Le Soir des Rois ou Ce que vous voudrez/Montégut/Acte V

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La Nuit des rois
Traduction par Émile Montégut.
Œuvres complètes de William Shakespeare, Texte établi par Émile Montégut, Hachettetome 3 (p. 442-455).
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ACTE V


Scène I

La rue devant la maison d’Olivia.
Entrent LE BOUFFON et FABIEN.

Fabien. — Voyons, si tu m’aimes, fais-moi voir sa lettre.

Le Bouffon. — Mon bon Monsieur Fabien, accordez-moi une autre requête.

Fabien. — Tout ce que tu voudras.

Le Bouffon. — N’ayez pas envie de voir cette lettre.

Fabien. — Eh bien ! on peut dire que c’est là me donner un chien, et puis, en récompense, avoir envie de me le reprendre.

Entrent LE DUC, VIOLA, CURIO et LES GENS DE LA SUITE.

Le Duc. — Appartenez-vous à Madame Olivia, mes amis ?

Le Bouffon. — Oui, Monseigneur ; nous sommes quelques-unes de ses parures.

Le Duc. — Je te connais bien ; comment vas-tu, mon bon garçon ?

Le Bouffon. — Vraiment, Monsieur, je vais bien pour mes ennemis et mal pour mes amis.

Le Duc. — C’est juste le contraire ; tu vas bien pour tes amis.

Le Bouffon. — Non, Monseigneur, mal.

Le Duc. — Comment cela se peut-il ?

Le Bouffon. — Parbleu ! Monseigneur, ils me donnent des éloges et font ainsi de moi un âne ; au contraire, mes ennemis me disent nettement que je suis un âne ; en sorte, Monseigneur, que par mes ennemis je progresse dans la connaissance de moi-même, tandis que je suis trompé par mes amis : il s’ensuit que mes conclusions sont comme les baisers, si quatre négations équivalent à deux affirmations, et que par conséquent je vais mal pour mes amis et bien pour mes ennemis.

Le Duc. — Parbleu, voilà qui est excellent.

Le Bouffon. — Non, sur ma foi, Monseigneur, quoiqu’il vous plaise d’être un de mes amis.

Le Duc. — Tu ne t’en porteras pas plus mal pour moi ; voici de l’or.

Le Bouffon. — N’était que cela ferait double jeu, Monseigneur, je vous prierais de recommencer.

Le Duc. — Oh ! vous me donnez de mauvais conseils.

Le Bouffon. — Mettez votre vertu dans votre poche pour cette fois seulement, Monseigneur, et obéissez aux impulsions de la chair et du sang.

Lk Duc. — Allons, je veux bien pécher assez pour jouer double jeu : voici une autre pièce.

Le Bouffon. — Primo, secundo, tertio, cela fait un bon jeu, et le vieux proverbe dit que le troisième paie pour tous : le triplex, Monseigneur, est une bonne mesure de danse, comme les cloches de Saint-Benêt peuvent vous le rappeler, Monseigneur ; une, deux, trois.

Le Duc. — Pour cette fois, vos folies ne me tireront plus d’argent de la poche : si vous voulez faire savoir à votre maîtresse que je suis venu pour lui parler et la ramener avec vous, ce service pourra réveiller encore une fois ma générosité.

Le Bouffon. — Parbleu, Monseigneur, bon Dodo alors à votre générosité jusqu’à ce que je revienne. Je pars, Monseigneur ; mais je ne voudrais pas que vous croyiez que mon désir de recevoir est de la convoitise : mais, comme vous le dites, Monseigneur, faites faire un somme à votre générosité ; je la réveillerai tout à l’heure. (Il sort.)

Viola. — Voici venir l’homme qui m’a secouru, Monseigneur.

Entrent des Officiers De Police avec ANTONIO.

Le Duc. — Je reconnais parfaitement la figure de cet homme ; cependant la dernière fois que je la vis, elle était aussi noire que celle de Vulcain, barbouillée qu’elle était par la fumée de la guerre : il était capitaine d’un vaisseau minuscule, sans valeur pour le volume et le tirant-d’eau, et néanmoins il engagea un combat si meurtrier avec le plus beau navire de notre flotte que l’envie elle-même et la voix des vaincus crièrent honneur et renom sur lui. Que lui arrive-t-il ?

