Le Roman de Renart/Aventure 24

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Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 133-136).

VINGT-QUATRIÈME AVENTURE.

Comment Renart déçut le vilain, et comment Ysengrin emporta le bacon, qu’il ne voulut partager.



C’étoit un vilain qui traversoit la plaine, pliant sous une charge de porc salé qu’il ramenoit chez lui. « Qui vous empêcheroit, bel oncle, d’arrêter ce bacon, et d’en appaiser votre faim ? Il vaut bien mieux que ma maigre et dure échine. » Ysengrin étoit de cet avis. « Tenez, oncle, laissez-moi le plaisir de vous en procurer la possession. Si vous ne l’avez, je me soumets à tout souffrir sans me plaindre. Vous aurez le bacon, et s’il vous en reste, après en avoir mangé votre saoul, nous le mettrons en vente ; il n’y a pas au monde de meilleur marchand que moi. Nous en partagerons ensuite le prix : à vous les deux tiers, à moi le troisième ; c’est la règle.

— Par saint Cler, » dit Ysengrin, « je n’ai pas de goût pour les rencontres de vilains. Hier encore, passant rapidement par un village, un d’eux me donna un coup de massue qui m’abattit tout à plat ; je ne pus me venger, et j’en ai grand honte. — Ne vous en mêlez donc pas, » répond Renart, « je puis mener l’affaire à bien, et vous me pendrez la hart au cou, si tout à l’heure vous n’avez le bacon. — À la bonne heure donc ! » dit Ysengrin, « je veux bien juger de ce que tu sais faire. »

Il se traîne d’abord avec assez de peine, les coups qu’il avoit reçus lui ôtant son agilité naturelle ; mais à force de longer péniblement le bois dans un sentier couvert, il gagne un peu d’avance sur le vilain, et recourant à l’un de ses tours favoris, il s’étend le long du chemin, comme il eût fait sans doute dans le bois pour se remettre des rudes épreuves que son compère venoit de lui faire subir.

Le vilain en voyant Renart traîner les reins et tomber ainsi dans le chemin, le crut mortellement blessé, et pensa qu’il lui seroit aisé de le prendre. Il avance donc, et sans quitter son fardeau, la main posée sur le bâton qui lui servoit de soutien, il se baisse comme pour lever Renart de terre. Celui-ci fait un petit saut de côté : le vilain ne se décourage pas, il laisse tomber le bâton sur son échine, et Renart dont les douleurs se renouvellent fait un cri et s’éloigne. « Tout cela, » dit le vilain, « ne m’empêchera pas de coudre ta robe à mon manteau. » Mais entre faire et dire, il y a souvent bien à dire.

Le vilain n’a pas fait dix pas à la poursuite de Renart qu’il se voit obligé de mettre bas sa charge de bacon, afin de courir plus vite. Il la dépose donc à terre, et ne songeoit plus qu’à joindre Renart dont la peau, pensoit-il, devoit lui rendre le prix du porc qu’il venoit d’acheter ; sans compter le tour du col qu’il garderoit pour engouler son manteau. Ysengrin suivoit par curiosité et sans trop d’espoir les mouvemens de Renart et du vilain ; mais quand il vit celui-ci abandonner son bacon, il pressa lui-même le pas, il descendit dans la plaine, emporta la précieuse charge, et revint d’où il étoit parti.

Pour le vilain, il se croyoit assuré de prendre le goupil quand il vit le loup retourner au bois avec son bacon : Renart, de son côté, n’avoit rien perdu des mouvemens d’Ysengrin, et cessant aussitôt de ramper péniblement, il partit comme un trait d’arbalète, laissant le vilain entre la bête qu’il vouloit prendre et le bacon qui lui étoit pris, s’arrachant les cheveux, maudissant Ysengrin, Renart et la convoitise qui l’avoit conduit à n’avoir ni l’écu ni la maille. C’est ainsi qu’il revint chez lui, assez bien persuadé qu’il avoit été ensorcelé.

Laissons maintenant le vilain, et retournons à nos deux amis. Ysengrin, à l’arrivée de Renart, étoit déjà repu : le reste du bacon il l’avoit couvert de feuillage, afin de mieux le tenir au frais. Près de là étoit la hart dont le vilain l’avoit attaché pour le porter plus aisément.

« Sire Ysengrin, » dit Renart, « vous allez me donner, j’espère, la part qui me revient dans le bacon ? — Ami, tu veux rire, » reprend le loup, « assurément tu dois te trouver fort heureux d’avoir échappé à mon ressentiment. Cependant, je te permets de prendre la hart, fais-en ce qu’il te plaira ; mais ne demande rien de plus. »

Renart comprit qu’avec un compagnon de la force d’Ysengrin, il n’y avoit pas à réclamer. « Si quelqu’un, » dit-il, « mérite la hart, ce n’est assurément pas moi. Je le vois, on n’a pas grand profit à attendre de votre compagnie, permettez-moi de prendre congé. D’ailleurs, j’ai la conscience chargée de quelques gros péchés, et mon intention seroit, pour en avoir l’absolution, d’aller en pelerinage à Saint-Jacques. — Soit, » dit Ysengrin, je ne te retiens pas ; je te recommande à Dieu. — Et vous au diable ! » repartit à demi-voix Renart : « au moins n’est-ce pas ma prière qui vous en délivrera. »