Le Talon de fer/La fin

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Traduction par Louis Postif.
Edito-Service (p. 277-292).


16. La fin


Quand le moment fut venu pour Ernest et moi de nous rendre à Washington, Père ne voulut pas nous y accompagner. Il s’était épris de la vie prolétarienne. Il considérait notre quartier misérable comme un vaste laboratoire sociologique, et semblait lancé dans une interminable orgie d’investigations. Il fraternisait avec les journaliers et était admis sur un pied d’intimité dans nombre de leurs familles. En outre, il s’occupait à des bricoles, et le travail était pour lui une distraction en même temps qu’une observation scientifique ; il y prenait plaisir, et rentrait les poches bourrées de notes, toujours prêt à raconter quelque aventure nouvelle. C’était le type parfait du savant.

Rien ne l’obligeait à travailler, dès lors qu’Ernest gagnait, avec ses traductions, de quoi nous entretenir tous les trois. Mais Père s’obstinait à la poursuite de son fantôme favori, qui devait être un Protée, à en juger par la variété de ses déguisements professionnels. Jamais je n’oublierai le soir où il nous apporta son éventaire de colporteur de lacets et bretelles, ni le jour où, étant entrée pour acheter quelque chose à la petite épicerie du coin, je fus servie par lui. Après cela j’appris sans trop de surprise qu’il avait été garçon toute une semaine dans le café d’en face. Il fut successivement veilleur de nuit, revendeur ambulant de pommes de terre, colleur d’étiquettes dans un magasin d’emballage, homme de peine dans une fabrique de boîtes en carton, porteur d’eau dans une équipe employée à la construction d’une ligne de tramways, et se fit même recevoir au syndicat des laveurs de vaisselle peu de temps avant sa dissolution.

Je crois qu’il avait été fasciné par l’exemple de l’évêque, ou du moins par son costume de travail, car lui aussi adopta la chemise de coton bon marché et la combinaison de toile avec l’étroite courroie sur les hanches. Mais de son ancienne vie il conserva une habitude, celle de toujours s’habiller pour le dîner, ou plutôt, le souper.

Je pouvais être heureuse n’importe où avec Ernest ; le bonheur de mon père, dans ces nouvelles conditions, mettait le comble au mien propre.

— Étant petit, disait-il, j’étais très curieux. Je voulais savoir tous les pourquoi et les comment ; c’est ainsi du reste que je suis devenu physicien. Aujourd’hui, la vie me semble aussi curieuse que dans mon enfance ; et après tout c’est notre curiosité qui la rend digne d’être vécue.

Il s’aventurait parfois au nord de Market Street dans le quartier des magasins et des théâtres ; il y vendait des journaux, faisait des commissions, ouvrait les portières. Un jour, en fermant celle d’un cab, il se trouva nez à nez avec Wickson. C’est en grande allégresse qu’il nous raconta l’incident le soir même.

— « Wickson m’a regardé attentivement au moment où je fermais la portière et a murmuré : « Oh ! le diable m’emporte ! » Oui, c’est ainsi qu’il s’est exprimé : « Oh ! le diable m’emporte ! » Il a rougi et il était si confus qu’il a oublié de me donner un pourboire. Mais il dut recouvrer ses esprits promptement, car après quelques tours de roue la voiture revint au bord du trottoir. Il se pencha à la portière et s’adressa à moi :

— Comment, vous, Professeur ! Oh, c’est trop fort ! Que pourrais-je bien faire pour vous ?

— J’ai fermé votre portière, répondis-je. D’après la coutume, vous pourriez me donner un petit pourboire.

— Il s’agit bien de ça ! grogna-t-il. Je veux dire quelque chose qui en vaille la peine.

— Il était certainement sérieux ; il éprouvait sans doute quelque chose comme un élancement de sa conscience pétrifiée. Aussi je fus un bon moment à réfléchir avant de lui répondre. Quand j’ouvris la bouche, il avait l’air profondément attentif ; mais il fallait le voir quand j’eus fini !

— Eh bien, dis-je, vous pourriez peut-être me rendre ma maison et mes actions dans les Filatures de la Sierra.

Père fit une pause.

— Qu’a-t-il répondu ? demandai-je avec impatience.

— Rien. Que pouvait-il répondre ? C’est moi qui repris la parole : « J’espère que vous êtes heureux. — Il me regardait d’un air curieux et surpris. J’insistai : — Dites, êtes-vous heureux ?