Premier Officier. — Orsino, voici cet Antonio qui prit le Phénix revenant de Candie, ainsi que sa cargaison : c’est lui qui montait le Tigre dans ce combat où votre jeune neveu Titus perdit sa jambe : nous l’avons appréhendé ici, dans la rue, au milieu d’une querelle particulière où il s’était engagé audacieusement et au mépris de sa situation.

Viola. — II s’est montré bon pour moi, Mouseigneur ; il a dégainé à mon service, mais il a fini par m’adresser d’étranges discours ; je ne sais d’où cela pouvait venir, si ce n’est de l’égarement.

Le Duc. — Pirate notoire ! voleur d’eau salée ! quelle folle hardiesse t’a jeté à la merci de ceux dont tu t’es fait des ennemis si impitoyables et si acharnés ?

Antonio. — Orsino, noble Seigneur, permettez-moi de rejeter les noms que vous me donnez ; Antonio ne fut jamais voleur ni pirate, quoique je le confesse, il soit, et pour cela il a des raisons bien suffisantes, l’ennemi d’Orsino. Un sortilège m’a conduit ici : ce très-ingrat enfant qui est à vos-côtés, je l’ai retiré de la bouche écumante et furieuse de la mer redoutable ; il était naufragé sans espérance : je lui rendis la vie et j’y ajoutai mon affection que je lui dévouai tout entière, sans restriction ni réserve. A sa considération, je me suis exposé par pure amitié aux dangers qui m’attendaient dans cette ville ennemie ; j’ai dégainé pour le défendre lorsqu’il était assailli ; alors j’ai été arrêté, et comme il ne se souciait pas de partager mes dangers, son hypocrite duplicité lui a suggéré la pensée de me renier, et en un clin d’œil, il est devenu comme s’il m’avait été étranger depuis vingt ans ; il m’a refusé ma propre bourse (que je lui avais remise en le priant d’en faire usage, il n’y avait pas une demi-heure.

Viola. — Comment cela se peut-il ?

Le Duc. — Quand est-il venu dans cette ville ?

Antonio. — Aujourd’hui, Monseigneur, et depuis ces trois derniers mois, nous avons, jour et nuit, vécu ensemble sans interruption, sans nous quitter d’une minute.

Le Duc. — Voici venir la comtesse : maintenant le ciel marche sur la terre. — Quant à toi, l’ami, tes paroles sont de la folie, l’ami : ce jeune homme est à mon service depuis trois mois ; mais nous parlerons de cela tout à l’heure. — Eloignez-le un peu.

Entre OLIVIA avec des gens de sa suite.

Olivia. — En quel service, sauf dans la chose qu’il ne peut avoir, Olivia peut-elle être utile à Monseigneur ? — Césario, vous ne me tenez pas promesse.

Viola. — Madame !

Le Duc. — Gracieuse Olivia….

Olivia. — Que dites-vous, Césario ? — Mon bon Seigneur…

Viola. — Monseigneur désire parler ; mon devoir m’impose silence.

Olivia. — Si c’est encore un refrain de la vieille chanson Monseigneur, mon oreille en est offensée et ennuyée autant qu’elle le serait d’aboiements après de la musique.

Le Duc. — Toujours aussi cruelle ?

Olivia. — Toujours aussi constante, Monseigneur.

Le Duc. — Constante à quoi, à votre perversité ? — Dame impolie, devant vos autels ingrats et hostiles, mon âme a exhalé les prières les plus fidèles qn’ait jamais inspirées la dévotion ! Que ferai-je ?

Olivia. — Ce qui plaira à Monseigneur et ce qui lui conviendra le mieux.

Le Duc. — Pourquoi n’imiterais-je pas, si j’avais assez de courage pour cela, la conduite du brigand égyptien sur le point de mourir et ne tuerais-je pas ce que j’aime ? c’est une jalousie sauvage qui parfois a une vraie saveur de noblesse. Mais écoutez-moi : puisque sans égard pour ma foi, vous l’avez rejetée, et que je connais en partie l’agent qui me dérobe ma vraie place dans votre faveur, continuez à rester le tyran au sein de marbre que vous êtes ; mais quant à ce mignon que vous aimez, je le sais, et pour lequel, j’en atteste le ciel, j’ai les plus tendres soins, je le séparerai de ces yeux cruels où son image trône couronnée de la défaveur de son maître. Allons, enfant, viens avec moi ; mes pensées sont mûres pour la vengeance : je sacrifierai l’agneau que j’aime pour blesser le cœur de corbeau qui est dans ce sein de colombe. (Il fait quelques pas pour s’en aller.)

