CHAPITRE Ier
LE ROMAN ANGLAIS AVANT LE XIXme SIÈCLE
§ i
Defoe et ses devanciers
Il est difficile, à cause de son extrême plasticité, de définir le roman, à plus forte raison le roman anglais. Seules les mathématiques permettent de circonscrire avec précision un objet donné. Tout ce qui n’en relève pas échappe à la définition scientifique. À plus forte raison cette image intérieure du monde dont la littérature en ses divers genres n’est qu’un essai de transcription. Et cependant il faut bien, si l’on aborde un sujet rebelle à la notation algébrique, se résoudre, sinon à définir, du moins à distinguer ou à décrire. Tout en répudiant l’espoir d’arriver à une connaissance exacte de la matière proposée, encore faut-il l’appréhender. Si, dans ces limites, on osait tenter une définition du roman, peut-être n’arriverait-on à rien de mieux qu’à dire que c’est une fiction en prose et d’une certaine étendue.
Les Anglais ont, il est vrai, deux mots pour désigner la fiction en prose. L’un : « romance », s’applique aux œuvres où l’imagination prédomine sur l’observation. L’autre : « novel », désigne le genre plus récent qui a pour domaine la vie de tous les jours et de tous les humains. Mais que d’imprécision dans ce partage verbal ! Au surplus, il ne suffit pas de diviser pour connaître. Deux variétés incertaines ne font pas la certitude d’une espèce.
En disant qu’il est une fiction en prose d’une certaine étendue, on manque peut-être en partie aux deux règles d’une bonne définition : s’appliquer à tout l’objet, ne rien enfermer que l’objet. C’est, par exemple, admettre dans le roman, puisqu’elles sont en prose, fictives et généralement prolixes, certaines œuvres d’édification, de polémique, voire d’enseignement ou de simple propagande, qui paraissent croître en nombre, à mesure que le genre augmente en âge. D’autre part, c’est exclure, puisqu’ils sont en vers, une foule de récits poétiques depuis Troïlus and Cressida jusqu’à Marmion et Evangeline, qui, sauf la rime ou le rythme, offrent pourtant bien les attributs du genre.
Il faut le reconnaître, notre définition n’est point entièrement satisfaisante. Trop étroite pour contenir tout l’objet, elle est aussi trop large pour ne s’appliquer qu’à l’objet. Mais c’est qu’en vérité rien n’est définissable de ce qui est par nature indéfini. Or, il existe des romans et des romanciers, des hommes et des œuvres, mais le roman n’a d’autre existence que celle d’une métaphore, et participe en conséquence à l’arbitraire de toute abstraction. Au commencement était le chaos. Tout y resterait sans cette part d’arbitraire qui préside aux classïfications d’idées.
Il est vrai, pour en revenir aux exemples déjà cités, que le roman en vers est aussi plausible que le roman en prose. Mais, si nous élargissons notre définition pour y comprendre des œuvres poétiques, pourquoi n’y pas inscrire aussi le drame, qui serait un roman dialogué, l’épopée qui serait un roman épique, et l’histoire, un roman véridique, ou à peu près ? Au lieu que le roman demeure une des formes de la littérature, c’est la littérature qui deviendrait l’ensemble des formes du roman. Je n’y verrais pas d’inconvénient. Le tout est de s’entendre. C’est justement pour s’entendre que sont faîtes les classifications. Elles entraînent fatalement quelque part un choix, une coupure, dans une matière où tout se tient.
De même, si, pour exclure du genre romanesque les fictions qui sont de pures allégories, des moyens d’exhortation, des aventures sans rapport avec la vraisemblance, on s’avisait de rétrécir le roman à la mesure exacte des réalités, c’est une foule d’œuvres et de chefs-d’œuvre qui en disparaîtrait malgré l’usage, le consentement, qui sont après tout la seule règle en pareille matière. Il en faudrait, par exemple, retrancher Télémaque et Gulliver, et toutes les Utopies, et la foule innombrable des œuvres à thèse qui sont le plus clair de la fiction en Angleterre. Si l’on voulait y inclure de forçe l’analyse des sentiments et des caractères, ce serait en proscrire Robinson Crusoe. Si l’on voulait, de force, y introduire l’intrigue, l’action, le récit, les événements, ce serait le fermer aux psychologues, tels Meredith et Henry James.
Ne nous laissons point émouvoir par l’imperfection et l’insuffisance de toute conception a priori du roman. Toute classification est toujours utile, pourvu qu’elle soit nette et plausible. Elle n’est trompeuse et dangereuse que si elle se substitue à la réalité, dans notre esprit, et devient un objet au lieu d’un instrument de recherche.
Pour le moment, contentons-nous de dire que le roman anglais est une fiction en prose d’une certaine étendue. C’est bien large, et par certains côtés trop étroit. Mais c’est clair, et il faut s’arrêter quelque part.
Au surplus, toute recherche part d’une définition abstraite qui la circonscrit pour arriver à une autre qui la conclut, plus rigoureuse et plus concrète. En route, le témoignage des faits se charge des adaptations nécessaires.
