donna au pape. Ils auraient l’un après l’autre fait des présents de ce qui ne leur appartenait point du tout. L’auteur italien qui écrivit en 1722, pour faire croire qu’originairement Parme et Plaisance avaient été concédés au saint-siége, comme une dépendance de l’exarchat[1], ne doute pas que les empereurs grecs ne fussent justement dépouillés de leurs droits sur l’Italie, « parce que, dit-il, ils avaient soulevé les peuples contre Dieu[2] ».

Et comment les empereurs, s’il vous plaît, avaient-ils soulevé les peuples contre Dieu ? En voulant qu’on adorât Dieu seul, et non pas des images, selon l’usage des trois premiers siècles de la primitive Église. Il est assez avéré que, dans les trois premiers siècles de cette primitive Église, il était défendu de placer des images, d’élever des autels, de porter des chasubles et des surplis, de brûler de l’encens dans les assemblées chrétiennes ; et dans le viie, c’était une impiété de n’avoir pas d’images. C’est ainsi que tout est variation dans l’État et dans l’Église.

Mais, quand même les empereurs grecs auraient été des impies, était-il bien juste et bien religieux à un pape de se faire donner le patrimoine de ses maîtres par un homme venu d’Austrasie ?

Le cardinal Bellarmin suppose bien pis. « Les premiers chrétiens, dit-il, ne supportaient les empereurs que parce qu’ils n’étaient pas les plus forts[3] ; » et, ce qui peut paraître encore plus étrange, c’est que Bellarmin ne fait que suivre l’opinion de saint Thomas. Sur ce fondement, l’Italien qui veut absolument donner aujourd’hui Parme et Plaisance au pape[4] ajoute ces mots singuliers : « Quoique Pepin n’eût pas le domaine de l’exarchat, il pouvait en priver ceux qui le possédaient, et le transférer à l’apôtre saint Pierre, et par lui au pape, »

Ce que ce brave Italien ajoute encore à toutes ces grandes maximes n’est pas moins curieux : « Cet acte, dit-il, ne fut pas seulement une simple donation, ce fut une restitution ; » et il prétend que dans l’acte original, qu’on n’a jamais vu, Pepin s’était servi du mot restitution ; c’est ce que Baronius avait déjà affirmé. Et comment restituait-on au pape l’exarchat de Ravenne ? « C’est, selon eux, que le pape avait succédé de plein droit aux empereurs, à cause de leur hérésie. »

Si la chose est ainsi, il ne faut plus jamais parler de la donation de Pepin ; il faut seulement plaindre ce prince de n’avoir rendu au pape qu’une très-petite partie de ses États. Il devait assurément lui donner toute l’Italie, la France, l’Allemagne, l’Espagne, et même, en cas de besoin, tout l’empire d’Orient.

Poursuivons : la matière paraît intéressante ; c’est dommage que nos historiens n’aient rien dit de tout cela.

Le prétendu Anastase, dans la vie d’Adrien, assure avec serment que « Pépin protesta n’être venu en Italie mettre tout à feu et à sang que pour donner l’exarchat au pape, et pour obtenir la rémission de ses péchés ». Il faut que depuis ce temps les choses soient bien changées : je doute qu’aujourd’hui il se trouvât aucun prince qui vînt en Italie avec une armée, uniquement pour le salut de son âme.

  1. Ce doit être l’ouvrage intitulé Istoria del dominio temporale della sede apostolica nel ducato di Parma e Piacenza ; Rome, 1720, in-folio. Voltaire revient sur ce sujet, tome XVIII, page 416 ; voyez aussi ci-dessus, page 194-195.
  2. Page 120 de la seconde partie de la Dissertation historique sur les duchés de Parme et de Plaisance. (Note de Voltaire.)
  3. De rom. Pont., lib. XV, cap. vii. (Id.)
  4. Clément XIII.