Le Soir des Rois ou Ce que vous voudrez/Montégut/Acte III

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La Nuit des rois
Traduction par Émile Montégut.
Œuvres complètes de William Shakespeare, Texte établi par Émile Montégut, Hachettetome 3 (p. 409-433).
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ACTE III


Scène I

Le jardin d’Olivia.
Entrent VIOLA et LE BOUFFON avec un tambourin.

Viola. — Dieu te garde, l’ami, toi et ta musique ! Est-ce que tu vis par le tambour ?

Lb Bouffon. — Non, Monsieur ; je vis de par l’église.

Viola. — Tu es ecclésiastique ?

Le Bouffon. — En aucune façon, Monsieur : je vis de par l’église, car je vis à ma maison et ma maison est près de l’église.

Viola. — Tu pourrais aussi bien dire que le roi vit de par un mendiant, si un mendiant habitait près de lui ; ou que l’église s’élève tout contre ton tambour, si ton tambour était posé contre l’église.

Le Bouffon. — Vous l’avez dit, Monsieur. Voyez un peu ce siècle ! Une sentence n’est qu’un gant de chevreau pour un bon esprit : avec quelle rapidité, on peut en mettre l’envers à l’endroit.

Viola. — Oui, cela est certain, ceux qui jouent adroitement avec les mots peuvent aisément les rendre libertins.

Le Bouffon. — Alors je voudrais que ma sœur n’eût pas de nom, Monsieur.

Viola. — Pourquoi cela, l’ami ?

Le Bouffon. — Parbleu, Monsieur, son nom n’est qu’un mot, et jouer avec ce mot pourrait rendre ma sœur libertine : mais en vérité les mots sont devenus de vraies canailles, depuis que les promesses qu’ils avaient servi à donner, les ont déshonorés.

Viola. — Ta raison, l’ami ?

Le Bouffon. — Ma foi, Monsieur, je ne puis vous en donner aucune sans me servir de mots, et les mots sont devenus si faux que j’ai répugnance à les employer pour donner mes raisons.

Viola. — Je garantis que tu es un joyeux compère, un vrai sans souci.

Le Bouffon. — Non pas, Monsieur, j’ai souci de quelque chose ; mais en conscience, Monsieur, je n’ai pas souci de vous ; si cela s’appelle n’avoir souci de rien, Monsieur, je voudrais que cela pût vous rendre invisible.

Viola. — N’es-tu pas le fou de Madame Olivia ?

Le Bouffon. — Non, en vérité, Monsieur ; Madame Olivia n’a pas de folie : elle n’aura pas de fou chez elle jusqu’à ce qu’elle soit mariée ; les fous ressemblent aux maris comme les sardines aux harengs ; c’est le mari qui est le plus gros : je ne suis pas son fou, en vérité, je ne suis que son falsificateur de mots.

Viola. — Je t’ai vu récemment chez le duc Orsino.

Le Bouffon. — La folie, Monsieur, fait le tour du monde, comme le soleil ; elle brille partout. Je serais bien fâché, Monsieur, que le fou fût aussi souvent avec votre maître qu’il l’est avec ma maîtresse : je crois que j’ai vu chez lui votre sagesse ?

Viola. — Eh bien, si tu m’entreprends, je ne veux plus avoir affaire à toi. Tiens, voici pour t’amuser. (Elle lui donne une pièce d’argent.)

Le Bouffon. — Bien, puisse Jupiter t’envoyer une barbe, à son prochain approvisionnement de poils !

Viola. — Ma foi, je t’avouerai que je soupire ardemment après une barbe, quoique je ne voulusse pas me la voir pousser au menton. Ta maîtresse est-elle là dedans ?

Le Bouffon, montrant la pièce d’argent. — Est-ce qu’un couple de ces pièces n’aurait pas fait des enfants, Monsieur ?

Viola. — Oui, si on les gardait ensemble et qu’on les fit travailler ;

Le Bouffon. — Je jouerais le rôle du seigneur Pandarus de Phrygie, pour amener une Cressida à ce Troïlus, Monsieur ?

Viola. — Je vous comprends, Monsieur ; voilà qui est bien mendié.

Le Bouffon. — La chose n’est pas j’espère de grande importance, Monsieur ; je ne fais que mendier une mendiante : Cressida était une mendiante. Madame est chez elle, Monsieur. Je vais entrer leur dire d’où vous venez ; quant à ce que vous êtes et à ce que vous voulez, ce sont là des questions en dehors de mon firmament ; j’aurais dû dire de mon élément, mais le mot est suranné. (Il sort.)

Viola. — Ce gaillard-là est assez sage pour jouer le fou, et cet office exige une manière d’esprit ; il faut qu’il observe l’humeur de ceux qu’il plaisante, qu’il ait égard à la qualité des personnes et à l’occasion, que comme le faucon sauvage, il se précipite sur le premier oiseau qui tombe sous ses yeux. C’est-là un art aussi difficile que celui de la sagesse ; car la folie qui sait se montrer à propos, est raisonnable, tandis que les sages qui tombent dans la folie, jettent la défaveur sur leur esprit.

Entrent Messire TOBIE BELCH, et Messire ANDRÉ AGUECHEEK.

Messire Tobie. — Dieu vous garde, gentilhomme.

Viola. — Et vous aussi, Monsieur.

Messire André. — Dieu vous garde, Monsieur.

Viola. — Et vous aussi ; votre serviteur.

Messire André. — J’espère que vous l’êtes, Monsieur, et moi je suis le vôtre.

Messire Tobie. — Voulez-vous aborder la maison ? Ma nièce est désireuse que vous y entriez, si votre commerce est avec elle.

Viola. — Je suis en effet à destination de votre nièce, Monsieur ; je veux dire qu’elle est le but de mon voyage.

Messire Tobie. — Tâtez vos jambes, Monsieur ; mettez-les en mouvement.

