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Le Talon de fer/Les derniers jours

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Traduction par Louis Postif.
Edito-Service (p. 267-275).


15. Les derniers jours


Ce fut vers la fin de janvier 1913 que se manifesta publiquement le changement d’attitude de l’Oligarchie envers les syndicats privilégiés. Les journaux annoncèrent une augmentation de salaires sans précédent en même temps qu’une réduction des heures de travail pour les employés des chemins de fer, les travailleurs du fer et de l’acier, les mécaniciens et les machinistes. Mais les oligarques n’osèrent pas permettre que toute la vérité fût divulguée tout de suite. En réalité, les salaires avaient été élevés beaucoup plus haut, et les privilèges accordés étaient beaucoup plus grands qu’on ne le disait. Cependant les secrets finissent toujours par transpirer. Les ouvriers favorisés firent des confidences à leurs femmes, celles-ci bavardèrent, et bientôt tout le monde du travail sut ce qui était arrivé.

C’était le développement logique et simple de ce qu’au XIXe siècle on appelait les « parts de rabiot ». Dans la mêlée industrielle de cette époque, on avait tâté de la participation ouvrière. C’est-à-dire que des capitalistes avaient essayé d’apaiser les travailleurs en les intéressant financièrement à leur tâche. Mais la participation aux bénéfices, en tant que système, était absurde et impossible. Elle ne pouvait réussir que dans certains cas isolés au sein du conflit général ; car si tout le travail et tout le capital se partageaient les bénéfices, les choses en reviendraient au même point qu’avant.

Ainsi, de l’idée impraticable de participation aux bénéfices, naquit l’idée pratique de participation à la gratte. « Payez-nous plus cher et rattrapez-vous sur le public » devint le cri de guerre des syndicats prospères. Et cette politique égoïste réussit de-ci de-là. En faisant payer le client, on faisait payer la grande masse du travail non organisé ou faiblement organisé. C’étaient, en réalité, ces travailleurs qui fournissaient l’augmentation de salaire de leurs camarades plus forts, membres de syndicats devenus des monopoles. Cette idée, je le répète, fut simplement poussée à la conclusion logique, sur une vaste échelle, par la combinaison des oligarques et des unions privilégiées[1].

Dès que fut connu le secret de la défection des syndicats favorisés, il se produisit dans le monde du travail des murmures et grondements. Puis les unions privilégiées se retirèrent des organisations internationales et rompirent toutes leurs affiliations. Alors survinrent des troubles et des violences. Leurs membres furent mis à l’index comme des traîtres ; dans les bars et les maisons publiques, dans les rues et dans les ateliers partout ils furent assaillis par les camarades qu’ils avaient si perfidement désertés.

Nombre de têtes furent endommagées, et il y eut beaucoup de tués. Aucun des privilégiés n’était en sûreté. Ils se réunissaient en bandes pour aller au travail et en revenir. Sur les trottoirs, ils étaient exposés à avoir le crâne défoncé par des briques ou des pavés jetés des fenêtres ou des toits. On leur donna l’autorisation de s’armer et les autorités les aidèrent de toutes les manières. Leurs persécuteurs furent condamnés à de longues années de prison, où ils furent cruellement traités. Cependant, nul homme étranger aux syndicats privilégiés n’avait le droit de porter des armes, et tout manquement à l’observation de cette loi était considéré comme un grave délit et puni en conséquence.

Le monde du travail, outragé, continua à tirer vengeance des renégats. Des castes se dessinèrent automatiquement. Les enfants des traîtres étaient poursuivis par ceux des travailleurs trahis, au point de ne pouvoir jouer dans les rues ni se rendre aux écoles. Leurs femmes et leurs familles étaient en butte à un véritable ostracisme, et l’épicier du coin était boycotté s’il leur vendait des provisions.