La fiction en prose date de bien avant le XVIIIme siècle, mais le roman anglais ne remonte point au delà. Tout ce qui est compris sous ce nom avant Defoe paraît avoir été d’importation étrangère. C’est seulement après lui, quand Richardson et Fielding eurent publié leurs œuvres, que l’Angleterre ayant, si l’on peut dire, créé sa marque, commença d’exporter, de conquérir, et à son tour répandit sur le monde le type nouveau qu’elle avait élaboré. Au moyen âge, les Normands avaient apporté de France aux Anglo-Saxons leurs histoires de chevalerie et leurs contes. Les récits épiques, venus de France ou conservés chez les Celtes des deux Bretagnes, firent plus que se reproduire. L’un des premiers livres imprimés en Angleterre fut A Book of the noble Historyes of King Arthur and of certen of his Knygktes, par Malory, qui sortit en 1495 des presses dé Caxton, et ne cessa d’être réimprimé jusqu’au XVIIme siècle. Les contes n’eurent point la même fortune. C’est par une « Utopie », c’est-à-dire par une satire sociale, que débute le roman anglais au XVIme siècle. Thomas More écrivait en latin. Rabelais écrivait en français vers le même temps une autre satire universelle, une autre Utopie infiniment plus vigoureuse et plus compréhensive, plus humaine. Il ne saurait être question d’assimiler ou même de comparer deux œuvres sans commune mesure. Mais il y a plus qu’une coïncidence dans cette annonciation simultanée du roman par « l’Utopie » tant en France qu’en Angleterre. La révolte de l’esprit contre l’époque n’est absente à aucun moment dans l’histoire de la fiction. Elle précède ou accompagne tous les réveils du genre, et les annonce par des œuvres retentissantes. More au XVIme siècle, Bacon au XVIIme, Swift au XVIIIme, Godwin au XIXme, Wells au XXme, sont les précurseurs d’un renouvellement de la fiction. La chaîne est ininterrompue des Voyages dans un monde meilleur, fût-ce celui de la Lune. Même au XVIIme siècle, les Oceana succèdent aux Atlantis. Mais les chaînons obscurs et rouillés en sont périodiquement interrompus par des points brillants d’acier neuf. Point de grande transformation du roman qui ne traduise une révolution de mœurs et d’idées. Point de révolution de mœurs ou d’idées sans une « Utopie » qui l’annonce ou l’exprime. Le roman, et spécialement le roman anglais, est un des moyens favoris qu’ont la race, la nation, l’époque pour prendre conscience d’elles-mêmes. La conscience s’émousse par la continuité, la tradition. Elle se réveille par le contraste et se réalise par la révolte. Loin d’être par essence traditionnelle, la fiction, comme toute vie, est changement, se perpétue par l’opposition, et se reproduit autant au moins par explosions de révolte que par phases d’obéissance. La fidélité à la tradition n’est pas plus normale que l’infidélité n’est accidentelle. La révolution ne s’oppose pas à l’évolution. Elle en est un procédé.
Nous retrouverons cette idée chez les romanciers du XXme siècle. Mais, dès le début, il y avait lieu de marquer que si la période contemporaine du roman anglais, l’une des plus riches et des plus grandes, se trouve caractérisée par un soulèvement irraisonné contre les disciplines récentes, et une disposition aux violences conscientes, préméditées, contre l’ordre immédiatement antérieur, il y aura là, non point le témoignage d’un accident, ni le symptôme d’une maladie, mais le sceau de la vie. La tradition, même dans le roman anglais, ce n’est pas la convention, mais le contraire.
Le temps d’Elisabeth vit une floraison riche et soudaine de fictions en prose. Il y eut là comme en tous domaines une fièvre, une exubérance incroyables. L’abondance, la variété de cette production pourrait faire croire qu’alors commence le roman anglais. Il n’en est rien. Les œuvres de la fin du XVIme siècle procèdent manifestement de l’imitation étrangère, non d’une observation immédiate, nationale. La forme en est suprêmement artificielle. C’est le gongorisme espagnol, fait de similitudes et d’antithèses, de métaphores et d’allitérations, bref, le sublime du précieux. Sujets et personnages sortent de milieux exceptionnels (la cour ou les brigands) quand ils ne relèvent pas exclusivement de la fantaisie.
En 1579 et 1580 paraissait l’Euphues de Lyly[1], où triomphe et s’étale en langue anglaise l’amphigourisme à la mode espagnole. C’est un roman pédagogique où les dissertations sur l’amour alternent avec les discours sur l’éducation. Comme tant d’autres écrivains du seizième siècle (Rabelais et Montaigne en France, Roger Ascham en Angleterre), l’auteur a pour sujet et pour objet la formation de l’homme idéal.