Viola. — Mes jambes me comprennent mieux, Monsieur, que je ne comprends ce que vous voulez me dire en me commandant de tater mes jambes.

Messire Tobie. — Je veux vous dire, Monsieur, d’aller, d’entrer.

Viola. — Je vais donc vous répondre en allant et en entrant : — mais on nous prévient.

Entrent OLIVIA et MARIA.

Viola. — Dame excellente et accomplie, le ciel verse sur vous une pluie de parfums !

Messire André. — Ce jeune homme est un rare courtisan ! Une pluie de parfums ! bon.

Viola. — L’affaire dont je suis chargé, Madame, n’a de voix que pour votre oreille très-intelligenie et très-complaisante.

Messire André. — Pluie de parfums ! intelligente ! complaisante ! je retiendrai ces trois mots pour m’en servir à l’occasion.

Olivia. — Fermez la porte du jardin et laissez-moi à l’audition de ce message. (Sortent Messire Tobie, Messire André et Maria.) Donnez-moi votre main, Monsieur.

Viola. — Mon devoir, Madame, et mon très humble service.

Olivia. — Quel est votre nom ?

Viola. — Césario est le nom de votre serviteur, belle princesse.

Olivia. — Mon serviteur, Monsieur ! Ce monde a cessé d’être amusant depuis que les mensonges d’humilité se sont appelés compliments. Vous êtes le serviteur du duc Orsino, jeune homme.

Viola. — Comme il est le votre, le sien doit nécessairement être le vôtre. Le serviteur de votre serviteur est votre serviteur, Madame.

Olivia. — Pour sa personne, je n’y songe pas ; quant à ses pensées, mieux vaudrait qu’elles fussent des pages blanches que d’être remplies de moi.

Viola. — Madame, je suis venu pour stimuler vos bons sentiments en sa faveur.

Olivia. — Oh ! avec votre permission, je vous prie, je vous ai déjà ordonné de ne plus me parler de lui : mais si vous vouliez vous charger d’une autre sollicitation, j’aurais plus de plaisir à l’entendre qu’à écouter la musique des sphères.

Viola. — Chère Madame…

Olivia. — Permettez-moi de continuer, je vous en conjure. Après l’enchantement où m’avait laissée votre dernière visite, j’ai envoyé à votre poursuite pour vous faire remettre un anneau. En agissant ainsi, je me suis fait tort à moi-même, j’ai fait tort à mon serviteur, et, je le crains, je vous ai fait tort aussi. Je me suis soumise à votre méchante interprétation pour vous avoir forcé par une ruse honteuse à recevoir ce que vous saviez ne pas vous appartenir : que pensez-vous de moi ? N’avez-vous pas cloué mon honneur au poteau et ne l’avez-vous pas insulté de toutes les suppositions effrénées qu’un cœur tyrannique peut concevoir ? J’en ai dit assez pour me faire comprendre de quelqu’un qui a votre intelligence ; c’est un voile de crêpe, non un mur de chair qui cache mon sein, et maintenant laissez-moi vous entendre parler.

Viola. — Je vous plains.

Olivia. — C’est une première étape vers l’amour.

Viola. — Non pas d’une semelle ; car c’est une vérité vulgaire que très-souvent nous plaignons nos ennemis.

Olivia. — Ah ! eh bien alors, il me semble qu’il est temps de sourire de nouveau. Oh le monde ! comme les pauvres gens sont aptes à être orgueilleux ! Si on doit être une proie, combien mieux vaut tomber devant le lion que devant le loup ! (L’horloge sonne.) L’horloge me reproche cette perte de temps ; n’ayez crainte, bon jeune homme, je ne veux pas de vous ; et cependant, lorsque votre esprit et votre jeunesse seront arrivés à leur temps de moisson, votre femme aura chance de récolter un joli homme. Voici votre chemin, du coté ouest.

Viola. — A l’ouest, ohé ! alors. Que la grâce et les heureuses dispositions d’âme soient avec votre Seigneurie ? N’avez-vous rien à faire dire par moi à Monseigneur, Madame ?

Olivia. — Arrête : dis-moi, je t’en prie, ce que tu penses de moi.

Viola. — Que vous pensez ne pas être ce que vous êtes.

Olivia. — Si c’est là ma pensée, je pense la même chose de vous.

Viola. — Alors vous pensez juste ; je ne suis pas ce que je suis.

Olivia. — Je voudrais que vous fussiez tel que je vous désirerais.

Viola. — Cela vaudrait-il mieux que d’être ce que je suis, Madame ? Je le souhaiterais, car pour le moment je suis votre jouet.

Olivia. — Oh ! qu’il est beau ce dédain qui rayonne sur sa lèvre méprisante et irritée ! Un meurtre ne se révèle pas plus vite qu’un amour qui s’efforce de se cacher : les ténèbres dont l’amour veut s’envelopper sont aussi clairs que le plein midi. Césario, je te le jure par les roses du printemps, par la virginité, l’honneur, la vérité, par tout au monde, je t’aime tant qu’en dépit de tout ton orgueil, ni mon esprit ni ma raison ne réussissent à cacher ma passion. Ne vas pas t’autoriser de cette raison que c’est moi qui te déclare mon amour, pour me dire que ce n’est pas pour toi un motif de m’aimer ; mais enchaîne plutôt ta raison par ce raisonnement : l’amour qu’on cherche est bon, mais celui qui est donné sans qu’on l’ait cherché est meilleur encore.

Viola. — Sur l’innocence et sur ma jeunesse, je le jure, je n’ai qu’un cœur, une âme, une foi, et nulle femme ne les possède, ni n’en sera jamais maîtresse, sauf moi seul. Maintenant adieu, bonne Madame ; jamais plus je ne viendrai déplorer devant vous les larmes de mon maître.

Olivia. — Reviens cependant ; car toi peut-être tu pourras émouvoir ce cœur qui maintenant abhorre de prendre en gré son amour ; (Elles sortent.)


