Le Soir des Rois ou Ce que vous voudrez/Montégut/Acte IV

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La Nuit des rois
Traduction par Émile Montégut.
Œuvres complètes de William Shakespeare, Texte établi par Émile Montégut, Hachettetome 3 (p. 434-442).
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ACTE IV


Scène I

La rue devant la maison d’Olivia.
Entrent SÉBASTIEN et LE BOUFFON.

Le Bouffon. — Est-ce que vous voulez me faire croire qu’on ne m’a pas envoyé vous chercher ?

Sébastien. — Allons, allons, tu es un imbécile drôle : débarrasse-moi de ta personne.

Le Bouffon. — Plaisanterie bien soutenue, ma foi ! Eh non, je ne vous connais pas ; ma maîtresse ne m’a pas envoyé vous dire de venir lui parler ; votre nom n’est pas M. Césario et mon nez n’est pas mon nez. Rien de tout cela n’est vrai.

Sébastien. — Je t’en prie, va-t’en exhaler ta folie quelque part ailleurs : tu ne me connais pas.

Le Bouffon. — Exhaler ma folie ! il a entendu dire cette expression à quelque grand personnage, et maintenant, il l’applique à un fou. Exhaler ma folie ! J’ai bien peur que ce grand lourdaud, le monde, ne finisse par être un badaud. Voyons, je t’en prie, démasque-toi de ton air de surprise et dis-moi ce que j’exhalerai à ma maîtresse ; lui exhalerai-je que tu viens ?

Sébastien. — Je t’en prie, stupide Grec, laisse-moi : voici de l’argent pour toi ; si tu restes plus longtemps, je te donnerai un pire paiement.

Le Bouffon. — Par ma foi, tu as une main qui s’ouvre aisément. Les hommes sages qui donnent de l’argent aux fous, s’achètent un bon renom, dont ils prennent possession quatorze ans après le marché.

Entre Messire ANDRÉ AGUECHEEK.

Messire André. — Eh bien, Monsieur, je vous rencontre encore ? Voici pour vous. (Il frappe Sébastien.)

Sébastien. — Eh bien ! voici pour toi, et cela aussi, et cela encore. (Il le bat.) Est-ce que tous les gens ici sont fous ?

Entrent Messire TOBIE BELCH et FABIEN.

Messire Tobie. — Arrêtez, Monsieur, ou je jette votre épée par-dessus les toits.

Le Bouffon. — Je vais aller tout droit informer ma maîtresse de cela : je ne voudrais pas pour quatre sous être dans les habits de quelques-uns d’entre vous. (Il sort.)

Messire Tobie. — Voyons, Monsieur, arrêtez.

Messire André. — Non, laissez-le ; je prendrai une autre méthode pour le travailler ; j’obtiendrai une action contre lui pour coups et blessures, s’il y a des lois eu Illyrie : je l’ai frappé le premier, c’est vrai ; mais cela ne fait rien.

Sébastien. — Retire ta main !

Messire Tobie. — Allons, Monsieur, je ne vous lâcherai point. Allons, mon jeune soldat, remettez votre épée au fourreau : vous étes de bonne trempe ; allons.

Sébastien. — Je me débarrasserai de toi. (Il le dégage des mains de Messire Tobie.) Et maintenant, que veux-tu ? Tire ton épée, si lu prétends m’ennuyer plus longtemps.

Messire Tobie. — Comment, comment ! Parbleu, il faut alors que j’aie une once ou deux de votre sang mal appris. (Il dégaine.)

Entre OLIVIA.

Olivia. — Arrête, Tobie ; je te l’ordonne sur ta vie, arrête !

Messire Tobie. — Madame….

Olivia. — Ce sera donc toujours la même chose ? Déplaisant misérable, fait pour habiter les montagnes et les cavernes sauvages où la politesse ne fut jamais enseignée, hors de mes yeux ! Ne sois pas offensé, mon cher Césario. Rustre, partez ! (Sortent Messire Tobie, Messire André et Fabien.) Je l’en prie, mon aimable ami, laisse-toi guider dans celle agression injuste et impolie contre ton repos par la belle sagesse et non par ton ressentiment. Viens avec moi à ma maison ; je t’y raconterai combien de sottes escapades ce malotru s’est ingénié à commettre, en sorte que cette dernière te fera sourire : tu ne peux te dispenser d’entrer ; ne me refuse pas. Maudite soit son âme ! en te mettant en arrêt, mon pauvre cœur est le gibier qu’il a fait lever.

