Le Pyrrhonisme de l’histoire/Édition Garnier/23

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Le Pyrrhonisme de l’histoireGarniertome 27 (p. 275-277).
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CHAPITRE XXIII.
des donations de charlemagne.

Le bibliothécaire Anastase dit, plus de cent ans après, que l’on conserve à Rome la charte de cette donation. Mais si ce titre avait existé, pourquoi ne se trouve-t-il plus ? Il y a encore à Rome des chartes bien antérieures. On aurait gardé avec le plus grand soin un diplôme qui donnait une province. Il y a bien plus, cet Anastase n’a jamais probablement rien écrit de ce qu’on lui attribue : c’est ce qu’avouent Labbe et Cave. Il y a plus encore : on ne sait précisément quel était cet Anastase. Puis fiez-vous aux manuscrits qu’on a trouvés chez des moines.

Charlemagne, dit-on, pour surabondance de droit, fit une nouvelle donation en 774. Lorsque, poursuivant en Italie ses infortunés neveux, qu’il dépouilla de l’héritage de leur père, et ayant épousé une nouvelle femme, il renvoya durement à Didier, roi des Lombards, sa fille, qu’il répudia, il assiégea le roi son beau-père, et le fit prisonnier. On ne peut guère douter que Charlemagne, favorisé par les intrigues du pape Adrien dans cette conquête, ne lui eût concédé le domaine utile de quelques villes dans la Marche d’Ancône : c’est le sentiment de M. de Voltaire. Mais lorsque dans un acte on trouve des choses évidemment fausses, elles rendent le reste de l’acte un peu suspect.

Le même prétendu Anastase suppose que Charlemagne donna au pape la Corse, la Sardaigne, Parme, Mantoue, les duchés de Spolette et de Bénévent, la Sicile, et Venise, ce qui est d’une fausseté reconnue. Écoutons, sur ce mensonge, l’auteur de l’Essai sur les Mœurs, etc.[1]

« On pourrait mettre cette donation à côté de celle de Constantin. On ne voit point que jamais les papes aient possédé aucun de ces pays jusqu’au temps d’Innocent III. S’ils avaient eu l’exarchat, ils auraient été souverains de Ravenne et de Rome ; mais dans le testament de Charlemagne, qu’Éginhard nous a conservé, ce monarque nomme, à la tête des villes métropolitaines qui lui appartiennent, Rome et Ravenne, auxquelles il fait des présents. Il ne put donner ni la Sicile, ni la Corse, ni la Sardaigne, qu’il ne possédait pas ; ni le duché de Bénévent, dont il avait à peine la souveraineté ; encore moins Venise, qui ne le reconnaissait pas pour empereur. Le duc de Venise reconnaissait alors, pour la forme, l’empereur d’Orient, et en recevait le titre d’Hypatos. Les lettres du pape Adrien parlent des patrimoines de Spolette et de Bénévent ; mais ces patrimoines ne se peuvent entendre que des domaines que les papes possédaient dans ces deux duchés. Grégoire VII lui-même avoue dans ses lettres que Charlemagne donnait douze cents livres de pension au saint-siége. Il n’est guère vraisemblable qu’il eût donné un tel secours à celui qui aurait possédé tant de belles provinces. Le saint-siége n’eut Bénévent que longtemps après, par la concession très-équivoque qu’on croit que l’empereur Henri le Noir lui en fit vers l’an 1047. Cette concession se réduisit à la ville, et ne s’étendit point jusqu’au duché ; il ne fut point question de confirmer le don de Charlemagne.

Ce qu’on peut recueillir de plus probable au milieu de tant de doutes, c’est que, du temps de Charlemagne, les papes obtinrent en propriété une partie de la Marche d’Ancône, outre les villes, les châteaux, et les bourgs, qu’ils avaient dans les autres pays. Voici sur quoi je pourrais me fonder. Lorsque l’empire d’Occident se renouvela dans la famille des Othon, au xe siècle, Othon III assigna particulièrement au saint-siége la Marche d’Ancône, en confirmant toutes les concessions faites à cette Église : il paraît donc que Charlemagne avait donné cette Marche, et que les troubles survenus depuis en Italie avaient empêché les papes d’en jouir. Nous verrons qu’ils perdirent ensuite le domaine utile de ce petit pays sous l’empire de la maison de Souabe. Nous les verrons tantôt grands terriens, tantôt dépouillés presque de tout, comme plusieurs autres souverains. Qu’il nous suffise de savoir qu’ils possèdent aujourd’hui la souveraineté reconnue d’un pays de cent quatre-vingts grands milles d’Italie en longueur, des portes de Mantoue aux confins de l’Abruzze, le long de la mer Adriatique, et qu’ils en ont plus de cent milles en largeur, depuis Civita-Vecchia jusqu’au rivage d’Ancône, d’une mer à l’autre. Il a fallu négocier toujours et souvent combattre pour s’assurer cette domination. »

J’ajouterai à ces vraisemblances une raison qui me paraît bien puissante. La prétendue charte de Charlemagne est une donation réelle. Or fait-on une donation d’une chose qui a déjà été donnée ? Si j’avais à plaider cette cause devant un tribunal réglé et impartial, je ne voudrais alléguer que la donation prétendue de Charlemagne pour invalider la prétendue donation de Pepin ; mais ce qu’il y a de plus fort encore contre toutes ces suppositions, c’est que ni Andelme, ni Aimoin, ni même Éginhard, secrétaire de Charlemagne, n’en parlent pas. Éginhard fait un détail très-circonstancié des legs pieux que laisse Charlemagne, par son testament, à toutes les églises de son royaume. « On sait, dit-il, qu’il y a vingt et une villes métropolitaines dans les États de l’empereur. » Il met Rome la première, et Ravenne la seconde. N’est-il pas certain, par cet énoncé, que Rome et Ravenne n’appartenaient point aux papes ?

  1. Voyez tome XI, page 264.