Scène II

Un appartement dans la demeure d’Olivia.
Entrent Messire TOBIE BELCHI, Messire ANDRÉ AGUECHEEK et FABIEN.

Messire André. — Non ma foi, je ne resterai pas une minute de plus.

Messire Tobie. — Ta raison, mon cher poison, donne ta raison.

Fabien. — 11 faut absolument que vous donniez votre raison, Messire André.

Messire André. — Pardi, j’ai vu votre nièce faire plus de courtoisies au serviteur du duc qu’elle ne m’en a jamais accordé, j’ai vu cela dans le jardin.

Messire Tobie. — T’a-t-elle vu pendant ce temps là, vieux bambin ? dis-moi cela.

Messire André. — Aussi clairement que je vous vois à présent.

Fabien. — C’était une grande preuve de son amour qu’elle vous donnait là.

Messire André. — Malpeste ! voulez-vous faire de moi un âne ?

Fabien. — Je prouverai la vérité de ce que j’avance, Messire, sur les affirmations du jugement et de la raison.

Messire Tobie. — Et tous deux ont été de grands jurés longtemps avant que Noé fut marin.

Fabien. — Elle n’a fait des courtoisies au jeune homme devant vous que pour vous exaspérer, pour réveiller votre valeur qui s’endort comme un loir, mettre du feu dans votre cœur et du salpêtre dans vos veines. Vous auriez dû l’accoster alors, et avec quelques excellentes plaisanteries, frappées sur-le-champ par le balancier de votre esprit, vous auriez réduit le jeune homme au silence. C’est ce qu’on attendait de vous et cet espoir a été trompé : vous avez laissé le temps effacer la double dorure de cette occasion et vous avez maintenant navigué au nord de l’opinion de Madame, où vous pendrez comme un glaçon à la barbe d’un Hollandais, à moins que vous ne rachetiez cette faute par quelque louable entreprise de valeur ou de politique.

Messire André. — Si j’en fais une, ce sera une entreprise de valeur ; car je hais la politique : j’aimerais autant être un Browniste qu’un politique.

Messire Tobie. — Eh bien alors, construis-moi ta fortune sur la base de la valeur. Provoque-moi au combat le jeune homme du duc, blesse le à onze endroits ; ma nièce en prendra note, et sois sûr qu’il n’y a pas au monde d’entremetteur d’amour qui puisse réussir à recommander un homme auprès d’une femme autant qu’une réputation de valeur.

Fabien. — II n’y pas d’autre moyen, Messire André.

Messire André. — Un d’entre vous voudra-t’il porter pour moi un message au jeune homme ?

Messire Tobie. — Va, écris-le d’une main martiale ; sois impertinent et bref ; peu importe que tu sois spirituel, pourvu que tu sois éloquent et plein d’invention ; insulte-le avec toute la licence de l’encre. Si tu lui dis tu quelques trois fois, il n’y aura pas de mal à cela, et couche-moi sur ta feuille de papier autant de mensonges qu’elle en pourra tenir, quand bien même elle serait assez grande pour servir de draps au lit de la ville de Ware en Angleterre : allons, à l’œuvre. Mets du fiel dans ton encre ; quoique tu écrives avec une plume d’oie, cela ne fait rien ; à l’œuvre.

Messire André. — Où vous retrouverai-je ?

Messire Tobie. — Nous te ferons appeler au Cubiculo ; va. (Sort Messire André.)

Fabien. — Voilà un bout d’homme qui vous est cher, Messire Tobie.

Messihe Tobie. — C’est moi qui lui ai été cher pour quelques deux mille cens ou approchant, mon garçon.

Fabien. — Nous allons avoir de lui une rare lettre ; mais vous ne la remettrez pas, n’est-ce pas ?

Messire Tobie. — Si je ne la remets pas, je te permets de ne plus avoir confiance en moi ; et je vais de plus exciter, par tous les moyens, le jeune homme à répondre. Je crois que ni bœufs ni cables ne pourront réussir à les mettre aux prises. Quant à André, si on lui ouvre le ventre et qu’on trouve assez de sang dans son foie pour empêtrer le pied d’une mouche, je veux manger le reste de sa carcasse !

Fabien. — Et son adversaire, le jeune homme, ne porte pas non plus sur son visage de bien grands signes de cruauté.

Messire Tobie. — Regarde, voici la plus jeune poulette de la couvée qui vient.

Entre MARIA.

Maria. — Si vous voulez vous faire du bon sang et rire à vous donner des points de côté, suivez-moi. Celle buse de Malvolio est changé en païen, en vrai renégat, car il n’est pas un chrétien espérant être sauvé en croyant la vérité qui puisse croire d’aussi grossières impossibilités. Il est en bas jaunes.

Messire Tobie. — Avec ses jarretières en croix ?

Maria. — De la façon la plus grotesque, comme un pédant qui tient une école dans l’église. Je l’ai suivi d’aussi près que si j’avais voulu l’assassiner. Il obéit de point en point à la lettre que j’ai laissée tomber pour l’attraper ; il sourit à plisser son visage de plus de lignes qu’il n’y en a dans la nouvelle carte, avec augmentation des Indes : vous n’avez jamais rien vu de pareil ; je puis à peine me retenir de lui jeter quelque chose à la tête. Je suis sûre que Madame le frappera ; si elle fait cela, il sourira et le prendra pour une grande faveur.

Messire Tobie. — Allons, amène-nous, amène nous où il est. (Ils sortent)


Scène III

Une rue.
Entrent SÉBASTIEN et ANTONIO.

Sébastien. — Je n’aurais pas voulu vous importuner ; mais puisqu’il vous plaît de faire votre plaisir de vos peines, je ne vous gronderai pas davantage.