Pendant les dix ans qui vont de 1585 à 1595, Greene et Lodge inondent l’Angleterre de productions du même genre et du même style. En 1590 l’Arcadia de Sir Philip Sidney, écrite dix ans plus tôt, est publiée. C’est une vaste chevalerie plutôt qu’une pastorale, qui contient la matière de tout un cycle. Les aventures de Musidorus, prince de Thessalie, et de Pyroclès, prince de Macédoine, recherchant l’amour de Pamela et de Philoctea, filles du roi Basilius d’Arcadie, se déroulent parmi les héros sans patrie et sans époque que, depuis deux générations, Jacopo Sannazaro avait fait connaître dans son Arcadia (1504). Il faudrait avoir fait une étude spéciale des romans du même genre publiés pendant les quarante à cinquante ans qui suivirent pour oser dire que l’inspiration étrangère y est partout flagrante et l’atmosphère artificielle. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’apprécier, mais de constater. Dans certaines œuvres de Greene, on trouve un élément sincère d’autobiographie[2], et l’on voit surgir un instant des bas-fonds la créature de misère et de malheur que Defoe ressuscitera plus tard. Mais, dans l’ensemble, on peut dire que le roman héroïque et pastoral au temps le plus brillant peut-être de la littérature fut l’image, non de la vie anglaise, mais de sa culture, ses aspirations, ses sentiments.
Parallèlement, simultanément se développait en Angleterre le récit picaresque venu d’Espagne. Les guerres incessantes des XVme et XVIme siècles, l’état général de la société, la vulgarisation des armes à feu, avaient couvert les routes d’aventuriers, seigneurs ou mendiants, qui vivaient de bons et mauvais tours. Déjà le coquin in génieux avait alimenté la fiction. Mais Renart est allégorique, Eulenspiegel un lourd farceur, Panurge un philosophe. Le picaro de Lazarillo de Tormes et de Guzman d’Alfarache, type à la fois plus réel et plus actif, séduisit et essaima.
Toutes les époques de grands troubles où l’humanité se trouve lancée, malaxée, pulvérisée sur les chemins de l’univers, laissent après elles une écume en mouvement. Il y a déjà des types picaresques dans notre littérature de guerre et d’après guerre. Il y en aura bien plus dans quelques années. Jack Wilton, le héros de l’Unfortunate Traveller, que Thomas Nash présentait au public anglais en 1594, est l’ancêtre d’une immense famille de criminels et d’aventuriers que Bunyan, Defoe, Fielding, Smollett et Thackeray perpétuèrent jusqu’à nos jours. C’est par eux que le roman du temps d’Elisabeth anticipe le roman moderne. Il serait intéressant d’explorer l’origine de cette lignée et d’y montrer les débuts du réalisme. Citons du moins le Thomas of Reading de Deloney, où l’auteur, un tisseur de soie londonien, a, dès 1596, dépeint la vie ouvrière de Londres et tracé des scènes de crime qui annoncent le roman à frisson.
À travers toute la première moitié du dix-septième siècle, on suit dans la fiction en prose ces deux veines, l’une héroïque, pastorale, amoureuse, l’autre drue et canaille. L’Urania de Lady Mary Wroth (1621), la Parthenissa de Bayle (1664), l’Aretina de Mackenzie (1661), pour ne citer que deux ou trois noms dans cette époque fertile et mal connue, rappellent à la fois l’Arcadia de Sidney et les œuvres contemporaines de La Calprenède et de Mlle de Scudéry. D’autre part, les coquins et les brigands, souvent peints pour ou par eux-mêmes (jusque dans les quatre volumes de The English Rogue, par Richard Head et Francis Kirkman, 1665-1680), avaient, dès le temps d’Élisabeth, pris l’habitude édifiante de se confesser et de se repentir. Ils sont, dans la génération suivante, enrôlés au service de la religion, qui s’annexe en même temps les héros du roman chevaleresque, les habille d’allégories, et lance cette compagnie bigarrée à la conquête du paradis. Ainsi le puritanisme militant suscite une série d’œuvres oubliées, parmi lesquelles le Bentivolio de Nathaniel Ingelo fait, dès 1660, nettement pressentir la puissance du Pilgrim’s Progress de Bunyan (1678 et 1684). Dès lors, la préoccupation morale ne quittera plus guère la fiction anglaise, même quand, avec Mrs. Behn (Oronoko, 1688), le roman aura envahi les tropiques, incorporé l’exotisme et les sauvages. Il faudrait encore, au XVIIme siècle, montrer une réaction continue contre les absurdités de la fiction héroïque, le progrès secret de l’observation, même dans l’allégorie, l’apparition de l’art dramatique dans la composition[3].
L’aventure picaresque, le sentiment puritain, l’exotisme, le déplacement perpétuel, la précision du détail, le dédain de l’héroïque, tout cela va se retrouver chez Defoe. Surtout, il y aurait lieu de suivre la multiplication des livres de « caractères », puis le développement de l’ « essai » dans les revues et pamphlets, pour comprendre comment s’est élaborée cette analyse quasi-photographique des personnages et des milieux, qui a distingué le roman anglais dès sa création. Les lettres de Paméla ne procèdent pas moins du Tatler que les hors-d’œuvre de Tom Jones des essais du Spectator.
Ainsi, vers la fin du XVIIme siècle se groupaient les éléments d’un genre nouveau. Le roman avait été jusqu’alors une mode et une imitation, destinée à un cercle restreint, vouée aux sujets d’exception.