Sébastien. — Qu’est-ce que cela signifie et de quel côté s’en va l’eau ? Ou je suis fou, ou bien c’est un rêve. Eh bien ! que l’imagination endorme mes sens dans ce Léthé ; si c’est là rêver, puisse-je toujours sommeiller !

Olivia. — Allons, viens, je t’en prie. Ah, si tu voulais te laisser gouverner par moi !

Sébastien. — Je le veux, Madame

Olivia — O dis cela et fais cela. (Ils sortent.)


Scène II

Un appartement dans la maison d’Olivia.
Entrent MARIA et LE BOUFFON.

Maria. — Allons, je t’en prie, mets cette robe et cette harbe ; fais-lui croire que tu es Messire Topas le curé ; fais cela bien vite ; je m’en vais aller avertir Messire Tobie pendant ce temps-là. (Elle sort.)

Le Bouffon. — C’est bon, je vais la mettre et me dissimuler moi-même sous ses plis ; plût au ciel que je fusse le premier qui ait dissimulé sous une telle robe. Je ne suis pas assez gras pour bien remplir cette fonction, ni assez maigre pour être pris pour un homme studieux ; mais il vaut autant être appelé un honnête homme et un bon ménager, qu’être appelé un homme austère et un grand savant. Voici les confédérés qui arrivent.

Entrent Messire TOBIE BELCH et MARIA.

Messire Tobie. — Jupiter te bénisse, Monsieur le curé.

Le Bouffon. — Bonos dies, Messire Tobie ; car comme le disait très-spirituellement à une nièce du roi Gorboduc, le vieil hermite de Prague qui n’avait jamais vu plume ni encre, ce qui est, est ; en sorte que moi, étant Monsieur le curé, je suis Monsieur le curé ; car qu’est-ce que cela, si ce n’est cela, et qu’est-ce qui est, si ce n’est ce qui est ?

Messire Tobie. — Sus sur lui, Messire Topas.

Le Bouffon. — Hé, holà, dis-je ! La paix soit dans cette prison !

Messire Tobie. — Le drôle se déguise bien ; un bon drôle.

Malvolio, de l’intérieur. — Qui appelle ?

Le Bouffon. — Messire Topas le curé qui vient pour visiter Malvolio le lunatique.

Malvolio, de l’intérieur. — Messire Topas, Messire Topas, mon bon Messire Topas, allez trouver Madame.

Le Bouffon. — Sors, démon hyperbolique ! comme tu tourmentes cet homme ! ne parles-tu de rien que de dames ?

Messire Tobie. — Bien dit, Monsieur le curé.

Malvolio, de l’intérieur. — Messire Topas, jamais homme ne fut outragé à ce point : mon bon Messire Topas, ne pensez pas que je sois fou : ils m’ont déposé ici dans des ténèbres hideuses.

Le Bouffon. — Fi, déshonnête Satan ! je te donne des noms modérés, car je suis un de ces hommes polis qui traitent le diable lui-même avec courtoisie : tu dis que ta demeure est noire ?

Malvolio, de l’intérieur. — Comme l’enfer, Messire Topas.

Le Bouffon. — Comment, elle a des lucarnes transparentes comme des poutres et les grandes fenêtres vers le sud-nord sont lumineuses comme l’ébène, et cependant tu te plains de n’y pas voir ?

Malvolio, de l’intérieur. — Je ne suis pas fou, Messire Topas ; je vous dis que cette chambre est noire.

Le Bouffon. — Tu erres, insensé : je te dis qu’il n’y a d’autres ténèbres que l’ignorance, en laquelle tu es plus empêtré que les Egyptiens dans leur brouillard.

