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Le Pyrrhonisme de l’histoire/Édition Garnier/5

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Le Pyrrhonisme de l’histoireGarniertome 27 (p. 243-246).
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CHAPITRE V.
des égyptiens.[1]

Comme l’histoire des Égyptiens n’est pas celle de Dieu, il est permis de s’en moquer. On l’a déjà fait avec succès sur ses dix-huit mille villes, et sur Thèbes aux cent portes[2], par lesquelles sortait un million de soldats, ce qui supposait cinq millions d’habitants dans la ville, tandis que l’Égypte entière ne contient aujourd’hui que trois millions d’âmes.

Presque tout ce qu’on raconte de l’ancienne Égypte a été écrit apparemment par une plume tirée de l’aile du phénix, qui venait se brûler tous les cinq cents ans dans le temple d’Hiéropolis[3] pour y renaître.

Les Égyptiens adoraient-ils en effet des bœufs, des boucs, des crocodiles, des singes, des chats, et jusqu’à des ognons ? Il suffit qu’on l’ait dit une fois pour que mille copistes l’aient redit en vers et en prose. Le premier qui fit tomber tant de nations en erreur sur les Égyptiens est Sanchoniathon, le plus ancien auteur que nous ayons parmi ceux dont les Grecs nous ont conservé des fragments. Il était voisin des Hébreux, et incontestablement plus ancien que Moïse, puisqu’il ne parle pas de ce Moïse, et qu’il aurait fait mention sans doute d’un si grand homme et de ses épouvantables prodiges s’il fût venu après lui, ou s’il avait été son contemporain.

Voici comme il s’exprime : « Ces choses sont écrites dans l’histoire du monde de Thaut et dans ses mémoires ; mais ces premiers hommes consacrèrent des plantes et des productions de la terre : ils leur attribuèrent la divinité ; ils révérèrent les choses qui les nourrissaient ; ils leur offrirent leur boire et leur manger, cette religion étant conforme à la faiblesse de leurs esprits. »

Il est très-remarquable que Sanchoniathon, qui vivait avant Moïse, cite les livres de Thaut, qui avaient huit cents ans d’antiquité ; mais il est plus remarquable encore que Sanchoniathon s’est trompé en disant que les Égyptiens adoraient des ognons : ils ne les adoraient certainement pas, puisqu’ils les mangeaient.

Cicéron, qui vivait dans le temps où César conquit l’Égypte, dit, dans son livre de la divination, « qu’il n’y a point de superstition que les hommes n’aient embrassée, mais qu’il n’est encore aucune nation qui se soit avisée de manger ses dieux[4] ».

De quoi se seraient nourris les Égyptiens, s’ils avaient adoré tous les bœufs et tous les ognons ? L’auteur de l’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations[5] a dénoué le nœud de cette difficulté, en disant qu’il faut faire une grande différence entre un ognon consacré et un ognon dieu. Le bœuf Apis était consacré : mais les autres bœufs étaient mangés par les prêtres et par tout le peuple.

Une ville d’Égypte avait consacré un chat, pour remercier les dieux d’avoir fait naître des chats, qui mangent les souris. Diodore de Sicile rapporte que les Égyptiens égorgèrent de son temps un Romain qui avait eu le malheur de tuer un chat par mégarde.

Il est très-vraisemblable que c’était le chat consacré. Je ne voudrais pas tuer une cigogne en Hollande. On y est persuadé qu’elles portent bonheur aux maisons sur le toit desquelles elles se perchent. Un Hollandais de mauvaise humeur me ferait payer cher sa cigogne.

Dans un nome d’Égypte voisin du Nil il y avait un crocodile sacré. C’était pour obtenir des dieux que les crocodiles mangeassent moins de petits enfants. Origène, qui vivait dans Alexandrie, et qui devait être bien instruit de la religion du pays, s’exprime ainsi dans sa réponse à Celse, au livre III : « Nous n’imitons point les Égyptiens dans le culte d’Isis et d’Osiris ; nous n’y joignons point Minerve comme ceux du nome de Saïs. » Il dit dans un autre endroit : « Ammon ne souffre pas que les habitants de la ville d’Apis, vers la Libye, mangent des vaches. » Il est clair, par ces passages, qu’on adorait Isis et Osiris.

Il dit encore : « Il n’y aurait rien de mauvais à s’abstenir des animaux utiles aux hommes ; mais épargner un crocodile, l’estimer consacré à je ne sais quelle divinité, n’est-ce pas une extrême folie ? »

Il est évident, par tous ces passages, que les prêtres, les choen d’Égypte, adoraient des dieux et non pas des bêtes. Ce n’est pas que les manœuvres et les blanchisseuses ne pussent très-bien prendre pour une divinité la bête consacrée. Il se peut même que des dévotes de cour, encouragées dans leur zèle par quelques théologiens d’Égypte, aient cru le bœuf Apis un dieu, lui aient fait des neuvaines[6], et qu’il y ait eu des hérésies.

Voyez ce qu’en dit l’auteur de la Philosophie de l’Histoire[7].

Le monde est vieux, mais l’histoire est d’hier[8]. Celle que nous nommons ancienne, et qui est en effet très-récente, ne remonte guère qu’à quatre ou cinq mille ans ; nous n’avons, avant ce temps, que quelques probabilités ; elles nous ont été transmises dans les annales des brachmanes, dans la chronique chinoise, dans l’histoire d’Hérodote. Les anciennes chroniques chinoises ne regardent que cet empire séparé du reste du monde. Hérodote, plus intéressant pour nous, parle de la terre alors connue. En récitant aux Grecs les neuf livres de son histoire, il les enchanta par la nouveauté de cette entreprise, par le charme de sa diction, et surtout par les fables.

  1. Ce chapitre V fut reproduit presque en entier par Voltaire dans ses Questions sur l’Encyclopédie, ainsi qu’on l’a dit, tome XIX, page 352.
  2. Voyez tome XI, page 60 ; XXVI, 385.
  3. Héliopolis.
  4. Voyez la note, tome XI, page 67.
  5. Voyez tome XI. page 67.
  6. La fin de l’alinéa et l’alinéa suivant n’étaient pas reproduits dans les Questions sur l’Encyclopédie, en 1771.
  7. Des Rites égyptiens, Essai sur les Mœurs, etc. (Note de Voltaire.) — Voyez tome XI, page 66.
  8. La fin de ce chapitre avait paru, en 1765, dans le tome VIII de l’Encyclopédie, article Histoire ; voyez la note, tome XIX, page 352.