À peine trois générations d’hommes avaient encore vécu depuis l’invention de l’imprimerie. Mais Réforme et Révolution n’avaient pas en vain multiplié les lecteurs et créé jusque dans le peuple un besoin quotidien de lecture. Les journaux venaient de commencer et permettaient d’y satisfaire. Le public de Defoe était né. Ce très grand écrivain, longtemps méconnu, souffla la vie au cœur de la fiction.
Daniel Defoe serait inexplicable si l’on ne voyait en lui que l’auteur de Robinson Crusoe. Ce fut un géant de lettres, un phénomène de fertilité, auprès de qui Balzac lui-même paraît un enfant. Nous avons de lui deux cent cinquante ouvrages et plusieurs autres centaines lui sont attribués. Les romans ne sont qu’une partie de ses œuvres, et secondaire à ses yeux. Il ne commença de les écrire qu’à soixante ans. Jusqu’alors, il avait fait tous les métiers, ceux de lettres et les autres : soldat, bonnetier, briquetier, imprimeur, mais surtout et toujours pamphlétaire, journaliste à gages. C’était sa vocation. Il avait produit à la tonne des écrits de polémique, de vulgarisation, de réclame, avec tous les moyens de persuasion, licites ou non : lettres factices, récits apocryphes, catastrophes imaginaires, bilans forgés, témoignages fictifs, fausses confessions, personnages inventés. Le tout avec un tel luxe de détails, de précisions, de circonstances, que la fiction paraissait aussi vraisemblable que la réalité. C’est après quarante ans de mystifications qu’il se met à écrire des romans. On devine ce qu’il y apporte. Toutes ses histoires avaient été calculées pour démontrer irrésistiblement quelque chose. Un jour, par détente, intérêt, instinct, il en fait qui ne prouvent plus rien. Mais le tour de main, le métier, le génie, font qu’elles ne sont pas moins exactes, circonstanciées, et qu’elles emportent la conviction sans avoir l’air d’y prétendre.
C’est ainsi que fut produite, au milieu de mille autres besognes, une étonnante série de fictions : Robinson Crusoe (1719), Mr. Duncan Campbell, The Life of Captain Singleton (1720), Moll Flanders, Colonel Jack (1722), Roxana (1724), Memoirs of a Cavalier (1720), Journal of the Plague Year (1722). L’immédiate postérité s’empare de Robinson Crusoe et en fait une seconde Bible de l’humanité. Nous découvrons d’autres testaments dans l’œuvre de Defoe, celui de l’opprobre et de la misère, par exemple, dans Moll Flanders. Puis, Defoe retourne à ses affaires, à ses idées, à ses projets, et meurt, compilant, ergotant, inventant, toujours précis comme le fait, indifférent comme la nature, rapide comme l’action, vivant comme la vie.
Qu’importe qu’il ait ou non connu ses devancier ? Il n’avait que faire des héroïques et des pastoraux, des bêleurs et des pourfendeurs. Le récit picaresque, il l’invente autant qu’il le continue. Ses personnages sont gens de rien, matelots, prostituées, coupe-mailles. Mais il les connaissait. L’humanité y est proche. Public et éditeurs les demandaient. Or Defoe est serviteur de ses patrons et de ses clients. C’est par le service de la réalité, de la nécessité, qu’il rencontre, sans peut-être le savoir, un art immortel. Il exonère d’avance tous ces tâcherons inspirés qui découvrent leur génie par leur tâche.
Avec l’aisance presque indifférente du spécialiste il extrait sans effort, sans bruit, avec une terne et puissante et rapide abondance, sa manière comme romancier de sa pratique comme pamphlétaire. Il inscrit dans une seule destinée la courbe séculaire par où l’art est issu de la vie. Des myriades de potiers ont précédé la céramique. Le roman de Defoe sort du journal comme le vase de la jarre. D’autres en feront une urne. Il n’est pas le Messie du roman anglais, mais son précurseur. Avec une magnifique simplicité de vision et de moyens qui lui assure, comme aux grands classiques, l’éternelle attention des enfants, il est remonté par nécessité jusqu’à la source de la fiction. Il l’a retrempé dans le métier, il en a retrouvé l’essence, annoncé les incarnations. Si l’art du conteur consiste avant tout à conter, à faire croire, à créer l’illusion du réel, alors Defoe devait précéder Richardson et Fielding. Il n’a pas mis dans le roman tout ce qu’ils y apporteront, — analyse, émotion, humour. En revanche, ils n’y mettront rien de supérieur à ce qu’il y apporta, car sa contribution, c’est l’essentiel, à savoir : le mouvement, la vraisemblance et la vie.