Antonio. — Je n’ai pu rester derrière vous ; mon désir plus aigu que l’acier affilé, m’a éperonné en avant : si je suis ici, ce n’est pas seulement par envie de vous voir (quoique cette envie fût assez forte pour me faire entreprendre un plus long voyage encore), c’est aussi par inquiétude des accidents que vous pouviez rencontrer sur votre route, dans ces régions que vous ne connaissez pas et qui se montrent souvent cruelles et inhospitalières aux étrangers sans guide et sans amis : c’est surtout poussée par ces motifs de crainte que mon affection s’est mise à votre poursuite.

Sébastien — Mon affectueux Antonio, je ne puis vous donner pour réponse que des remerciements, des remerciements et toujours des remerciements ; souvent on s’acquitte de bons services avec cette monnaie de singe, mais si ma richesse était aussi grande que mon estime, vous recevriez nue meilleure récompense. Qu’allons-nous faire ? Irons-nous voir les antiquités de cette ville ?

Antonio. — Demain, Monsieur ; il vaut mieux vous chercher d’abord un logement.

Sébastien. — Je ne suis pas fatigué et il y a loin d’ici à la nuit : jc vous en prie, allons assouvir nos veux de la vue des monuments et des choses Fameuses qui renomment cette ville.

Antonio. — Veuilles me pardonner : je ne pourrais me montrer dans ces rues sans danger ; autrefois, dans un combat sur mer, contre les galères du comte, j’ai rendu certains services et de telle importance, en vérité, que si j’étais pris ici, mon procès serait bien vite instruit.

Sébastien. — Sans doute vous avez tué un grand nombre de ses hommes ?

Antonio. — Mon offense n’est pas de nature si sanglante, quoique la nature des circonstances et de la querelle eût pu nous fournir de sanglants arguments. Depuis lors, cette offense aurait pu être réparée en restituant ce que nous leur avions pris, et c’est ce que firent la plupart des habitants de notre ville pour l’intérêt du commerce ; moi seul, je n y consentis pas ; aussi le payerai-je cher, si je suis surpris rôdant dans cette ville.

Sébastien. — En ce cas ne vous montrez pas trop ouvertement.

Antonio. — En effet, cela ne me convient pas. Tenez, Monsieur, voici ma bourse. Les meilleurs logements sont à l’Éléphant dans le faubourg du Sud : je vais commander notre dîner pendant que vous tromperez le temps et que vous nourrirez votre érudition de l’inspection de cette ville : c’est là que vous me trouverez.

Sébastien. — Pourquoi votre bourse ?

Antonio. — Peut-être votre œil s’arrètera-t-il sur quelque bagatelle que vous aurez désir d’acheter, et je suppose bien que vos fonds ne sont pas assez considérables pour être consacrés à d’inutiles emplettes, Monsieur.

Sébastien. — Je vais donc être votre portebourse et vous laisser pour une heure.

Antonio. — A l’Éléphant,

Sébastien. — Je m’en souviendrai. (Ils sortent.}


Scène IV

Le jardin d’Olivia
Entrent Olivia et Maria.

Olivia. — Je l’ai envoyé chercher. Il dit qu’il viendra ; comment le traiterai-je ? quel don lui ferai-je ? car la jeunesse se fait plus souvent acheter qu’elle ne se donne ou ne se prête. Je parle trop haut. Où est Malvolio ? il est morose et poli, c’est un serviteur qui s’accorde parfaitement avec le caractère de ma fortune actuelle. Où est Malvolio ?

Maria. — Il vient, Madame, mais dans un étrange accoutrement. A coup sûr, il est possédé, Madame.

Olivia. — Quoi, qu’y a-t-il ? Est-ce qu’il extravague ?

Maria. — Non, Madame, il ne fait rien que sourire : il serait bon que votre Seigneurie eût quelqu’un avec elle, s’il vient ; car, à coup sûr l’homme a le cerveau fêlé !

Olivia. — Allez, faites-le venir. (Sort Maria.) Je suis aussi folle que lui, si une folie triste est l’égale d’une folie gaie.

Rentre MARIA avec MALVOLIO.

Olivia. — Eh bien, qu’y a-t-il, Malvolio ?

Malvolio, souriant d’une manière fantastique. — Ma douce Dame, oh ! oh !

Olivia. — Tu souris ? je t’ai envoyé chercher pour une triste occasion.

Malvolio. — Triste, Madame ! Je pourrais être triste, moi ; cette façon d’attacher ses jarretières en croix gêne quelque peu la circulation du sang ; mais qu’est-ce que cela fait ? Si cela plaît aux yeux de certaine personne, il en sera de moi ce que dit avec vérité le sonnet fameux : Plaire à une seule, c’est plaire à toutes.

Olivia. — Qu’est-ce, comment te trouves-tu, l’ami ? qu’as-tu donc ?

Malvolio. — Je n’ai pas du noir dans l’âme, quoique j’aie du jaune aux jambes. La chose est tombée entre ses mains et les ordres seront exécutés. Je suppose que nous savons reconnaître la douce main romaine.

Olivia. — Veux-tu aller au lit, Malvolio ?

Malvolio. — Au lit ? oui, ma chérie, et j’irai avec toi.

Olivia. — Dieu t’assiste ! pourquoi souris tu ainsi et embrasses-tu si souvent ta main ?

Maria. — Pourquoi faites-vous cela, Malvolio ?

Malvolio. — Dois-je vous répondre ? oui ; les rossignols répondent aux grues.

Maria. — Pourquoi paraissez-vous avec celle ridicule audace devant Madame ?

Malvolio. — « Ne redoute pas la grandeur, » cela était bien écrit.

Olivia. — Que veux-tu dire par là, Malvolio ?

Malvolio. — « Quelques-uns sont nés dans la grandeur. »

Olivia. — Ah !

Malvolio. — « Quelques-uns conquièrent la grandeur. »

Olivia. — Que dis-tu ?