« Soudain, il donna l’ordre au cocher de partir, et je l’entendis jurer profusément. Le bougre ne m’avait pas donné de pourboire, encore moins rendu ma maison et mes fonds. Tu vois, chérie, que la carrière de ton paternel comme coureur de rues est semée de désillusions. »

Et c’est ainsi que Père resta à notre quartier général de Pell Street pendant qu’Ernest et moi allions à Washington. Virtuellement, l’ancien ordre de chose était mort, et le coup de grâce allait venir plus vite que je ne l’imaginais. Contrairement à notre attente, aucune obstruction ne fut soulevée pour empêcher les élus socialistes de prendre possession de leurs sièges au Congrès. Tout semblait marcher sur des roulettes, et je riais d’Ernest qui voyait dans cette facilité même un sinistre présage.

Nous trouvâmes nos camarades socialistes pleins de confiance dans leurs forces et d’optimisme dans leurs projets. Quelques Grangers élus au Congrès avaient accru notre puissance et nous élaborâmes conjointement un programme détaillé de ce qu’il y avait à faire. Ernest participait loyalement et énergiquement à tous ces travaux, bien qu’il ne pût s’empêcher de répéter de temps à autre et apparemment hors de propos : « Pour ce qui est de la poudre, les combinaisons chimiques valent mieux que les mélanges mécaniques, croyez-moi. »

Les choses commencèrent à se gâter pour les Grangers dans la douzaine d’États dont ils s’étaient emparés aux élections. On ne permit pas aux nouveaux élus de prendre possession de leurs fonctions. Les titulaires refusèrent de leur céder la place, et sous le simple prétexte d’irrégularités électorales, ils embrouillèrent toute la situation dans l’inextricable procédure des ronds de cuir. Les Grangers se trouvèrent réduits à l’impuissance. Les tribunaux, leur dernier recours, étaient entre les mains de leurs ennemis.

La minute était dangereuse entre toutes. Tout était perdu si les Campagnards, ainsi joués, faisaient appel à la violence. Nous autres socialistes employions tous nos efforts à les retenir. Ernest passa des jours et des nuits sans fermer l’œil. Les grands chefs des Grangers voyaient le danger et s’activaient en parfait accord avec nous. Mais tout cela ne servit à rien. L’Oligarchie voulait la violence et mit en œuvre ses agents provocateurs. Ce sont eux, le fait est indiscutable, qui causèrent la révolte des paysans.

Elle s’alluma dans les douze États. Les fermiers expropriés s’emparèrent par force de leurs gouvernements. Naturellement, ce procédé étant inconstitutionnel, les États-Unis mirent leur armée en campagne. Partout les émissaires du Talon de Fer excitaient la population, déguisés en artisans, fermiers ou travailleurs agricoles. À Sacramento, capitale de la Californie, les Grangers avaient réussi à maintenir l’ordre. Une nuée de police secrète se rua sur la cité condamnée. Des rassemblements composés exclusivement de mouchards incendièrent et pillèrent divers bâtiments et usines, et enflammèrent l’esprit du peuple jusqu’à ce qu’il se joignît à eux dans le pillage. Pour alimenter cette conflagration, l’alcool fut distribué à flots dans les quartiers pauvres. Puis, dès que tout fut à point, entrèrent en scène les troupes des États-Unis, qui étaient en réalité les soldats du Talon de Fer. Onze mille hommes, femmes et enfants furent fusillés dans les rues de Sacramento ou assassinés à domicile. Le Gouvernement national prit possession du gouvernement d’État, et tout fut fini pour la Californie.

Ailleurs, les choses se passèrent de façon analogue. Chacun des États Grangers fut nettoyé par la violence et lavé dans le sang. Tout d’abord le désordre était précipité par les agents secrets et les Cent-Noirs, puis immédiatement les troupes régulières étaient appelées à la rescousse. L’émeute et la terreur régnaient dans tous les districts ruraux. Jour et nuit fumaient les incendies de fermes et magasins, de villages et de villes. La dynamite fit son apparition. On fit sauter les ponts et tunnels et dérailler les trains. Les pauvres fermiers furent fusillés et pendus par bandes. Les représailles furent cruelles : nombre de ploutocrates et d’officiers furent massacrés. Les cœurs étaient altérés de sang et de vengeance. L’armée régulière combattait les fermiers avec autant de sauvagerie que s’ils eussent été des Peaux-Rouges, et elle ne manquait pas d’excuse. Deux mille huit cents soldats venaient d’être annihilés dans l’Oregon par une effroyable série d’explosions de dynamite, et nombre de trains militaires avaient été anéantis de la même façon, si bien que les troupiers défendaient leur peau tout comme les fermiers.