§ ii
Richardson, Fielding, Smollett
Quand le roman, encore dans ses langes, s’annonçait avec Defoe, la poésie avait déjà fourni des chefs-d’œuvre insurpassables : le drame de Shakespeare, l’épopée de Milton. Le pamphlet, le journal, grandis depuis un siècle, la satire en prose et en vers, la théologie et la philosophie, héritières de plusieurs générations, manifestaient une puissance d’adultes. Cependant la fiction n’avait encore trouvé ni son organe ni son public. Cantonnée dans le haut et dans le bas de l’échelle sociale, il semblait qu’elle n’eût d’autre sujet que l’amour ou le crime, d’autres personnages que les princes et les fripouilles. Cependant le temps venait où les classes marchandes et les classes bourgeoises, ni canailles ni élégantes, voulaient à leur tour se regarder dans un miroir des mœurs. Instruites par le journal, travaillées par la politique et la religion, profondément émues par le méthodisme, prosaïques et sentimentales à la fois, dégoûtées de la raison pure, défiantes de la pure imagination, mais assoiffées d’émotion, de sympathie, les classes moyennes du xviiime siècle attendaient leur interprète. C’est en elles et pour elles qu’est né le roman anglais : Richardson, Fielding et Smollett sont leurs truchements.
Tout à coup, en quinze ans, quinze courtes années, — de 1739 à 1754, — voilà soudain le roman britannique, non seulement établi, mais suprême en influence, créé de toutes pièces, créateur lui-même d’un mouvement européen qui aboutit à Rousseau.
Ce mouvement s’est accompli en deux temps de cinq années, séparés par une période d’égale durée. Premier groupe, de 1739 à 1744 : Pamela de Richardson, Joseph Andrews et Jonathan Wild de Fielding, David Simple de Sarah Fielding. Fuis, cinq ans d’arrêt. Deuxième groupe, de 1749 à 1754 : Clarissa et Sir Charles Grandison de Richardson, Tom Jones et Amelia de Fielding, Roderick Random et Peregrine Pickle de Smollett.
Nouvel arrêt de cinq années. Puis quelques retardataires ou succédanés s’échelonnent jusqu’à The Vicar of Wakefield de Goldsmith (1765), Tristram Shandy de Sterne (1767), Humphrey Clinker de Smollett (1771).
Déjà, en 1764, le roman sensationnel et horrifiant était né, et, avec la fiction terrorisante ou doctrinaire, allait tenir le devant de la scène jusqu’au XIXme siècle.
Il va sans dire, malgré la critique victorienne, choquée par l’amoralité de Defoe, qu’il est un des créateurs du roman anglais au même titre que Richardson et Fielding. Mais sa contribution, isolée, indépendante, devance de vingt ans l’épanouissement simultané auquel ont concouru les autres grands romanciers anglais du XVIIIme siècle. Même en le comprenant dans la période de création du roman anglais, elle ne s’étendrait encore qu’à quarante années, c’est-à-dire un instant si on la compare au développement des autres genres littéraires, drame, poésie, etc.
Or nous connaissons depuis longtemps des exemples d’espèces qui s’éteignent, — le monde est plein de fossiles, — la littérature aussi. Nous en connaissons aussi qui ressuscitent, grâce aux circonstances, après une quasi-extinction. Mais cette explosion de force vitale, ce bond soudain de l’organisme vers une forme nouvelle, cette apparition si rapide et en apparence spontanée d’un genre nouveau, voilà qui fait penser aux récentes découvertes dont l’effet est de montrer jusque chez les êtres vivants certains phénomènes comparables à ceux des révolutions dans les sociétés. Il ne faut point se berne de métaphores, prendre une espèce littéraire pour une espèce animale. Mais, à titre de similitude, on peut dire que le roman britannique, pendant sa courte histoire, se comporte comme ces plantes dont le botaniste de Vries a prouvé l’aptitude particulière à varier soudain dans tous les sens. Il est un des meilleurs exemples dans la littérature de cette mutabilité par explosion qui succède, sans les exclure, aux longues périodes évolutives. Dans sa courte et vivante histoire, il semble bien qu’il y ait eu trois au moins de ces élans révolutionnaires, dont le dernier, au début du XXme siècle, n’est peut-être pas le moins curieux.
Sans doute, le roman picaresque avait popularisé l’atmosphère de brigandage et d’aventures où le roman anglais avec Defoe et Smollett recommencera de s’ébattre. Dans la période qui précède immédiatement son éclosion, le Francion de Sorel, et surtout le Roman bourgeois de Furetière, avaient préparé les voies à une réaction britannique contre les bergeries et les chevaleries où s’attardait l’âge pourtant bien prosaïque de la Restauration. Après Defoe, l’imitation de Lesage peut avoir inspiré Fielding, et celle de Marivaux, Richardson. Mais l’abîme n’en est pas moins immense entre le roman tel que l’a pris la grande et courte période du XVIIIme siècle et le roman tel qu’elle l’a laissé. Le même nom convient mal aux deux variétés.