Le résultat fut que, rejetés de tous côtés sur eux-mêmes, les traîtres et leurs familles formèrent des clans. Trouvant impossible de demeurer en sûreté au milieu d’un prolétariat hostile, ils s’établirent dans de nouvelles localités habitées exclusivement par leurs pareils. Ce mouvement fut favorisé par les oligarques. À leur usage furent construites des maisons hygiéniques et modernes, entourées de vastes espaces, de jardins et de terrains de jeu. Leurs enfants fréquentèrent des écoles créées pour eux avec des cours spéciaux d’apprentissage manuel et de sciences appliquées. Ainsi, dès le début, et d’une façon fatale, une caste naquit de cet isolement. Les membres des syndicats privilégiés devinrent l’aristocratie du travail et furent séparés des autres ouvriers. Mieux logés, mieux vêtus, mieux nourris, mieux traités, ils participèrent au rabiot avec frénésie.

Pendant ce temps, le reste de la classe ouvrière était traité plus durement que jamais. Beaucoup de ses minces privilèges lui furent enlevés. Ses salaires et son niveau économique baissèrent rapidement. Ses écoles publiques ne tardèrent pas à tomber en décadence, et peu à peu l’éducation cessa d’y être obligatoire. Le nombre des illettrés s’accrut dangereusement dans la jeune génération.

La mainmise des États-Unis sur le marché mondial avait ébranlé l’ensemble du monde. Les institutions et les gouvernements s’écroulaient ou se transformaient partout. L’Allemagne, l’Italie, la France, l’Australie et la Nouvelle-Zélande étaient en train de s’organiser en républiques coopératives. L’Empire britannique s’en allait par morceaux. L’Angleterre avait les bras surchargés. L’Inde était en pleine révolte. Le cri de tout l’Orient était : « L’Asie aux Asiatiques ! » Et du fond de l’Extrême-Orient, le Japon poussait et soutenait les races jaunes et brunes contre la race blanche. Tout en rêvant d’un empire continental et en s’efforçant de réaliser son rêve, il anéantissait sa propre révolution prolétarienne. Ce fut une simple guerre de castes, Coolies contre Samouraïs, et les travailleurs socialistes furent exécutés en masse. Quarante mille furent tués dans la bataille de rues à Tokyo et dans le futile assaut contre le palais du Mikado. À Kobé ce fut une boucherie : le massacre des filateurs de coton à coups de mitrailleuses est devenu classique comme le plus terrible exemple d’extermination accomplie par les machines de guerre modernes. Et l’oligarchie japonaise sortie de là fut la plus sauvage de toutes. Le Japon domina l’Orient et prit pour sa part toute la portion asiatique du marché mondial, à l’exception de l’Inde.

L’Angleterre parvint à écraser la révolution de ses propres prolétaires et à maintenir l’Inde, mais au prix d’un effort qui l’épuisa presque. Elle fut obligée de lâcher ses grandes colonies. C’est ainsi que les socialistes réussirent à ériger l’Australie et la Nouvelle-Zélande en républiques coopératives. Et c’est ainsi que le Canada fut perdu pour la mère-patrie. Mais le Canada étouffa sa propre révolution socialiste, avec le concours du Talon de Fer. Celui-ci aidait en même temps le Mexique et Cuba à réprimer leurs révoltes. Le Talon de Fer se trouva donc solidement établi dans le Nouveau-Monde, après avoir soudé en un seul bloc politique toute l’Amérique du Nord depuis le canal de Panama jusqu’à l’Océan Arctique.

L’Angleterre, en sacrifiant ses grandes colonies avait tout juste réussi à garder l’Inde : encore ce succès n’était-il que temporaire ; sa lutte pour l’Inde avec le Japon et le reste de l’Asie se trouvait simplement retardée. Elle était destinée sous peu à perdre cette péninsule, et cet événement à son tour devait présager une lutte entre l’Asie unifiée et le reste du monde.

Tandis que la terre entière était déchirée par ses conflits, la paix était loin de régner aux États-Unis. La défection des grands syndicats avait empêché la révolte de nos prolétaires, mais la violence était partout déchaînée. Outre les troubles travaillistes, outre le mécontentement des fermiers et de ce qui subsistait des classes moyennes, une renaissance religieuse s’allumait et se propageait. Une branche de la secte des Adventistes du Septième Jour venait de surgir et d’atteindre un développement remarquable. Ses fidèles proclamaient la fin du monde.

— Il ne manquait plus que cela dans la confusion universelle, — s’écriait Ernest. — Comment espérer que la solidarité s’établisse au sein de toutes ces tendances divergentes et contraires ?