En ce qui concerne la milice, la loi de 1903 fut mise en application, et les travailleurs de chaque État se virent obligés sous peine de mort, de fusiller leurs camarades des autres États. Naturellement les choses n’allèrent pas sans accrocs au premier abord. Beaucoup d’officiers furent tués, et beaucoup d’hommes exécutés par les conseils de guerre. La prophétie d’Ernest se réalisa avec une effrayante précision dans le cas de M. Kowalt et de M. Asmunsen. Tous deux étaient qualifiés pour la milice et furent enrôlés en Californie pour l’expédition de répression contre les fermiers du Missouri. Tous deux refusèrent le service. On ne leur donna guère le temps de se confesser. Ils passèrent devant un conseil de guerre improvisé, et l’affaire ne traîna pas. Tous deux moururent le dos tourné au peloton d’exécution.

Beaucoup de jeunes hommes, pour éviter de servir dans la milice, se réfugièrent dans les hautes régions. Ils y devinrent des hors-la-loi, et ne furent punis qu’en des temps plus paisibles. Mais ils n’avaient rien perdu pour attendre. Car alors le Gouvernement lança une proclamation invitant tous les citoyens paisibles à quitter les montagnes pendant une période de trois mois. À la date prescrite, un demi-million de soldats furent envoyés partout dans les régions montagneuses. Il n’y eut ni instructions ni jugements. Tout homme rencontré était abattu sur place. Les troupes opéraient d’après ce principe que, seuls, les proscrits étaient restés dans la montagne. Quelques bandes, retranchées dans de fortes positions, résistèrent vaillamment, mais, en fin de compte, tous les déserteurs de la milice furent exterminés.

Cependant, une leçon plus immédiate était imprimée dans l’esprit du peuple par le châtiment infligé à la milice séditieuse du Kansas. Cette importante révolte se produisit au début même des opérations militaires contre les Grangers. Six mille hommes de la milice se soulevèrent. Depuis plusieurs semaines, ils se montraient turbulents et maussades, et on les retenait au camp pour cette raison. Mais il est hors de doute que la révolte ouverte fut précipitée par des agents provocateurs.

Dans la nuit du 22 avril les hommes se mutinèrent et tuèrent leurs officiers, dont un petit nombre seulement échappèrent au massacre. Ceci dépassait le programme du Talon de Fer, et ses agents avaient trop bien travaillé. Mais tout était blé à moudre pour ces gens-là. Ils étaient préparés pour l’explosion, et le meurtre de tant d’officiers fournissait une justification de ce qui allait suivre. Comme par magie, quarante mille hommes de l’armée régulière enveloppèrent le camp, ou plutôt le piège. Les malheureux miliciens s’aperçurent que les cartouches prises dans les dépôts n’étaient pas du calibre de leurs fusils. Ils hissèrent le drapeau blanc pour se rendre, mais il ne fut pas tenu compte de ce geste. Aucun mutin ne survécut. Les six mille furent annihilés jusqu’au dernier. Ils furent d’abord bombardés de loin à coups d’obus et de shrapnels, puis, dans leur charge désespérée contre les lignes enveloppantes, fauchés à coups de mitrailleuses. J’ai causé avec un témoin oculaire : il m’a dit que pas un milicien n’approcha à moins de cent cinquante mètres de ces engins meurtriers. Le sol était jonché de cadavres. Dans une charge finale de cavalerie, les blessés furent abattus à coups de sabre et de revolver et écrasés dans la terre sous les sabots des chevaux.

En même temps que la destruction des Grangers eut lieu la révolte des mineurs, dernier spasme de l’agonie du travail organisé. Au nombre de sept cent cinquante mille, ils se mirent en grève. Mais ils étaient trop dispersés dans tout le pays pour tirer parti de cette force numérique. Ils furent isolés dans leurs districts respectifs, battus par paquets et obligés de se soumettre : ce fut la première opération de recrutement d’esclaves en masse. Pocock[1] y gagna ses éperons de garde-chiourme en chef, en même temps qu’une haine impérissable de la part du prolétariat. De nombreux attentats furent perpétrés contre sa vie, mais il semblait porter un charme contre la mort. C’est à lui que les mineurs doivent l’introduction d’un système de passeport à la russe, qui leur enleva la liberté de se transporter d’une partie du pays dans un autre.