Un petit imprimeur tout rond, débordant de facilité verbale, indifférent à l’action, pétri de sentiment et de morale à fleur de peau, très féminin et très pratique, frôleur et chérissant, se met un jour à écrire à l’usage des bourgeoises et des cuisinières un guide épistolaire. L’histoire d’une servante séduite s’offre à lui comme thème. Elle commence au hasard et finit n’importe où. Mais il y jette tout ce qu’il a, pendant sa vie, accumulé d’observations intérieures et extérieures sur les personnages de la vie commune. Vêtement, ameublement, nourriture, soin des bébés, direction des domestiques, tout y est pêle-mêle, avec le snobisme de sa classe, de son pays, la facile émotion du sexe agité, la lutte des égoïsmes, et le concert des sentimentalités sous le couvert d’une morale conventionnelle. Telle est l’histoire de Pamela, mais telle aussi, malgré les différences d’objet et de milieu, celle de Clarissa et de Grandison. Il n’y a point de mystère et point de gaîté, peu de grâce et de vraie sympathie humaine dans ces interminables monographies. Mais jamais encore le jeu des motifs et des mobiles n’avait été pareillement étudié. Les caractères et le pathétique se trouvent à titre définitif introduits dans la fiction.
Plus complet peut-être, et plus humain, Fielding apporte en outre la sympathie humaine, et ce don de l’humour qui n’est autre chose que le sens de la vie. Il se soucie moins de la morale et du sentiment. Mais il sait peindre et il sait rire. Il présente le haut et le bas de l’humanité. Son Tom Jones est un résumé de l’existence et des mœurs anglaises au XVIIIme siècle. Il est généreux et sincère dans son exposition des faiblesses comme des grandeurs de notre nature. Avec lui, le soleil de la vie intégrale luit dans le roman. Il a traîné comme Defoe dans les bas quartiers de la littérature et de la société. Comme Defoe, il est esclave de la « copie ». Mais il a fréquenté aussi les tavernes et les beaux esprits. Il a bien bu, bien mangé, bien ri, dissipé plusieurs fortunes, écrit des comédies, plaidé comme avocat. Il écrit son premier roman, Joseph Andrews, pour se moquer de la sentimentalité moralisatrice qu’exsude Pamela. Mais la vérité de la nature se substitue à l’intention de la caricature. Et il finît par ajouter une vérité plus large à celle que Richardson avait déjà conçue. Il a créé tout un monde de caractères, et, dans ce monde, touché la gamme presque entière des sensations et des sentiments. Avec lui, le roman anglais est de plain-pied entré dans l’immortalité par l’universalité.
Peut-être lui manquait-il pour finir de localiser, et, si l’on peut dire, « britanniser » la fiction, cette rudesse courte et drue, enfantine dans sa simplicité, volontiers caricaturale, que développe l’existence sommaire de l’aventurier et du marin.
Smollett, aide de chirurgie à bord d’un vaisseau de guerre, puis médecin colonial, et jusqu’à la fin de sa vie ouvrier de plume inlassable et besogneux, va reprendre jusqu’à Defoe, Lesage, et au roman picaresque la vertu du mouvement, la clarté des contours, la prééminence du récit, la simplicité de la vision. Ces attributs essentiels de la fiction risquaient un peu de disparaître dans l’analyse et le sentiment. Plus tard, Goldsmith corrige le pathétique par une courtoise et latente ironie du pathos. Sterne adoucit par son impressionnisme sentimental et par son imprécision — qui est aussi dans la nature — ce qu’il y avait peut-être d’un peu trop arrêté chez ses devanciers. C’est par cette dégradation nuancée que le roman d’observation et de vie moyenne s’endort et s’efface avant le réveil romantique.
Avant, il y a des récits sans caractères (et parfois sans émotion) comme chez Defoe, ou des caractères sans récit et sans émotion, comme dans les remarquables esquisses psychologiques d’Addison et de Steele. Avant, il y avait des parties du roman anglais, des attributs épars ou successifs de l’espèce.
Après, l’espèce nouvelle est née, avec tous ses organes. Elle fera de nouveaux bonds, se développera par le même procédé soudain, épidémique, irrésistible. Mais elle existe. L’essentiel est fait par la combinaison de l’action, de l’analyse, du sentiment. Le roman a en effet dès lors le récit, le caractère, l’émotion. Des exemples et des modèles sont créés, où s’affirme la prédominance tantôt de l’un, tantôt de l’autre de ces trois éléments. Mais ils sont là, tous en même temps, parfois chez le même homme, Fielding, par exemple. Ils sont là, comme dans l’âme humaine sont l’action, l’intelligence et la sensibilité.
D’autres apporteront l’ambiance, les rapports avec l’extérieur, le groupe, la race, la vie collective, le mystère de l’inexprimable. Le roman se développera comme la plante, par échanges avec l’atmosphère. Il en subira les poussières et les pollutions. Il contribuera suivant les circonstances à l’empoisonner et à la purifier. Il étendra son domaine à tous les domaines de l’univers, et à l’univers lui-même. Mais désormais il existe ; il a droit de cité parmi les hautes créations littéraires de tous les temps et de tous les pays.
§ iii
La Fin du XVIIIme Siècle
À la fin du dix-huitième siècle, le roman anglais, comme un fleuve arrivant en plaine, se divise en s’étalant.