Et, en vérité, ce mouvement religieux prenait des proportions formidables. Le peuple, par suite de sa misère et de sa désillusion de toutes les choses terrestres, était mûr et enflammé de désirs pour un ciel où ses tyrans industriels entreraient plus difficilement qu’un chameau ne peut passer par le trou d’une aiguille. Des prédicateurs à l’œil torve vagabondaient dans tout le pays ; en dépit de toutes les défenses des autorités civiles et de toutes les poursuites engagées contre les délinquants, les flammes de ce fanatisme religieux étaient attisées par d’innombrables réunions de campement.

Les derniers jours étaient venus, criaient-ils : la fin du monde était commencée. Les quatre vents avaient été déchaînés. Dieu avait agité les nations pour la lutte. Ce fut une époque d’apparitions et de miracles. Les voyants et les prophètes étaient légion. Les gens, par centaines de mille, quittaient le travail et s’enfuyaient vers les montagnes, pour y attendre la descente imminente de Dieu et l’ascension des cent quarante quatre mille élus. Mais Dieu n’apparaissait pas, et ils mouraient de faim en grand nombre. Dans leur désespoir, ils ravageaient les fermes pour trouver des victuailles ; le tumulte et l’anarchie, envahissant les districts campagnards, ne faisaient qu’exaspérer le malheur des pauvres fermiers dépossédés.

Mais les fermes et les granges étaient la propriété du Talon de Fer. De nombreuses troupes furent envoyées aux champs, et, à la pointe des baïonnettes, les fanatiques furent ramenées à leur tâche dans les villes. Ils s’y livrèrent à des émeutes et soulèvements sans cesse renouvelés. Leurs chefs furent exécutés pour sédition ou enfermés dans des maisons de fous. Les condamnés marchaient au supplice avec toute la joie des martyrs. Le pays traversait une période de contagion mentale. Jusque dans les déserts, les fourrés et les marécages, de la Floride à l’Alaska, les petits groupes d’Indiens survivants dansaient à pas de fantômes et attendaient l’avènement d’un Messie de leur cru.

Et au sein de ce chaos, avec une sérénité et une assurance qui avaient quelque chose de formidable, continuait à surgir la forme de ce monstre des âges, l’Oligarchie. De sa main de fer et de son talon de fer, pesant sur ce grouillement de millions d’êtres, elle faisait sortir l’ordre de la confusion et établissait ses fondations et ses assises sur la pourriture même.

— Attendez que nous soyons installés, — répétaient les Grangers ; M. Calvin nous le disait à nous dans notre appartement de Pell Street. — Voyez les États que nous avons capturés. Avec vous autres socialistes pour nous soutenir, nous leur ferons chanter une autre chanson dès que nous entrerons en fonctions.

— Nous avons pour nous, — disaient les socialistes, — les millions de mécontents et de pauvres. À nos rangs se sont joints les Grangers, les fermiers, la classe moyenne et les journaliers. Le système capitaliste va tomber en morceaux. Dans un mois nous enverrons cinquante hommes au Congrès. Dans deux ans tous les postes officiels seront à nous, depuis la Présidence nationale jusqu’à l’emploi municipal d’attrapeur de chiens.

Sur quoi Ernest répliquait en hochant la tête :

— Combien avez-vous de fusils ? Savez-vous où trouver du plomb en quantité ? Pour ce qui est de la poudre, croyez-moi, les combinaisons chimiques valent mieux que les mélanges mécaniques.


  1. Tous les syndicats des chemins de fer entrèrent dans cette combinaison. Il est intéressant de remarquer que la première application définie de la politique des parts de rabiot avait été faite au XIXe siècle par un syndicat de chemin de fer, l’Union fraternelle des Mécaniciens de locomotives. Un certain P. M. Arthur en était depuis vingt ans le grand chef. Après la grève du Pensylvania Railroad en 1877, il soumit aux mécaniciens de locomotives un plan d’après lequel ils devaient s’arranger avec la direction et faire bande à part vis-à-vis de tous les autres syndicats. Ce plan égoïste réussit parfaitement, et c’est de là que fut forgé le mot « arthurisation » pour désigner la participation des syndicats à la gratte. Ce mot a longtemps embarrassé les étymologistes, mais j’espère que sa dérivation est désormais bien claire.