Viola, le suivant. — Et moi, pour vous donner le repos, je subirai volontiers mille morts d’un cœur joyeux et empressé.

Olivia. — Où va Césario ?

Viola. — J’accompagne celui que j’aime plus que mes yeux, plus que ma vie, plus, je le jure par tous les plus du monde, que je n’aimerai jamais aucune femme. Si je mens, vous témoins d’en haut, punissez sur ma vie mes outrages à mon amour !

Olivia. — Hélas, femme détestée que je suis ! comme je suis trompée !

Viola. — Qui vous trompe ? qui vous a fait tort ?

Olivia. — T’es-tu donc oubliée toi-même ? y a-t-il donc, si longtemps ? Appelez le révérend père. (Sort un serviteur.}

Le Duc, à Viola. — Allons, partons.

Olivia. — Où allez-vous, Monseigneur ? Césario, mon époux, restez.

Le Duc. — Votre époux !

Olivia. — Oui, mon époux ; peut-il le nier ?

Le Duc. — Son époux, maraud ?

Viola. — Non, Monseigneur, je ne le suis pas.

Olivia. — Hélas ! c’est la bassesse de tes craintes qui te fait renier ce que tu possèdes : ne crains pas, Césario : prends de haut ta fortune ; sois ce que tu sais que tu es, et alors tu seras aussi grand que celui que tu crains.

Rentre le Serviteur avec un prêtre.
Oh ! vous êtes le bienvenu, mon père ! Père, je t’en somme par ta révérence, raconte ici (quoique nous eussions d’abord l’intention de tenir secret ce que l’occasion a révélé avant l’heure voulue) ce qui s’est passé récemment à ta connaissance entre ce jeune homme et moi.

Le prêtre. — Un contrat d’éternel engagement d’amour confirmé par l’étreinte mutuelle de vos mains, attesté pur l’attouchement sacré de vos lèvres, fortifié par l’échange de vos anneaux, ainsi que toutes les autres cérémonies de ce pacte scellé de mes fonctions et de mon témoignage : depuis que cela s’est passé, ma montre me dit que j’ai avancé de deux heures seulement mon voyage vers ma tombe.

Le Duc. — O petit renard hypocrite ! que seras-tu lorsque le temps aura tacheté de gris ta fourrure ? ou plutôt ta duplicité ne grandira-t-elle pas si vite que tu trouveras ta perte dans sa rapide croissance ? Adieu, prends-la, mais dirige tes pas en un lieu où nous ne puissions désormais nous rencontrer, toi et moi.

Viola. — Monseigneur, je proteste.

Olivia. — Oh ! ne jure pas ! garde un peu de foi, quoique tu aies si peur.

Entre Messire ANDRÉ AGUECHEEK, la tête bandée.

Messmie André. — Pour l’amour de Dieu, un chirurgien ! et envoyez-en un immédiatement à Messire Tobie.

Olivia. — Qu’y a-t-il ?

Messire André. — II m’a fendu la tète et il a donné aussi à Messire Tobie un mauvais coup : pour l’amour de Dieu, assistez-moi ! je donnerais plus de quarante livres pour être chez moi.

Olivia. — Qui a fait cela, Messire André ?

Messire André. — Le gentilhomme du comte, un certain Césario : nous l’avions pris pour un couard, mais c’est le diable incardiné lui-même.

Le Duc. — Césario, mon gentilhomme ?

Messire André. — Mort de ma petite existence, le voici ! Vous m’avez fendu la tête pour rien ; ce que j’ai fait, c’est Messire Tobie qui m’avait poussé à le faire.

Viola. — Pourquoi me parlez-vous ? je ne vous ai jamais blessé : vous avez tiré votre épée contre moi sans raison ; mais je vous ai parlé avec politesse et je ne vous ai pas blessé.

Messire André. — Si une taloche à faire sortir le sang est une blessure, vous m’avez blessé : je présume que cela ne vous coûte rien de donner des taloches à faire sortir le sang. Voici Messire Tobie qui s’avance en boitant, vous allez en apprendre davantage ; mais s’il n’avait pas été ivre, il vous aurait chatouillé autrement qu’il n’a fait.

Entre Messire TOBIE BELCH ivre, conduit par le Bouffon.

Le Duc. — Eh bien, gentilhomme, qu’y a t-il donc ?