Malvolio, de l’intérieur. — Je dis que cette chambre est aussi noire que l’ignorance, l’ignorance fût-elle aussi noire qu’un puits de bitume, et je dis que jamais homme ne fut outragé à ce point. Je ne suis pas plus fou que vous l’êtes : mettez-moi à l’épreuve par telle question que vous voudrez qui exigera du raisonnement.

Le Bouffon. — Quelle est l’opinion de Pythagore concernant le gibier à plumes ?

Malvolio, de l’intérieur. — Que l’âme de notre grand’mère peut-être habite un oiseau.

Le Bouffon. — Que penses-tu de son opinion ?

Malvolio, de l’intérieur. — Je pense noblement de l’âme et je ne puis en aucune façon approuver son opinion.

Le Bouffon. — Porte-toi bien. Continue à rester dans les ténèbres ; avant que je consente à te croire dans ton bon sens, tu devras partager l’opinion de Pythagore et craindre de tuer un coq de bruyère, de peur de déloger l’Ame de ta grand’mère. Porte-toi bien.

Malvolio, de l’intérieur. — Messire Topas, Messire Topas….

Messire Tobie. — Mon très-exquis Messire Topas !

Le Bouffon. — Certes, et je suis bon pour tous les rôles.

Maria. — Tu aurais pu jouer celui là sans ta robe et ta barbe ; il ne te voit pas.

Messire Tobie. — Parle-lui avec ta propre voix et viens me dire comment tu l’as trouvé : je voudrais que nous lussions convenablement débarrassés de cette polissonnerie. Si on peut le délivrer sans inconvénient, j’y consens volontiers, car je suis tout à l’heure si mal avec ma nièce que je ne puis poursuivre avec sécurité cette plaisanterie jusqu’au bouquet. Viens dans ma chambre après cela. (Sortent Messire Tobie et Maria.)

Le Bouffon, chantant :

Eh Robin, joyeux Robin,
Dis-moi comment va ta dame.

Malvolio, de l’intérieur. — Fou !

Le Bouffon, chantant :

Ma dame est cruelle, pardi !

Malvolio, de l’intérieur. — Fou !

Le Bouffon, chantant :

Hélas ! pourquoi est-elle ainsi ?

Malvolio, de l’intérieur. — Fou, dis-je !

Le Bouffon, chantant :

Elle en aime un autre….

Qui m’appelle, eh ?

Malvolio, de l’intérieur. — Mon bon fou, si tu veux bien mériter de moi, procure-moi une chandelle, une plume, de l’encre et du papier ; aussi vrai que je suis un monsieur, je t’en serai reconnaissant toute ma vie.

Le Bouffon. — Monsieur Malvolio !

Malvolio, de l’intérieur. — Oui, bon fou.

Le Bouffon. — Hélas ! Monsieur, comment avez-vous fait pour laisser en route vos cinq esprits ?

Malvolio, de l’intérieur. — Fou jamais homme ne fut si notoirement outragé ; je suis dans mes esprits, fou, aussi bien que toi.

Le Bouffon. — Seulement aussi bien ? alors vous êtes vraiment fou, puisque vous n’êtes pas dans vos esprits mieux qu’un fou.

Malvolio, de l’intérieur. — Ils m’ont enfermé ici, me tiennent dans les ténèbres, m’envoient des ministres, des ânes, et font tout ce qu’ils peuvent pour me persuader que je ne suis pas dans mon bon sens.

Le Bouffon. — Faites attention à ce que vous dites ; le ministre est ici. (Imitant la voix de Messire Topas.) Malvolio, Malvolio, puisse le ciel te rétablir dans ton bon sens ! tâche de dormir et laisse là ton vain bavardage.

Malvolio, de l’intérieur. — Messire Topas….

Le Bouffon, imitant la voix de Messire Topas. — M’entretenez pas conversation avec lui, mon bon garçon. (Reprenant sa voix naturelle.) Qui ? moi, Monsieur ? eh ! non pas moi, Monsieur. Dieu soit avec vous, bon Messire Topas. (Imitant Messire Topas.] C’est cela, parbleu, amen. (Reprenant sa voix.) Oui, Monsieur, je le ferai, je le ferai.

