Le Pyrrhonisme de l’histoire/Édition Garnier/3

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Le Pyrrhonisme de l’histoireGarniertome 27 (p. 238-240).
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CHAPITRE III.
de l’histoire ecclésiastique de fleury.

J’ai vu une statue de boue dans laquelle l’artiste avait mêlé quelques feuilles d’or ; j’ai séparé l’or, et j’ai jeté la boue. Cette statue est l’Histoire ecclésiastique compilée par Fleury, ornée de quelques discours[1] détachés dans lesquels on voit briller des traits de liberté et de vérité, tandis que le corps de l’histoire est souillé de contes qu’une vieille femme rougirait de répéter aujourd’hui.

C’est un Théodore dont on changea le nom en celui de Grégoire Thaumaturge, qui, dans sa jeunesse, étant pressé publiquement par une fille de joie de lui payer l’argent de leurs rendez-vous vrais ou faux, lui fait entrer le diable dans le corps pour son salaire.

Saint Jean et la sainte Vierge viennent ensuite lui expliquer les mystères du christianisme. Dès qu’il est instruit, il écrit une lettre au diable, la met sur un autel païen ; la lettre est rendue à son adresse, et le diable fait ponctuellement ce que Grégoire lui a commandé. Au sortir de là il fait marcher des pierres comme Amphion. Il est pris pour juge par deux frères qui se disputaient un étang, et pour les mettre d’accord il fait disparaître l’étang ; il se change en arbre comme Protée ; il rencontre un charbonnier nommé Alexandre, il le fait évêque : voilà probablement l’origine de la foi du charbonnier.

C’est un saint Romain que l’empereur Dioclétien fait jeter au feu. Des Juifs, qui étaient présents, se moquent de saint Romain, et disent que leur dieu délivra des flammes Sidrac, Misac et Abdénago, mais que le petit saint Romain ne sera pas délivré par le dieu des chrétiens. Aussitôt il tombe une grande pluie qui éteint le bûcher, à la honte des Juifs. Le juge, irrité, condamne saint Romain à perdre la langue (apparemment pour s’en être servi à demander de la pluie). Un médecin de l’empereur, nommé Ariston, qui se trouvait là, coupe aussitôt la langue de saint Romain jusqu’à la racine. Dès que le jeune homme, qui était né bègue, eut la langue coupée, il se met à parler avec une volubilité inconcevable. « Il faut que vous soyez bien maladroit, dit l’empereur au médecin, et que vous ne sachiez pas couper des langues. » Ariston soutient qu’il a fait l’opération à merveille, et que Romain devrait en être mort au lieu de tant parler. Pour le prouver, il prend un passant, lui coupe la langue, et le passant meurt.

C’est un cabaretier chrétien nommé Théodote[2], qui prie Dieu de faire mourir sept vierges chrétiennes de soixante et dix ans chacune, condamnées à coucher avec les jeunes gens de la ville d’Ancyre. L’abbé Fleury devait au moins s’apercevoir que les jeunes gens étaient plus condamnés qu’elles. Quoi qu’il en soit, saint Théodote prie Dieu de faire mourir les sept vierges : Dieu lui accorde sa demande. Elles sont noyées dans un lac ; saint Théodote vient les repêcher, aidé d’un cavalier céleste qui court devant lui. Après quoi il a le plaisir de les enterrer, ayant, en qualité de cabaretier, enivré les soldats qui les gardaient.

Tout cela se trouve dans le second tome de l’Histoire de Fleury, et tous ses volumes sont remplis de pareils contes. Est-ce pour insulter au genre humain, j’oserais presque dire pour insulter à Dieu même, que le confesseur d’un roi a osé écrire ces détestables absurdités ? Disait-il en secret à son siècle : Tous mes contemporains sont imbéciles, ils me liront, et ils me croiront ? Ou bien disait-il : Les gens du monde ne me liront pas, les dévotes imbéciles me liront superficiellement, et c’en est assez pour moi ?

Enfin l’auteur des discours peut-il être l’auteur de ces honteuses niaiseries ? Voulait-il, attaquant les usurpations papales dans ses discours, persuader qu’il était bon catholique en rapportant des inepties qui déshonorent la religion ? Disons, pour sa justification, qu’il les rapporte comme il les a trouvées, et qu’il ne dit jamais qu’il les croit. Il savait trop que des absurdités monacales ne sont pas des articles de foi ; et que la religion consiste dans l’adoration de Dieu, dans une vie pure, dans les bonnes œuvres, et non dans une crédulité imbécile pour des sottises du Pédagogue chrétien. Enfin il faut pardonner au savant Fleury d’avoir payé ce tribut honteux. Il a fait une assez belle amende honorable par ses discours.

L’abbé de Longuerue dit que lorsque Fleury commença à écrire l’Histoire ecclésiastique, il la savait fort peu[3]. Sans doute il s’instruisit en travaillant, et cela est très-ordinaire ; mais, ce qui n’est pas ordinaire, c’est de faire des discours aussi politiques et aussi sensés après avoir écrit tant de sottises. Aussi qu’est-il arrivé ? On a condamné à Rome ses excellents discours[4], et on y a très-bien accueilli ses stupidités : quand je dis qu’elles y sont bien accueillies, ce n’est pas qu’elles y soient lues, car on ne lit point à Rome.

  1. Les Discours sur l’Histoire ecclésiastique font partie des volumes de l’Histoire ecclésiastique, et sont au nombre de huit. Ils ont été réimprimés séparément en 1708, un volume in-12. Le neuvième Discours sur les libertés de l’Église gallicane a été mis à l’index, à la cour de Rome, le 13 février 1725, suivant le catalogue des livres mis à l’index, publié en 1825. Mais le huitième Discours de Fleury est, dans le tome XX de l’Histoire ecclésiastique, le dernier qui soit de Fleury. En tête du XXI, publié par son continuateur (le P. Fabre, de l’Oratoire), est un Discours préliminaire servant d’introduction à l’Histoire du quinzième siècle : c’est sans doute ce morceau que l’Index appelle Neuvième Discours. (B.)
  2. Voyez tome XX, page 42 ; XXVI, 267.
  3. Longueruana, page 111 de la deuxième partie.
  4. La cour de Rome mit à l’index, le 21 avril 1693, l’Institution au droit ecclésiastique, par Fleury ; le 1er avril 1728, son Catéchisme historique (donec corrigatur). Mais le Neuvième Discours, mis à l’index le 13 février 1725, n’est pas de Fleury (voyez la note de la page 238), et c’est le seul qui y soit. (B.)