Messire Tobie. — Tout cela ne fait rien ; il m’a blessé et voilà tout. (Au bouffon) Sot, as-tu vu Dick le chirurgien, dis-moi, sot ?

Le Bouffon. — Oh ! il est ivre depuis une heure, Messire Tobie ; il tapait de l’œil à huit heures du matin.

Messire Tobie. — Eh bien ! c’est un drôle, et après une pavane de passe mesures, ce que je déteste le plus, c’est un drôle qui s’enivre.

Olivia. — Qu’on l’emmène ! Qui les a arrangés de cette façon ?

Messire André. — Je vous soutiendrai, Messire Tobie, parce que nous serons pansés ensemble.

Messire Tobie. — Vous me soutiendrez ? tête d’âne, freluquet et drôle ! drôle à figure en lame de couteau et buse !

Olivia. — Qu’on le conduise au lit et qu’on regarde à sa blessure. {Sortent le bouffon, Fabien, Messire André et Messire Tobie.)

Entre SÉBASTIEN.

Sébastien. — Je suis désolé, Madame, d’avoir blessé votre parent ; mais il eût été mon frère par le sang, que mon bon sens et ma sécurité m’auraient interdit d’agir autrement. Vous me regardez d’une étrange façon, et cela m indique que uion action vous a otf’cnsée : pardonnez-moi, douce amie, au nom des serments que nous nous sommes faits si récemment.

Le Duc. — Un même visage, une même voix, un même costume et deux personnes ! une vision naturelle qui est et qui n’est pas !

Sébastien. — Antonio ? ô mon cher Antonio, comme les heures m’ont pesé et torturé depuis que je t’ai perdu !

Antonio. — Êtes-vous Sébastien ?

Sébastien. — Crains-tu que je le sois, Antonio ?

Antonio. — Comment avez-vous opéré cette division de vous-même ? les deux moitiés d’une pomme ne se ressemblent pas plus que ces deux créatures ? Lequel est Sébastien ?

Olivia. — Très étrange !

Sébastien. — Suis-je ici ou non ? je n’eus jamais de frère, et ma nature ne possède pas ce don divin d’être ici et ailleurs en même temps. J’avais une sœur qu’ont dévorée les vagues aveugles de la mer. (À Viola.) Par charité, quelle est votre parenté avec moi ? de quel pays êtes-vous ? quel est votre nom ? quels sont vos parents ?

Viola. — Je suis de Messaline : Sébastien était mon père ; j’avais aussi pour frère un Sébastien pareil à vous, qui, sous un costume semblable, descendit dans sa tombe humide : si les esprits peuvent revêtir chair et vêtement, vous êtes venu pour nous effrayer.

Sébastien. — Je suis en effet un esprit, mais revêtu de cette étendue de chair grossière que j’ai puisée dans le sein de ma mère. Si vous étiez une femme, toutes les autres particularités concordant ensemble, je laisserais couler mes larmes sur vos joues et je dirais : sois trois fois la bienvenue, Viola la noyée !

Viola. — Mon père avait un signe au-dessous du front.

Sébastien. — Mon père aussi.

Viola. — Et il mourut le jour où Viola comptait le treizième anniversaire de sa naissance.

Sébastien. — Oh ! ce souvenir est vivant dans mon âme ! il termina en effet sa vie mortelle, le jour où ma sœur comptait sa treizième année.

Viola. — Si rien ne s’oppose à notre mutuel bonheur, sauf ce costume masculin usurpé, ne m’embrasse pas avant que tu sois convaincu que toutes les circonstances de temps, de lieu et de fortune, s’accordent pour t’assurer que je suis Viola : pour que vous soyez sûrs du fait, je vous conduirai à un capitaine de cette ville, chez qui se trouvent mes habits de fille ; grâce à sa noble assistance, je fus sauvée pour servir ce noble duc. Depuis lors tous les événements de mon histoire se sont passés entre cette Dame et ce Seigneur.

Sébastien, à Olivia. — Il s’ensuit, Madame, que vous vous êtes méprise ; mais la nature en cela avait son but. Vous auriez voulu vous marier à une fille, et sur ma vie, en cela vous n’avez pas été déçue, vous vous êtes fiancée à la fois à une fille et à un homme.

Le Duc. — Ne soyez pas confondue ; son sang est très-noble. S’il en est ainsi, comme le miroir aux visions semble montrer que telle est bien la vérité, je veux avoir ma part dans cet heureux naufrage. (A Viola.} Enfant, tu m’as dit mille fois que tu n’aimerais jamais une femme autant que moi.