Malvolio. — « Et elle se donne librement à certains autres. »

Olivia. — Que le ciel te rende à la santé !

Malvolio. — « Rappelle-toi qui a fait l’éloge de tes bas jaunes. »

Olivia. — Tes bas jaunes !

Malvolio. — « Et qui a exprimé le désir de voir tes jarretières en croix. »

Olivia. — Tes jarretières en croix !

Malvolio. — « Va, ta fortune est faite, si tu le veux. »

Olivia — Ma fortune est faite !

Malvolio. — « Si tu ne veux pas, reste pour toujours un serviteur. »

Olivia. — Eh, mais c’est tout à fait une folie de la canicule.

Entre Un Valet.

Le Valet. — Madame, le jeune gentilhomme du duc Orsino est de retour ; je ne pourrais le congédier que difficilement : il attend le bon plaisir de Votre Seigneurie.

Olivia. — Je vais aller le trouver. (Sort le valet.) Ma bonne Maria, fais surveiller ce compagnon là. Où est mon parent Tobie ? Que quelques-uns de mes gens prennent de lui un soin tout particulier : je ne voudrais pas qu’il lui arrivât malheur, pour la moitié de mon douaire. (Sortent Olivia et Maria.)

Malvolio. — Oh, oh ! Est-ce que vous commencez à vous rapprocher de moi ? rien moins que Messire Tobie pour me surveiller ? Voilà qui s’accorde directement avec la lettre : elle l’envoie exprès afin que je puisse lui tenir tête, car c’est à cela qu’elle m’excite dans sa lettre. « Dépouille ton humble enveloppe, dit-elle, contredis un parent. sois hautain avec les domestiques ; que ta langue clapotte d’arguments politiques, donne-toi le fion de la singularité. » Et, en conséquence, elle m’indique les façons à prendre pour cela ; une physionomie sérieuse, un port respectable, un parler mesuré à la manière de tel monsieur d’importance, et ainsi de suite. Je l’ai engluée, mais c’est par la toute-puissance de Jupiter ; puisse Jupiter me rendre reconnaissant ! Et lorsqu’elle est partie, qu’a-t-elle dit ? « Faites surveiller ce compagnon. » Elle a dit compagnon, elle n’a pas dit Malvolio, ou intendant, mais compagnon. Parbleu, tous ces détails concordent si parfaitement qu’ils ne laissent pas subsister une ombre de doute, un doute de doute, une incertitude, un détail ambigu ; qu’y a-t-il à dire à cela ? Rien, absolument rien, ne peut s’interposer entre ma personne et le but final de mes espérances. Bien, c’est Jupiter et non moi qui est l’auteur de tout cela, et c’est lui qu’il me faut remercier.

Rentre MARIA avec Messire TOBIE BELCH et FABIEN.

Messire Tobie. — De quel côté est-il, au nom de tout ce qui est saint ? quand bien même il serait possédé de tous les diables et du diable Légion lui-même, je lui parlerai.

Fabien. — Le voici, le voici. Comment allez-vous, Monsieur ? comment allez-vous, l’ami ?

Malvolio. — Allez-vous-en, je vous congédie : laissez-moi jouir de mon particulier ; allez-vous en.

Maria. — Là, comme le démon qui est en lui a la voix sourde ! ne vous l’avais-je pas dit ? Messire Tobie, Madame vous prie de prendre soin de lui.

Malvolio. — Ah, ah ! le prie-t-elle de cela ?

Messire Tobie. — Allez, alléz ; paix, paix ; il nous faut agir doucement avec lui. Laissez-moi seul. —Comment allez-vous, Malvolio ? qu’avez-vous ? Allons, l’ami, tenez tête au diable ; réfléchissez que c’est l’ennemi du genre humain.

Malvolio. — Savez vous ce que vous dites ?

Maria. — Ah, voyez-vous ! il prend la chose à cœur quand vous parlez mal du diable. Prions le ciel qu’il ne soit pas ensorcelé !

Fabien. — II faut porter de son urine à la sage-femme.

Maria. — Pardi, cela se fera demain, si je vis. Madame ne voudrait pas le perdre pour plus que je ne puis dire.

Malvolio. — Eh bien, Mademoiselle !

Maria. — Oh bon Dieu :

Messire Tobie. — Je t’en prie, tiens-toi en paix ; ce n’est pas le bon moyen : ne voyez-vous pas que vous l’excitez ? laissez-moi seul avec lui.

Fabien. — Pas d’autre moyen que la douceur ; doucement, doucement : le diable est rude et ne veut pas être traité rudement.

Messire Tobie. — Eh bien, mon beau coq ! comment cela va-t-il, mon poulet ?

Malvolio. — Monsieur !

Messire Tobie. — Oui, mon Bibi, viens avec moi. Voyons, camarade ! il ne convient pas aux personnes graves de jouer à la fossette avec Satan : pendu soit-il, le sale charbonnier !

Maria. — Amenez-le à dire ses prières ; bon Messire Tobie, amenez-le à prier.

Malvolio. — Mes prières, friponne !

Maria. — Non, je vous en réponds, il ne veut pas entendre parler des choses de Dieu.

Malvolio. — Allez vous faire pendre tous ! vous êtes des êtres vides et légers ; je ne suis pas de votre acabit : vous en saurez davantage plus tard. (Il sort.)

Messire Tobie. — Est-ce possible ?

Fabien. — Si la chose était représentée maintenant sur un théâtre, je la condamnerais comme une fiction improbable.

Messire Tobie. — Son âme toute entière a pris le poison de cette plaisanterie, l’ami.

Maria. — Mais poursuivez-le maintenant, de crainte que la plaisanterie ne prenne froid et ne marche plus.

Fabien. — Ma foi, nous allons le rendre fou pour tout de bon.

Maria. — La maison n’en sera que plus tranquille.

