Le Roman de Renart/Aventure 21

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Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 122-126).

VINGT-ET-UNIÈME AVENTURE.

De l’arrivée de Renart chez dame Hersent durant l’absence d’Ysengrin, et comment la guerre prit commencement entre les deux barons.



À quelque temps de là, Renart se trouva devant un amas de branches entrelacées qui formoient une haie et dissimuloient l’entrée d’un souterrain. Il franchit la haie, découvrit l’ouverture et, soit par un mouvement de curiosité soit dans l’espoir d’y trouver à prendre, il descendit et n’eut pas de peine à reconnoître la demeure de son bel oncle Ysengrin. Le maître étoit sorti, dame Hersent, nouvellement relevée de couches, allaitoit et léchoit ses louveteaux. Comme elle avoit déposé son chaperon, le soleil vint la frapper au visage quand Renart ouvrit la porte ; cela lui fit regarder qui venoit ainsi lui rendre visite. Pour Renart, la crainte d’un mauvais accueil le décidoit à demeurer immobile derrière la porte ; mais Hersent l’avoit reconnu tout de suite à sa robe rousse. « Ah ! » dit-elle en riant, « c’est donc ainsi, damp Renart, que vous venez épier les gens ? » L’autre se tait et ne fait pas un geste ; sans doute il comptoit sur l’obscurité de la salle pour donner le change à la dame. Hersent l’appelle une seconde fois par son nom et lui fait même du petit doigt signe d’approcher. « J’aurois bien des reproches à vous adresser, damp Renart ; mais je vois que vous ne voulez rien faire pour m’être agréable. En vérité, jamais on n’a traité sa commère aussi mal que vous faites. » Ces paroles dites d’un ton carressant rendirent confiance à Renart. « Madame, » dit-il, « j’en prends Dieu à témoin, ce n’est pas de mon gré que j’ai cru devoir éviter de vous rendre visite pendant vos couches ; bien au contraire : mais Ysengrin, vous le savez, me cherche noise et m’épie constamment par monts et par vaux ; pourquoi m’a-t-il ainsi pris en haine, je l’ignore, ne luy en ayant jamais donné la moindre occasion. Ne prétend-il pas que je vous aime et que je cherche à prendre sa place ici ? Il n’est pas un de vos voisins qui ne lui ait entendu raconter que vous aviez de l’amour pour moi, et qu’il s’en vengerait un jour ou l’autre. Et pourtant, vous savez si je vous ai jamais dit un seul mot qui ne fût pas convenable. À quoi pourroit-il servir de prier d’amour une grande dame qui ne manquerait pas d’en rire à nos dépens ? »

Ces paroles, Hersent les écoute avec une colère mêlée de dépit : « Vraiment, on parle de moi chez nos voisins ! Le vilain dit : Tel appelle sa honte qui pense à la venger. Je puis le dire hautement ; jusqu’à présent je n’ai pas eu de pensée mauvaise : mais puisque Ysengrin m’accuse, je veux lui donner raison ; et dès aujourd’hui, Renart, j’entends que vous soyiez mon ami. Comptez toujours sur mon bon accueil, j’engage ma foi d’être entièrement à vous. » Renart, charmé de si bonnes paroles, ne se les fit pas répéter. Il s’approcha de dame Hersent, la pressa dans ses bras, et les nouveaux amans firent échange des promesses les plus tendres. Mais les longs propos d’amour n’étoient pas au goût de damp Renart ; il parla bientôt de séparation et de la nécessité de prévenir le retour d’Ysengrin. Avant de sortir de la maison, il a soin de passer sur les louveteaux et de les souiller de ses ordures. Toutes les provisions qu’il rencontre il s’en empare, puis il revient une seconde fois aux louveteaux qu’il bat comme s’il eût voulu les faire taire, mais en réalité pour mieux les obliger à parler. Il les traite d’enfans trouvés, sans craindre la honte qui devoit en retomber sur Hersent. La dame, dès qu’il est parti, prend les louveteaux, essuie leurs larmes, les flatte et les carresse. « Mes enfans, » leur dit-elle, « au moins ne direz-vous pas au père que Renart soit venu et qu’il vous ait maltraités. — Comment ! » répondent-ils, ne pas nous plaindre du méchant roux que vous avez accueilli et qui honnit notre cher père ? À Dieu ne plaise ! il faut que justice en soit prise. » Renart, à la porte, entendit quelque chose de la querelle, mais il ne s’en inquieta pas et se remit à la voie.

Cependant Ysengrin revient au logis. Il a fait bonne chasse, il dépose en entrant force denrées ; puis il va vers ses enfans pour les baiser. Les louveteaux se plaignent à l’envi des injures et des plaies qu’ils ont reçues : « Renart, le vilain roux, nous a sallis, battus, malmenés ; il a dit que nous étions des enfans trouvés et abandonnés ; il a même ajouté contre vous des injures que nous n’avons pas comprises. »

Qu’on se figure maintenant la surprise et la rage d’Ysengrin ! il brait, il hurle, il n’est plus maître de lui. « Ah ! » dit-il, « est-ce moi qu’on devoit traiter ainsi ! Méchante et odieuse épouse, étoit-ce pour donner asile à mon ennemi que je vous ai toujours bien nourrie, richement tenue ? Étoit-ce pour, me voir préférer un puant rousseau tel que Renart ? Par les yeux Dieu ! vous ne porterez pas loin cet outrage ; je vous interdis ma couche ; je vous chasse dès aujourd’hui de la maison, à moins que vous ne fassiez tout ce que je dirai. »

Ce n’étoit pas le moment de répondre de même ton ; Hersent le comprit. « Vous êtes en colère, Ysengrin, » dit-elle, « et la colère est un mauvais conseiller ; je demande l’épreuve du serment et du jugement. Qu’on me brûle ou qu’on me pende si je ne sors pas justifiée à vos yeux et devant tout le monde. D’ailleurs, ordonnez ; je ferai tout ce qu’il vous plaira de commander. »

Ces mots eurent le pouvoir de remettre un peu de calme dans le cœur d’Ysengrin. Il regarda ses enfans, fit un pas vers Hersent et finit par l’embrasser, après qu’elle eut répété la promesse de rendre à Renart tout le mal possible, et chaque fois que l’occasion s’en présenteroit.