Malvolio, de l’intérieur. — Fou, fou, fou, dis-je.

Le Bouffon. — Hélas ! Monsieur, soyez patient. Que dites-vous, Monsieur ? On me gronde parce que je vous parle.

Malvolio, de l’intérieur. — Mon bon fou, tâche de me procurer de la lumière et du papier : je te dis que je suis autant dans mon bon sens qu’homme vivant en lllyrie.

Le Bouffon. — Plût au ciel que vous y fussiez, Monsieur !

Malvolio, de l’intérieur. — Par cette main, je suis dans mon bon sens. Mon bon fou, de l’encre, du papier et de la lumière, et puis porte à Madame ce que j’écrirai ; cela te sera plus utile que ne le fut jamais aucune lettre que tu aies portée.

Le Bouffon. — Je vous donnerai cette assistance. Mais dites-moi la vérité, êtes-vous réellement fou, ou faites-vous seulement semblant de l’être ? .

Malvolio, de l’intérieur. — Crois-moi, je ne le suis pas, je te dis la verité.

Le Bouffon. — Non, je ne croirai jamais un fou, tant que je ne verrai pas son cerveau. Je vais vous aller chercher de la lumière, du papier et de l’encre.

Malvolio, de l’intérieur. — Fou, je l’en serai reconnaissant au plus haut point : va vite, je t’en prie.

Le Bouffon, chantant :

Je pars, Monsieur,
Et tout à l’heure, Monsieur,
Je reviens vers vous
En un clin d’œil,
Comme le vieux Polichinelle,
Pour vous assister dans votre besoin,
Comme le vieux Polichinelle, qui avec un poignard de bois,
Dans sa rage et sa colère,
Crie au diable : ah ! ah !
Comme un garçon toqué
Rogne tes ongles, moutard :
Adieu, bonhomme radoteur. (Il sort.)

Scène III

Le jardin d’Olivia.
Entre SÉBASTIEN.

Sébastien. — Voici bien l’air, voici bien le glorieux soleil : cette perle qu’elle m’a donnée, je la sens et je la vois ; c’est l’extraordinaire qui m’enveloppe, mais non pas la folie. Où est donc Antonio ? je n’ai pas pu le trouver à l’Éléphant ; cependant il y avait été, et on m’a donné cette réponse qu’on croyait qu’il était allé parcourir la ville pour me trouver. Ses conseils me rendraient maintenant d’excellents services, car quoique mon âme dise à mon bon sens que tout ceci peut bien être quelque erreur, mais n’est pas de la folie, cependant cette aventure et cette averse de fortune dépassent tellement toute expérience et tout raisonnement, que je suis prêt à me délier de mes yeux et à disputer avec ma raison qui cherche à me persuader de croire à tout, sauf que je suis fou ou que cette dame est folle ; car s’il en était ainsi, elle ne pourrait pas gouverner sa maison, commander ses gens, prendre et interrompre ses affaires, et les dépêcher avec la conduite tranquille, discrète, consistante que je lui vois : il y a là dessous quelque illusion. Mais voici la dame qui vient.

Entre OLIVIA avec un Prêtre.

Olivia. — Ne blâmez pas cette précipitation. Si vos intentions sont bonnes, venez immédiatement à la chapelle à côté, avec moi et ce saint homme : là devant lui et sous le toit consacré, engagez-moi la pleine assurance de votre foi, afin que mon âme jalouse et trop déliante puisse vivre en repos. 11 cachera cet événement jusqu’au jour où vous voudrez qu’il soit connu, et à cette époque nous ferons célébrer notre mariage avec la pompe qui convient à ma naissance Que répondez-vous ?

Sébastien. — Je vais suivre ce saint homme et aller avec vous, et quand je vous aurai engagé ma foi, je vous serai toujours fidèle.

Olivia. — Alors, ouvrez la marche, mon bon père, et puissent les cieux briller de façon à m’apprendre qu’ils voient avec plaisir l’action que je vais faire ! (Ils sortent.}