D’une part, il étend son domaine. Sterne avait, à cet égard, été l’initiateur, le libérateur. Le roman risquait de rester un miroir social plutôt qu’humain. Sterne en relâche la structure mais en élargit le cadre. The Life and Opinions of Tristram Shandy n’est autre chose que le tableau des humeurs et sentiments de l’auteur. Récit de mœurs ou d’aventures, peinture de passions, analyse de caractères, histoire, intrigue, tout cela passe au second plan. Au premier s’ébattent les caprices et les impressions, les goûts et dispositions de Laurence Sterne, et même ce qu’il y a de plus fugitif, de plus insaisissable dans son âme, de plus irréductible à l’analyse, savoir : les nuances d’humeur et les mouvements inconscients de la sensibilité. Désormais le roman peut servir et sert en effet à tout. C’est l’Essay narré de Montaigne.
Certains auteurs de cette période redrapent en effet à la mesure plus précise et aux proportions plus vastes de leur temps l’éternel manteau de la fiction sur leurs idées, leurs opinions, leurs projets. Johnson, dans Rasselas, avait fait du roman un instrument de philosophie, Mackenzie, élève de Sterne, y manœuvre tout le jeu de l’impressionnisme. Johnstone (The History of a Guinea) l’emploie à la satire économique et sociale. Hannah More s’en sert pour enseigner la morale et les convenances. Avec Godwin et les doctrinaires, Holcroft, Bage, il sert de moyen à la politique et d’outil à la révolution. Cette école, s’appliquant plus tard à un régime plus complexe, créera le roman social, qui ne cessera plus jusqu’à nos jours. Miss Edgeworth décrit l’existence irlandaise avec une vraisemblance et une fidélité que sa prétention moralisatrice réussit parfois à rendre ennuyeuses. Plus tard, Lady Morgan imite Miss Edgeworth. Susan Ferrier et Mrs. Brunton font pour l’Écosse ce qu’a fait Miss Edgeworth pour l’Irlande, en y ajoutant la couleur archaïque dont Miss Porter a trouvé la formule, et Walter Scott créé la marque, établi le succès. Dès lors, aucune année, aucune région ne sera sans romans locaux.
Parallèlement, simultanément, les imaginations, lasses des réalités présentes, du rationalisme exact qui présidaient à la renaissance du roman anglais, se tournent avidement vers le passé — qu’on appelait alors le « gothique », et recherchent à la fois le mystérieux, le surnaturel, et l’exotique, le terrible et l’archaïque. Ce frisson nouveau, Walpole l’annonce dans son Castle of Otranto (1764), William Beckford dans Vathek. Mrs. Radcliffe le propage et l’amplifie dans la série de ses histoires à la chair de poule comme The Mysteries of Udolpho. Lewis et Maturin peuplent de fantômes et de miracles leurs copieux feuilletons.
Entraînée ainsi loin du présent, hors du réel, soustraite à l’analyse intérieure, la génération du début du dix-neuvième siècle était mûre pour le roman romantique qui a le passé pour cadre, et l’extraordinaire pour sujet. Walter Scott pouvait venir.
Sous ce raz d’imagination, le courant d’observation et d’analyse créé par le dix-huitième siècle se perpétue néanmoins, et aboutit, par la fiction domestique de Fanny Burney[4], au roman de Jane Austen. Si le génie plutôt que l’influence, si la valeur du romancier plutôt que le développement du roman, étaient la mesure ou l’objet de ces notes, Jane Austen nous retiendrait plus longtemps peut-être qu’aucun de ses devanciers et successeurs. Il n’est pas sûr qu’aucun écrivain de fiction ait été plus admirablement créateur. Mais sa création, parce qu’elle était en miniature, son œuvre, parce qu’elle tint peu de place et peu de temps, n’étaient pas susceptibles de dévier à leur suite le roman anglais, que Walter Scott entraînait alors vers d’autres voies. Jane Austen appartient à cette race d’écrivains chez qui c’est la postérité qui découvre ce qu’ils apportaient à leur génération. Elle eut du succès, fut admirée, mais point immédiatement suivie. Son art n’était pas d’accord avec son temps. Elle écrivit en marge. Pareille destinée devait échoir plus tard à Meredith, et partiellement à Thomas Hardy.
Née en 1775, elle avait à vingt-deux ans fini son meilleur roman (Pride and Prejudice). Cette jeune fille, presque une enfant, n’avait jamais quitté le presbytère natal, jamais eu d’autre milieu que sa famille, d’autre expérience que la vie d’un village. Le fait est caractéristique. Elle n’eut aucune aventure, aucun besoin apparent d’émotions, elle ne se maria point, ne quitta jamais sa famille et la plus calme province, mourut à quarante-deux ans. Ses trois premiers romans : Pride and Prejudice, Sense and Sensibility, Northanger Abbey, étaient écrits avant qu’elle eût vingt-six ans. Elle ne les publia qu’entre trente-quatre et trente-neuf ans. Les trois derniers : Mansfield Park, Emma, Persuasion, sont de la même époque et ne témoignent d’aucun changement sensible dans sa manière. Cette œuvre brève est tout entière pareille à elle-même. Les événements n’y comptent pour rien, la seule aventure est un enlèvement. Tout l’intérêt est dans la peinture et les rapports des caractères. Mais là, Jane Austen est unique. Il importe peu que son univers soit limité. Le monde moral tient dans un village, dans une famille. La fidélité des portraits est indépendante de leur taille. Jane Austen a fondé le réalisme domestique. Jamais, avant ni depuis, la vie de tous les jours n’a, dans un petit cadre, été reproduite si minutieusement, si diversement, si vigoureusement, et n’a mieux, en somme, évoqué la vie de tous les temps et de tous les êtres, celle qui se déroule en nous, pas autour de nous, à l’intérieur, non à la surface.