Cependant, les socialistes tenaient bon. Pendant que les Campagnards expiraient dans la flamme et le sang, pendant que le syndicalisme était démantelé, nous restions cois et perfectionnions notre organisation secrète. En vain les Grangers nous faisaient des remontrances. Nous répondions avec raison que toute révolte de notre part équivaudrait au suicide définitif de la Révolution. Le Talon de Fer, d’abord hésitant sur la manière de s’y prendre avec l’ensemble du prolétariat, avait trouvé la tâche plus simple qu’il ne s’y attendait, et n’aurait pas demandé mieux, pour en finir d’un seul coup, qu’un soulèvement de notre part. Mais nous esquivâmes cette conclusion malgré les agents provocateurs qui fourmillaient dans nos rangs. Leurs méthodes étaient grossières dans ces premiers temps ; ils avaient beaucoup à apprendre, et nos Groupes de Combat les évincèrent peu à peu. Ce fut une tâche âpre et sanglante, mais nous luttions pour notre vie et pour la Révolution, et nous étions obligés de combattre l’ennemi avec ses propres armes. Encore y mettions-nous de la loyauté. Aucun agent du Talon de Fer ne fut exécuté sans jugement. Il se peut que nous ayons commis des erreurs, mais s’il y en a eu, elles ont été très rares. Nos Groupes de Combat se recrutaient parmi les plus braves de nos camarades, parmi les plus combatifs et les plus disposés au sacrifice d’eux-mêmes. Un jour, au bout de dix ans, Ernest calcula, d’après les chiffres fournis par les chefs de ces groupes, que la durée moyenne de la vie ne dépassait pas cinq ans pour les hommes et les femmes qui s’y étaient fait inscrire. Tous les camarades des Groupes de Combat étaient des héros, et ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’il leur répugnait d’attenter à la vie. Ces amants de la liberté faisaient violence à leur propre nature, jugeant qu’aucun sacrifice n’est trop grand pour une si noble cause[2].

La tâche que nous nous étions imposée était triple. Nous voulions d’abord sarcler nos propres rangs des agents provocateurs : ensuite, organiser les Groupes de Combat, en dehors de l’organisation secrète et générale de la Révolution ; en troisième lieu, introduire nos propres agents occultes dans toutes les branches de l’Oligarchie, — dans les castes ouvrières, spécialement parmi les télégraphistes, secrétaires et commis, dans l’armée, parmi les mouchards et les gardes-chiourme. C’était une œuvre lente et périlleuse, et souvent nos efforts n’aboutissaient qu’à de coûteux échecs.

Le Talon de Fer avait triomphé dans la guerre à découvert : mais nous gardions nos positions dans cette autre guerre souterraine, déconcertante et terrible que nous avions instituée. Là, tout était invisible, presque tout imprévu ; pourtant dans cette lutte entre aveugles, il y avait de l’ordre, un but, une direction. Nos. agents pénétraient à travers toute l’organisation du Talon de Fer, tandis que la nôtre était pénétrée par les siens. Tactique sombre et tortueuse, pleine d’intrigues et de conspirations, de mines et de contre-mines. Et derrière tout cela, la mort toujours menaçante, la mort violente et terrible. Des hommes et des femmes disparaissaient, nos meilleurs et nos plus chers camarades. On les voyait aujourd’hui : demain ils s’étaient évanouis : on ne les revoyait jamais plus et nous savions qu’ils étaient morts.

Il ne régnait plus nulle part ni sûreté, ni confiance. L’homme qui complotait avec nous pouvait être un agent du Talon de Fer. Mais il en était de même des deux côtés ; et nous étions néanmoins obligés de tabler tous nos efforts sur la confiance et la certitude. Nous fûmes souvent trahis : la nature humaine est faible. Le Talon de Fer pouvait offrir de l’argent et des loisirs à dépenser dans ses merveilleuses cités de plaisirs et de repos. Nous n’avions d’autres attraits que la satisfaction d’être fidèles à un noble idéal, et cette loyauté n’attendait d’autre salaire que le danger perpétuel, la torture et la mort.

La mort constituait aussi l’unique moyen dont nous disposions pour punir cette faiblesse humaine, et c’était une nécessité pour nous de châtier les traîtres. Chaque fois que l’un des nôtres nous trahissait, un ou plusieurs fidèles vengeurs étaient lancés à ses trousses. Il pouvait nous arriver d’échouer dans l’exécution de nos décrets contre nos ennemis, comme ce fut le cas pour les Pococks ; mais tout échec devenait inadmissible quand il s’agissait de punir les faux frères. Certains camarades se laissaient acheter avec notre permission pour avoir accès aux cités merveilleuses et y exécuter nos sentences contre les véritables vendus. De fait, nous exercions une telle terreur qu’il devenait plus dangereux de nous trahir que de nous rester fidèles.

La Révolution prenait un caractère profondément religieux. Nous adorions à son autel, qui était celui de la Liberté. Son divin esprit nous éclairait. Hommes et femmes se consacraient à la Cause et y vouaient leurs nouveaux-nés comme jadis au service de Dieu. Nous étions les serviteurs de l’Humanité.