Messire Tobie. — Venez, nous allons le lier et le mettre dans une chambre noire. Ma nièce a déjà la conviction qu’il est fou : nous pouvons pousser la chose pour notre plaisir et sa punition, jusqu’à ce que notre passe-temps étant essoufflé, nous décide à lui faire grâce ; alors nous exposerons la plaisanterie à la barre du tribunal, et nous te couronnerons comme dénicheuse de fous. — Mais voyez, voyez.

Fabien. — Encore des provisions de rire pour une matinée de mai.

Entre Messire ANDRÉ AGUECHEEK.

Messihe André. — Voici le cartel, lisez-le : ie vous réponds que le vinaigre et I » jj°lvre n’y manciuenf nac

Fabien. — Est-il si impertinent ?

Messire André. — Oui, il l’est, je vous en réponds : lisez seulement.

Messire Tobie. — Donnez-le moi. (Il lit.) « Jeune homme, qui que tu sois, tu n’es qu’un méprisable drôle. »

Fabien. — Voilà qui est bon et vaillant.

Messire Tobie, lisant. — « Que ton esprit ne s’étonne ni n’ admire que je te traite ainsi, car je ne t’en donnerai pas la raison. »

Fabien. — Une bonne réserve : cela vous garantit des coups de la loi.

Messire Tobie, lisant. — « Tu viens visiter madame Olivia, et à ma Mie elle te traite avec courtoisie : mais tu as menti par la gorge ; ce n’est pas pour cette affaire que je te défie. »

Fabien. — Très-concis et avec des raisons parfaites.

Messire Tobie, lisant. — « Je me trouverai sur ton chemin quand tu t’en retourneras chez toi ; là, si tu as la chance de me tuer…. •

Fabien. — Bon.

Messire Tobie, lisant. - « Tu me tueras comme un coquin et un scélérat. »

Fabien. — Vous vous tenez encore ici du bon coté de la loi : bien.

Messire Tobie, lisant. — « Porte-toi bien et que le ciel prenne en pitié une de nos âmes ! il peut piendre la mienne en pitié, mais j’ai meilleur espoir, ainsi prends garde à toi. Ton ami selon que tu le traiteras, et ton ennemi juré, AxUrÉ Aclecheek. » Si cette letti e ne peut le remuer, ses jambes ne le peuvent pas non plus ; je la lui donnerai.

Mahia. — Vous avez pour cela une occasion toute trouvée : il est maintenant en conversation avec Madame, et va partir d’un moment à l’autre.

Messire Tobie — Allons, Messire André ; va-t’en m’épier son arrivée au coin du verger comme un vrai argousin : aussitôt que tu le verras, dégaine, et en dcgainant jure d’horrible façon, car il arrive souvent qu’un juron terrible proféré solidement avec un accent de fanfaron, donne à un homme une plus grande réputation de bravoure que ne lui en donnerait la meilleure preuve. Allons, Ole.

Messire André. — Oui, laissez-moi seul àjurer. (Il sort.)

Messire Tobie. — Certes je ne remettrai pas sa lettre, car la conduite du jeune gentilhomme prouve qu’il a une bonne intelligence et qu’il est de bonne éducation, et cela est confirmé par l’emploi d’intermédiaire qu’il remplit entre son maître et ma nièce. Cette lettre si parfaitement stupide n’arracherait au jeune homme aucun effroi ; il s’apercevrait qu’elle vient d’un lourdaud. Mais, Monsieur, je vais lui porter verbalement son cartel ; je vais attribuer à Aguecheek une grande réputation de valeur, et fourrer dans la cervelle du gentilhomme (car sa jeunesse sera disposée à l’accepter), une formidable opinion de sa rage, de son habileté, de sa fureur, de son impétuosité. Cela les effrayera tellement tous deux, qu’ils vont se tuer l’un l’autre du regard, comme des basilics.

Fabien. — Le voici qui vient avec votre nièce : cédez-leur la place, jusqu’au moment où il prendra congé et alors présentez-vous devant lui.

Messire Tobie. — Je vais méditer pendant ce temps-là quelle horrible manière de présenter le cartel. (Sortent Messire Tobie, Fabien et Maria.)

Rentre OLIVIA et VIOLA.

Olivia. — J’en ai trop dit à un cœur de pierre et j’ai trop prodigalement exposé mon honneur : il y a en moi quelque chose qui me reproche ma faute, mais c’est une faute d’un si puissant entêtement qu’elle se moque des reproches.

Viola. — La même conduite que tient votre passion, les chagrins de mon maître la tiennent.

Olivia. — Tenez, portez ce joyau pour l’amour de moi ; c’est mon portrait ; ne le refusez pas, il n’a pas de langue pour vous importuner : et je vous en conjure, revenez demain. Que pourrez-vous me demander que je sois capable de vous refuser parmi toutes les choses que l’honneur peut, sauf lui-même, accorder sur demande ?

Viola. — Rien que cela : votre sincère amour pour mon maître.

Olivia. — Comment avec honneur pourrais-je lui donner ce que je vous ai donné ?

Viola. — Je vous tiendrai quitte de votre don.

Olivia. — Bien, reviens demain ; porte-toi bien. Un démon qui te ressemblerait mènerait mon âme en enfer. (Elle sort.)

Rentrent Messire TOBIE BELCH et FABIEN.

Messire Tobie. — Gentilhomme, Dieu te protège.

Viola. — Et vous aussi, Monsieur. Messire Tobik. — Appelle à ton aide tous les moyens de te défendre qui sont en ton pouvoir : de quelle nature sont les offenses que tu lui as faites, je ne le sais pas ; mais ton ennemi plein de ressentiment, altéré de sang comme le chasseur, t’attend au bout du jardin : mets flamberge au vent ; fais vite tes préparatifs, car ton assaillant est vif, habile et implacable.

Viola. — Vous vous trompez, Monsieur, j’en suis sûr ; personne n’a de querelle avec moi : ma mémoire est nette et claire de toute image d’offense commise par moi envers un homme quelconque.