Viola. — Et je confirmerai par serment tous ces dires, et ces serments mon âme les gardera aussi fidèlement que cette grande sphère garde le feu qui sépare la nuit du jour.

Le Duc. — Donne-moi ta main et laisse-moi te voir dans tes habits de femme.

Viola. — Le capitaine qui me conduisit sur le rivage, garde mes habits de fille : il est maintenant en prison pour action intentée contre lui à la requête de Malvolio, un monsieur qui est au service de Madame.

Olivia. — II le fera élargir : mandez ici Malvolio. Hélas ! maintenant je me rappelle qu’on m’a dit que le pauvre homme était dans un grand égarement d’esprit. De mon coté, une très absorbante folie l’avait chassé de mon souvenir.

Rentre LE BOUFFON avec une lettre et FABIEN.

Olivia. — Comment va-t-il, maraud ?

Le Bouffon, — Ma foi, Madame, il tient Béelzébuth au bout de sou baton aussi bien que peut le faire un homme dans sa peau. Il vous a écrit une lettre ; j’aurais dû vous la donner ce matin ; mais comme les épîtres d’un fou ne sont pas des évangiles, il importe assez peu à quel moment elles sont remises.

Olivia. — Ouvrez-la et lisez-la.

Le Bouffon. — Vous pouvez vous attendre à être bien édifiés, quand c’est le fou qui rapporte le message de l’insensé. (Il lit )

« Par le Seigneur, Madame. »

Olivia. — Eh bien ! est-ce que tu es fou ?

Le Bouffon. — Non, Madame, je lis seulement des folies : si Votre Seigneurie veut qu’elles soient lues comme il faut, elle doit me passer ma vox.

Olivia. — Je t’en prie, lis-la avec bon sens.

Le Bouffon. — C’est ce que je fais, Madonna, mais pour la lire avec bon sens, il faut la lire ainsi ; par conséquent, soyez attentive, ma princesse, et prêtez l’oreille.

Olivia, à Fabien. — Lisez-la, vous, maraud.

Fabien, lisant. — « Par le Seigneur, Madame, vous me faites injure et le monde le saura : quoique vous m’ayez mis dans les ténèbres et soumis à la tyrannie de votre ivrogne de cousin, j’ai cependant l’usage de mon bon sens aussi bien que Votre Seigneurie. J’ai en main votre propre lettre qui m’a pousse à prendre la figure que j’ai prise, et avec cette lettre je ne doute pas que je ne puisse me faire bon droit ou vous couvrir de honte. Pensez de moi comme il vous plaira. J’oublie quelque peu le respect que je vous dois, et je parle sous le ressentiment de l’injure qu’on m’a faite.

Malvolio traité en fou. »

Olivia. — A-t-il écrit cela ?

Le Bouffon. — Oui, Madame.

Le Duc. — Cela ne sent guère la folie.

Olivia. — Vois à le faire mettre en liberté, Fabien ; conduis-le ici. (Sort Fabien.) Monseigneur, qu’il vous plaise, une fois ces affaires terminées, d’avoir pour moi autant d’affection comme sœur que vous en auriez eu comme épouse : un même jour couronnera cette double alliance, s’il vous plaît, ici à ma maison et à mes propres frais.

Le Duc. — Madame, je suis très-disposé à accepter votre offre. (A Viola.) Votre maître vous quitte, mais en considération des services, si contraires à la dignité de votre sexe et si au-dessous de votre douce et tendre éducation, que vous lui avez rendus, et puisque si longtemps vous m’avez appelé maître, voici ma main ; à dater de cet instant vous serez la maîtresse de votre maître.

Olivia. — Et pour moi une sœur ! vous l’êtes.

Rentre FABIEN avec MALVOLIO.

Le Duc. — Est-ce là le fou ?

Olivia. — Oui, Monseigneur, lui-même. Eh bien ! comment allez-vous, Malvolio ?

Malvolio. — Madame, vous m’avez fait tort, un tort notoire.

Olivia. — Moi, Malvolio ? non.