C’est dans une direction toute contraire que Walter Scott, à la même époque, entraînait le roman anglais. « Cette touche exquise, » confessait-il, à propos de Jane Austen, « qui, par la vérité de la description, rend intéressants même les êtres et les choses les plus ordinaires, elle m’a été refusée. »
Qu’est-ce en effet que Walter Scott ? Un poète rentré, un grand poète épique, narratif, descriptif, évocateur, lequel, déçu et dépassé dans la poésie, prend sa revanche en prose. Il anoblit le roman en y portant l’éclat des genres jusqu’alors dits nobles.
Notre génération oublie Walter Scott. Son œuvre lui paraît un article de musée. Chez ce conservateur, il y avait un révolté, celui qui est au fond de tout romantique. Il avait été littéralement « séduit » dans sa jeunesse par les vieilles ballades écossaises. Elles offraient aux imaginations tourmentées, dans leur cadre archaïque mais réel, une matière aussi riche et plus solide que les romans- cauchemars alors en vogue. Ses premières œuvres sont aussi des romans, mais en vers : The Lay of the Last Minstrel, Marmion, The Lady of the Lake. Soudain, Byron lui ravit la palme et le succès poétiques, parce qu’il exprime mieux, dans des ouvrages du même genre, la révolte du sentiment et de l’imagination. Walter Scott se retire d’abord. Puis, neuf ans après avoir commencé Waverley, il reprend et complète en quelques semaines cette esquisse en prose (1814). Mais il y reste poète, homme d’imagination. Le succès est immense, foudroyant. Scott avait déjà plus de quarante ans. Il n’avoue pas d’abord son œuvre et reste plus de treize ans anonyme, parce qu’il a le sentiment d’avoir déchu. Mais il la continue, inlassablement, et sans lasser la vogue. En dix-sept années, de 1815 à 1832, il met sur pied un monde énorme de fiction : vingt-neuf ouvrages, dont une vingtaine sont des chefs-d’œuvre. Aucun, sauf St. Ronan’s Well, n’est dépourvu d’un élément d’histoire ou de légende. Les plus grands en sont chargés. Sauf Ivanhoe et Kenilworth, tous traitent de la vieille Écosse. La masse de son œuvre, son prodigieux succès, la richesse alors fabuleuse qu’elle lui rapporte, expliquent cette dignité mondaine dont le roman se trouve désormais revêtu. Pour grandir à la fois le littérateur et son genre, rien ne manque à Walter Scott, ni la misère imméritée où le jette la catastrophe de ses éditeurs et associés, ni l’auréole de courage, de probe grandeur, que lui valent ensuite sept années d’esclavage volontaire et de labeur forcené. Il en meurt en 1832. Ce boiteux avait marché droit et porté le roman plus loin, plus haut que personne.
Pourquoi ? Il lui avait conféré la grandeur de la poésie épique. Il fallait sans doute un poète passionné pour introduire dans ses résurrections — il n’y a pas d’autre mot — cette musique et surtout cette couleur intense qui fut à bon droit signalée par Ruskin. Mais aucune passion, aucune poésie ne garantit la vérité ni l’intensité. Or il voyait le passé parce qu’il l’avait vécu, parce qu’il y vivait chaque jour, et presque chaque heure de son existence. D’où la qualité concrète et « matter of fact » de ses évocations. Il ne perçoit guère, il est vrai, que l’extérieur de ses personnages et de leur époque. Il se contente des idées et des sentiments qui appartiennent à tous les âges. Ses héros sont parfois inconséquents, ses récits incohérents, parce qu’il cherche surtout des scènes, des aspects. Encore ne faut-il pas oublier que The Bride of Lammermoor est admirablement composé, et que sauf les excentriques, les originaux, ses héros sont des êtres de chair et d’os aussi vivants que les contemporains. Qu’on se souvienne de son Jacques Ier, de son Louis XI, et de Morton et de Monkbarns. La vie est pour lui un spectacle plutôt qu’un problème. Mais l’immense majorité des hommes n’y voit et demande pas autre chose. Et c’est sur l’opinion de l’immense majorité que Walter Scott a fondé la grandeur de son œuvre, de son nom, et solidement assis la vertu du roman. Désormais, le roman traduit l’histoire, remplace la poésie. Entre Defoe et Addison, Fielding et Johnson, il y avait un monde social. Walter Scott est, parmi les auteurs, comme un pair du royaume. Avant lui, rien n’était indigne du roman. Après, il n’est plus rien dont le roman ne soit digne.