Messire Tobie. — Vous verrez bien qu’il en est autrement, je vous assure : par conséquent, si vous attachez quelque prix à votre vie, tenez-vous sur vos gardes ; car votre adversaire est muni de tous les avantages que la jeunesse, la force, l’habileté et la colère peuvent donner à un homme.

Viola. — Quel est-il, s’il vous plait ?

Messire Tobie. — Il est chevalier, de ceux qui ont été frappés chevaliers avec une épée sans tranchant et à genoux sur un tapis, mais c’est un diable dans les querelles particulières ; il a fait faire divorce à trois âmes et à trois corps, et sa colère est telle en ce moment qu’elle ne peut se satisfaire que par les affres de la mort et le sépulcre : il faut que j’aie sa peau ou lui la mienne, est son mot ; il faut donner la mort ou la recevoir.

Viola. — Je vais rentrer en cette maison-ci et prier la dame du logis de me prêter quelque escorte. Je ne suis pas un batailleur ; j’ai entendu dire qu’il y avait certaines espèces d’hommes qui cherchaient exprès querelle aux autres dans le dessin de montrer leur valeur ; peut-être que c’est un homme de cette humeur-là.

Messire Tobie. — Non, monsieur ; son indignation prend sa source dans une injure très-légitime, par conséquent allez de l’avant et donnez-lui satisfaction. Vous ne rentrerez pas à la maison, à moins que vous n’essayiez avec moi, ce que vous pouvez tout aussi bien lui accorder : donc, marchons, ou bien tirez votre épée de son fourreau ; car il vous faut vous battre, voilà ce qui est certain, ou bien renoncer à porter l’épée.

Viola. — Cette conduite est aussi incivile qu’étrange. Je vous conjure de me rendre le courtois service de savoir du chevalier quelle offense j’ai commise envers lui ; c’est sans doute une faute de ma négligence, mais à coup sûr ce n’est rien de prémédité.

Messire Tobie. — Je vais faire ce que vous me demandez. Signor Fabien, restez avec ce gentilhomme jusqu’à mon retour. (Il sort.)

Viola. — Savez-vous de quoi il s’agit, Monsieur, je vous prie ?

Fabien. — Je sais que le chevalier est furieux contre vous à vouloir un duel à mort ; mais je ne sais rien de plus des circonstances.

Viola. — Quelle espèce d’homme est-ce, je vous prie ?

Fabien. — Sa personne physique ne fait aucune promesse et ne laisse lire aucune de ces qualités que vous découvrirez en éprouvant sa valeur. Vraiment, Monsieur, c’est l’adversaire le plus habile, le plus féroce, le plus fatal que vous puissiez trouver dans n’importe quelle région de l’Illyrie. Voulez-vous que nous avancions vers lui ? je tâcherai de faire votre paix avec lui si je puis.

Viola — Je vous en serai très-obligé, Monsieur : je suis une personne qui irait plus volontier avec Messire prêtre qu’avec Messire chevalier : je m’inquiète peu qu’on connaisse ou non mon degré de courage. (Ils sortent)


Scène V

La rue attenante an jardin d’Olivia.
Entrent Messire TOBIE BELCH et Messire ANDRÉ AGUECHEEK.

Messire Tobie. — Ma foi, mon cher, c’est un vrai diable ; je n’ai jamais vu un pareil fier à bras ; j’ai fait une passe avec lui, lame, fourreau et tout ; il m’a donné l’estocade avec un mouvement si dangereux que le coup est inévitable, et à la riposte il vous rend vos passes avec autant de sûreté que vos pieds touchent sûrement la terre sur laquelle ils posent : on dit qn’il a été maître d’armes du Sophi.

Messire André. — Nom d’une vérole, je ne veux pus avoir affaire à lui.

Messire Tobie. — Oui, mais maintenant il ne veut pas se laisser apaiser : Fabien là-bas peut à peine le retenir.

Messire André. — Peste soit de cette affaire ; si j’avais pensé qu’il fût vaillant et aussi habile à l’escrime, je l’aurais vu damné avant de le provoquer. Qu’il laisse tomber cette affaire, et je lui donnerai mon cheval, mon gris Capilet.

Messire Tobie. — Je vais lui faire cette proposition : restez ici, faites bonne contenance : cela se terminera sans perdition d’âmes. (À part.) Parbleu, je monterai votre cheval aussi bien que je vous monte.

Entrent FABIEN et VIOLA.

Messire Tobie, à part et à Fabien. — II me donne son cheval pour arranger la querelle : je lui ai persuadé que le jeune homme est un diable.

Fabien. — L’autre a de lui une opinion tout aussi terrible, et il tressaille et pâlit comme si un ours était à ses talons.

Messire Tobie, à Viola. — il n’y a pas de remède, Monsieur ; il veut se battre avec vous pour tenir son serment : parbleu, il a mieux réfléchi à la querelle et il a découvert qu’elle ne valait pas la peine d’en parler ; par conséquent, dégainez pour lui faire tenir son serment ; il proteste qu’il ne vous fera pas de mal.

Viola, à part. — Puisse Dieu me défendre ! il faudrait peu de chose pour me décider à leur dire de combien il s’en faut que je sois un homme.

Fabien, à Viola. — Cédez le terrain, si vous le voyez furieux.

Messire Tobie. — Allons, Messire André, il n’y a pas de remède ; le gentilhomme veut par souci de son honneur essayer d’une botte avec vous : il ne peut s’en dispenser d’après les lois du duel, mais il m’a promis qu’aussi vrai qu’il est un gentilhomme et un soldat, il ne vous ferait pas de mal. Avancez, et eu garde.

Messire André, à part. — Plaise à Dieu qu’il tienne sa promesse. (Il dégaine.)

Viola, à Fabien. — Je vous assure que c’est contre ma volonté. (Elle dégaine.)

