Le Roman de Renart/Aventure 20

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Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 117-121).

VINGTIÈME AVENTURE.

De la chevauchée de Renart et de Tybert dans la maison d’un vilain, et comment Tybert y dut laisser sa queue en gage.



Un beau jour de printems, autour de l’Ascension, damp Renart, sortant de Maupertuis très-affoibli par une longue diette, fit rencontre de Tybert auquel il adressa le premier la parole. « Mon bel ami, puis-je savoir quel heureux vent vous amène ici ? — Assurément ; j’allois rendre visite à un vilain dont l’enclos se trouve à peu de distance. Le vilain est marié, sa femme dispose de tout ; elle a serré dans sa huche un grand pot de lait, je veux savoir quel goût il a. Allons ensemble, sire Renart, je vous montrerai comment on peut entrer au logis ; mais j’y mets une condition, c’est que vous engagerez votre foi de me tenir bonne et loyale compagnie, et de ne venir qu’après moi. Il y a là force chapons et gelines, je n’y prétends rien. — Soit ! » répondit Renart, « je prends l’engagement de te suivre et de ne rien prétendre avant toi de ce qui pourra nous convenir à tous deux. » Ils pressent alors le pas. Arrivés devant la haye, ils se trouvent en présence d’un pieu rompu qui déjà plus d’une fois avoit livré passage à Tybert ; bientôt ils furent dans l’enclos. Renart flairoit déjà le gelinier et se dirigeoit de ce coté, mais Tybert l’arrêtant : « On ne réussit que par adresse et prudence : le vilain dort, l’attaque du gelinier peut le réveiller, et dès lors il faudroit faire retraite. Allons à la huche, nous l’ouvrirons sans danger, les chapons viendront ensuite. » Ce raisonnement ne persuadoit pas Renart. « Écoute-moi donc, » reprend Tybert, « si tu vas d’abord aux poules, les chiens pourront te sentir, te donner la chasse et te mordre : j’en aurois du chagrin, car cela nuiroit à mes intérêts. Faisons mieux : allons d’abord au lait, il en restera pour toi, je t’assure. — J’ai promis de te suivre, » répond Renart que le lait tente bien un peu ; « allons donc à la huche. »

Tybert montre le chemin, entre dans la maison, et désignant le grand coffre à son compagnon : « Soulève le couvercle, ami Renart, afin que j’y puisse entrer le premier : tu sais nos conventions. » Renart fait ce qu’on lui dit ; Tybert passe la tête, le corps, la queue ; il se met à l’œuvre et lappe le lait avec recueillement. Renart soutenoit le couvercle, mais la vue du lait le faisoit geindre et frémir de convoitise. La langue lui bruloit en voyant Tybert humer avec tant de plaisir. « Ah ! Tybert, tu te trouves bien là, il me semble ; tu as tout ce que ton cœur vouloit. Maintenant, sois bon compain ; remonte, car par saint Denis je suis fatigué de soulever ce pesant couvercle, et je n’aurois pas la force de continuer. « Remonte, mon cher Tybert, mon bon Tybert !… »

L’autre, préoccupé de son lait, ne perdoit pas le tems à répondre. Vainement Renart accumuloit les douces suppliques : « Bel ami, hâte-toi, de par Dieu ! je n’en puis plus ; je vais laisser retomber la huche. » Toutes les paroles étoient inutiles, Tybert huma tant qu’il en eut jusqu’aux grenons, et bien plus : soit avec intention soit par mégarde, il renversa le pot et répandit tout le lait qu’il n’avoit pu boire. « Ah ! » dit Renart furieux, « voilà qui est mal, Tybert. Cela est pire que si tu m’avois griffé, mordu, moi ton seigneur. Mais enfin sortiras-tu ? — Mon Dieu ! compain, attends un peu. — Je n’attends plus une seconde. » Tybert alors se décide à faire un saut vers l’ouverture ; mais Renart, justement comme il voit passer la tête et le corps, se retire et la queue du pauvre Tybert demeure si fortement prise qu’il fallut en laisser la moitié en gage. La douleur lui arrache alors un violent cri de douleur ; il resta près de la huche, immobile et les yeux flamboïans. « Comment te trouves-tu, mon bon Tybert ? » lui dit alors Renart de sa voix la plus caressante. — « Ah ! mauvais compain, tu m’as servi de ton plat ordinaire ; tu m’as fait laisser la plus chère partie de moi-même. — Peux-tu m’accuser d’un malheur qui est ton ouvrage ! C’est toi qui prenant trop d’élan as fermé la huche, sans qu’il fût possible de la retenir ouverte. Mais après tout, de quoi te plains-tu ? tu devrois être rempli de joie d’avoir quelques pouces de queue de moins ; tu en seras plus léger, moins embarrassé. Pense à l’avantage de ne plus rien trainer après soi qui vous arrête. Tu ne faisois rien de cette queue ; ma foi ! je voudrois bien que pareille chose m’arrivât.

— Damp Renart, damp Renart, » dit le pauvre Tybert, « vous savez gaber mieux que personne ; mais laissons cela et, dès ce moment, renonçons à la société que nous avions faite. Aussi bien, sans ma queue ne puis-je tenter de grandes entreprises. Je crois ouïr du bruit près de nous, les chiens apparemment sont éveillés ; laissez là les gelines, et dans tous les cas je vous les quitte, nous ne sommes pas faits pour aller longtemps de compagnie.

— Eh bien ! soit, » dit Renart ; « j’en conviens, nous n’avons rien à gagner l’un avec l’autre. Je te rends ta foi, et je ne te devrai pas de soudées. Adieu ! Nous pourrons nous revoir ailleurs.

— Oui ? » dit Tybert en le quittant, « nous nous reverrons ; mais à la cour du Roi. »