Malvolio. — Si, Madame. Parcourez cette lettre, je vous prie : vous ne pouvez pas nier qu’elle est de votre main, qu’écriture et style tout vous en appartient, que c’est là votre sceau et que la responsabilité vous en revient ; vous ne pouvez pas dire le contraire : avouez donc alors et dites-moi en toute honnête modestie pourquoi vous m’avez donné des marques si claires de faveur ; pourquoi vous m’avez ordonné de vous aborder en souriant et avec mes jarretières en croix, de mettre des bas jaunes et de froncer le sourcil devant Messire Tobie et les inférieurs, et pourquoi, lorsque j’ai agi sous l’impulsion d’une espérance obéissante, vous avez permis qu’on m’emprisonnât, qu’on me tint dans une chambre noire, qu’on m’envoyât le prêtre et qu’on fit de moi la buse et le gobe-mouches le plus notoire dont la malice se soit jamais amusé ? dites-moi pourquoi.

Olivia. — Hélas ! Malvolio, ce n’est pas mon écriture, quoique, je le confesse, elle y ressemble beaucoup : mais c’est incontestablement la main de Maria. Et j’y pense maintenant ; c’est elle qui m’a dit la première que tu étais fou ; puis tu es venu en souriant et avec les manières qui t’étaient recommandées dans cette lettre. Apaise-toi, je t’en prie ; c’est une mystification qu’on t’a fait adroitement subir, et lorsque nous en connaîtrons les motifs et les auteurs, tu seras à la fois juge et plaignant dans ta propre cause.

Fabien. — Bonne Madame, écoutez-moi, et qu’aucune querelle ni dispute ne vienne obscurcir le bonheur de cette heure présente qui m’a rempli d’admiration. Dans l’espérance que cela n’arrivera pas, je confesse très-librement que c’est moi et Tobie qui avons tramé ce complot contre Malvolio, pour le punir de quelques manières hautaines et impolies dont il nous avait ennuyés : Maria a écrit la lettre à la pressante demande de Messire Tobie, qui, en récompense, l’a épousée. La joyeuse malice avec laquelle la plaisanterie a été conduite est plutôt faite pour exciter le rire que le ressentiment, si l’on pèse avec justice les impertinences qui ont été échangées des deux côtés.

Olivia. — Hélas ! pauvre imbécile, comme ils t’ont berné !

Le Bouffon. — Parbleu « quelques-uns naissent dans la grandeur ; d’autres conquièrent la grandeur et elle se donne librement à certains autres. » J’étais un des personnages de cet intermède, Monsieur, un certain Messire Topas, mais peu importe. « Par le Seigneur, fou, je ne suis pas insensé. » Mais vous rappelez-vous ? « Madame, pourquoi riez-vous des sornettes de ce drôle sans esprit ; si vous ne l’honoriez pas de vos sourires il serait bâillonné, » et c’est ainsi que la roue du temps amène les occasions de revanche.

Maivolio. — Je me vengerai sur toute votre bande. (Il sort.)

Olivia. — II a été cruellement outragé.

Le Duc. — Courez après lui et engayez-le à faire la paix. Il ne nous u pas encore parlé du capitaine ; lorsque nous saurons a quoi nous en tenir à ce sujet, et que nous aurons fixé une heure propice, nous célébrerons une solennelle union de nos chères âmes. En attendant, ma douce sœur, nous ne sortirons pas d’ici. — Venez, Césario, car vous continuerez à être Césario tant que vous serez un homme ; mais lorsqu’on vous verra sous d’autres habits, vous serez la maîtresse d’Orsino el la reine de sa passion. (Tous sortent, sauf le Bouffon.}

CHANT DU BOUFFON.
Quand j’étais un petit, tout petit garçon,
— Hé, ho, le vent et la pluie —
Une polissonnerie n’était qu’une bagatelle,
Car la pluie chaque jour pleuvait.


Mais lorsque je vins à âge d’homme,
- Hé, ho, le vent et la pluie —
Contre les drôles et les volenrs les hommes ferment leurs portes,
Car la pluie chaque jour pleuvait.


Mais lorsque j’en fus venu à prendre femme, hélas !
— Hé, ho, le vent et la pluie —
Par mes fanfaronnades je ne pus jamais prospérer,
Car la pluie chaque jour pleuvait.
Mais lorsque j’allais me mettre au lit,
— Hé, ho, le vent et la pluie —
Avec des ivrognes je continuais à me soûler,
Car la pluie chaque jour pleuvait.
Il y a longtemps que le monde a commencé,
- Hé, ho, ie vent et la pluie —
Mais cela ne fait rien, notre pièce est achevée,
Et nous nous efforcerons de vous plaire chaque jour davantage. (Il sort.)