Entre ANTONIO.

Antonio. — Relevez vos épées. Si ce jeune gentilhomme vuus a fait offense, je prends sa faute à mon compte ; si vous l’offensez, je vous provoque à sa place. (Il dégaine.)

Messire Tobie. — Vous, Monsieur ? quoi donc ? qui êtes-vous ?

Antonio. — Un homme, Monsieur, qui par affection pour lui, saura en faire plus encore que vous ne l’avez entendu se vanter d’en faire.

Fabien. — O bon Messire Tobie, arrêtez ! voici venir des officiers de police.

Messire Tobie, à Antonio. — Je suis à vous tout à l’heure.

Viola, à Messire André. — Je vous en prie, Monieur, veuillez relever votre épée.

Messire André. — Parbleu, Monsieur, je le veux bien, et quant à ce que je vous ai promis, Je serai bon pour ma parole : il vous portera aisé’^ent et il obéit bien aux rênes.

Entrent Deux Officiers De Police.

Premier Officier. — Voici l’homme ; faites votre office.

Second Officier. — Antonio, je t’arrête à la requête du duc Orsino.

Antonio. — Vous me prenez pour un autre, Monsieur.

Premier Officier. — Non, Monsieur, pas le moins du monde ; je reconnais parfaitement votre visage, quoique vous n’avez pas maintenant de bonnet de marin sur la tête. Emmenez-le ; il sait que je le connais parfaitement.

Antonio — Je dois obéir. — (A Viola.) Cela m’arrive pour vous avoir cherché : mais il n’y a pas de remède ; il me faudra en répondre. Qu’allez-vous faire maintenant que la nécessité où je suis me force à vous réclamer ma bourse ? Je suis plus désolé de ce que je ne puis faire pour vous que de ce qui m’arrive. Vous voilà tout atterré ; mais ayez bon courage.

Second Officier. — Allons, Monsieur, partons.

Antonio. — Je suis obligé de vous demander un peu de cet argent.

Viola. — Quel argent, Monsieur ? En consédération de l’intérêt généreux que vous m’avez montré et aussi par compassion pour votre présente situation, je veux bien vous prêter quelque chose sur mes minces et maigres ressources : mon avoir n’est pas grand, mais je partagerai avec vous ma fortune actuelle : tenez, voici la moitié de mou coffre-fort.

Antonio. — Est-ce que vous allez me renier maintenant ? Est-il possible que les services que je vous ai rendus soient incapables de vous émouvoir ? N’irritez, pas mon malheur, si vous ne voulez pas que votre conduite fasse de moi un homme assez insensé pour vous insulter de ces services que je vous ai rendus.

Viola. — Je ne connais aucun de ces services, je ne vous connais pas davantage, ni de voix, ni de visage ; je déteste plus l’ingratitude chez un homme que le mensonge, la vanité, le bavardage, l’ivrognerie, ou toute antre souillure de ces vices dont le violent virus circule dans notre sang corruptible.

Antonio. — Oh ! les cieux eux-mêmes !…

Second Officier. — Allons, Monsieur, je vous en prie, partons.

Antonio. — Laissez-moi dire un mot. Ce jeune homme que vous voyez ici, je l’ai arraché aux mâchoires de la mort, alors qu’elle l’avait déjà à demi dévoré ; je l’ai soutenu avec la plus religieuse affection, et sur la foi de son visage qui, me semblait-il, promettait les sentiments les plus dignes d’estime, je me suis dévoué à lui avec idolâtrie.

Premier Officier. — Qu’est-ce que cela nous fait ? Le temps passe ; marchons !

Antonio. — Mais comme le dieu s’est montré une vile idole ! Sébastien, tu as fait outrage à la beauté. Dans la nature, il n’y a de taches que celles de l’âme ; nul ne peut être appelé difforme, si ce n’est l’ingrat : la vertu est la vraie beauté, mais les méchants qui sont beaux sont des coffres vides décorés à la surface par le diable.

Premier Officier. — Cet homme devient fou ; qu’on l’emmène ! Marchons, marchons, Monsieur.

Antonio. — Conduisez-moi. (Sortent les officiers de police et Antonio.)

Viola. — II me semble que ses paroles sortent d’une émotion si vive, qu’il croit à lui-même ; je n’en fais pas autant. Imagination, puisses-tu avoir rencontré la vérité ; oh ! puisses-tu l’avoir rencontrée, et Dieu veuille que ce soit pour vous, mon cher frère, qu’on m’ait prise tout à l’heure !

Messire Tobie. — Approche ici, chevalier ; approche ici, Fabien : nous allons nous chuchoter un couplet ou deux de très-sages sentences rimées.

Viola. — Il a nommé Sébastien ; je sais que la forme de mon frère vit encore dans mon miroir ; c’est ainsi, absolument ainsi que mon frère était de visage ; et c’est ainsi qu’il était toujours habillé, vêtements de même couleur, avec semblables ornements, car c’est lui que j’ai pris pour modèle. Oh ! si cela se trouve vrai, les tempêtes sont compatissantes et les vagues salées ont la douceur de la tendresse ! (Elle sort.)

Messire Tobie. — C’est un garçon de rien du tout, très-déshonnéte et plus couard qu’un lièvre : il a montré sa déshonnéteté en reniant son ami tout à l’heure et en le laissant dans la nécessité ; et quant à sa couardise, informe-toi auprès de Fabien.

Fabien. — Un couard, un couard plein de dévotion, il a la religion de la couardise.

Messire André. — Parbleu, je vais courir après lui et le battre.

Messire Tobie. — Fais cela, soufflette-le solidement, mais ne tire jamais ton épée.

Messire André. — Si je ne le fais pas… (Il sort.)

Fabien. — Suivons-le, voyons cette affaire.

Messire Tobie. — Je parierais bien n’importe quelle somme qu’il n’y aura encore rien. (Ils sortent.)