  1. Albert Pocock, autre briseur de grèves qui jouissait dans ces temps reculés d’une notoriété de même aloi que celle de James Farley, et qui jusqu’à sa mort réussit à maintenir à leur tâche tous les mineurs du pays. Son fils Lewis Pocock lui succéda, et pendant cinq générations cette remarquable lignée de gardes-chiourme eut la haute main sur les mines de charbon. Pocock l’ancien, connu sous le nom de Pocock Ier, a été dépeint de la manière suivante : « Une tête longue et mince, à demi-encerclée d’une frange de cheveux bruns et gris, avec des pommettes saillantes et un menton lourd… Un teint pâle, des yeux gris sans lustre, une voix métallique et une attitude languissante. » Il était né de parents pauvres et avait commencé sa carrière comme garçon de café. Il devint ensuite détective privé au service d’une corporation de tramways et se transforma peu à peu en briseur de grèves professionnel. Pocock V, dernier du nom, périt dans une chambre de pompe qu’une bombe fit sauter durant une petite révolte des mineurs sur le territoire indien. Cet événement eut lieu en 2073 après J.-C.
  2. Ces groupes d’action furent modelés plus ou moins sur les organisations de combat de la Révolution russe, et, en dépit des efforts incessants du Talon de Fer, ils subsistèrent pendant les trois siècles qu’il dura lui-même. Composés d’hommes et de femmes inspirés d’intentions sublimes, et impavides devant la mort, les Groupes de Combat exercèrent une prodigieuse influence et modérèrent la sauvage brutalité des gouvernants. Leur œuvre ne se borna pas à une guerre invisible contre les agents de l’Oligarchie. Les Oligarques eux-mêmes furent obligés de prendre garde aux décrets des Groupes, et, plusieurs fois, ceux d’entre eux qui leur avaient désobéi furent punis de mort ; il en fut de même pour les sous-ordres des Oligarques, les officiers de l’armée et les chefs des castes ouvrières.

    Les sentences rendues par ces vengeurs organisés étaient conformes à la plus stricte justice, mais le plus remarquable était leur procédure sans passion et parfaitement juridique. Il n’y avait pas de jugements improvisés. Quand un homme était pris, on lui accordait un jugement loyal et la possibilité de se défendre. Nécessairement beaucoup de gens furent jugés et condamnés par procuration, comme dans le cas du général Lampton, en 2138 après J.-C. Des mercenaires de l’Oligarchie, celui-ci était peut-être le plus sanguinaire et le plus cruel. Il fut informé par les Groupes de Combat qu’il avait été jugé, reconnu coupable et condamné à mort ; et cet avertissement lui était donné après trois sommations d’avoir à cesser son traitement féroce des prolétaires. Après cette condamnation, il s’entoura d’une multitude de moyens de protection. Pendant des années, les Groupes de Combat s’efforcèrent en vain d’exécuter leur sentence. Des camarades nombreux, hommes et femmes, échouèrent successivement dans leurs tentatives et furent cruellement exécutés par l’Oligarchie. C’est à propos de cette affaire que la crucifixion fut remise en vigueur comme moyen d’exécution légale. Mais au bout du compte le condamné trouva son bourreau en la personne d’une frêle jeune fille de dix-sept ans, Madeleine Provence, qui, pour atteindre son but, servait depuis deux ans dans le palais en qualité de lingère du personnel. Elle mourut en cellule après des tortures horribles et prolongées. Mais aujourd’hui sa statue de bronze se dresse au Panthéon de la Fraternité dans la merveilleuse cité de Serles.

    Nous autres qui, par expérience personnelle, ne savons pas ce que c’est qu’un meurtre, nous ne devons pas juger trop sévèrement les héros des Groupes de Combat. Ils ont prodigué leurs vies pour l’humanité : aucun sacrifice ne leur semblait trop grand pour elle ; et, d’autre part, l’inexorable nécessité les obligeait à donner à leurs sentiments une expression sanglante dans un âge sanguinaire. Aux flancs du Talon de Fer, les Groupes de Combat constituaient l’unique épine qu’il n’ait jamais pu extirper. C’est à Everhard qu’il faut attribuer la paternité de cette curieuse armée. Ses succès et sa persistance pendant trois cents ans prouvent la sagesse avec laquelle il l’avait organisée et la solidité de la fondation léguée par lui aux constructeurs de l’avenir. À certains points de vue, cette organisation peut être considérée comme son œuvre principale, en dépit de la haute valeur de ses travaux économiques et sociologiques, et de ses hauts faits comme chef général de la Révolution.