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Le Talon de fer/Le commencement de la fin

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Traduction par Louis Postif.
Edito-Service (p. 253-266).


14. Le commencement de la fin


Dès le mois de janvier 1913, Ernest se rendait parfaitement compte de la tournure que prenaient les choses ; mais il lui fut impossible de faire partager aux autres chefs socialistes son propre point de vue sur l’avènement imminent du Talon de Fer. Ils étaient trop confiants, et les événements se précipitaient trop rapidement vers leur paroxysme. L’heure avait sonné d’une crise universelle. Virtuellement maîtresse du marché mondial, l’Oligarchie américaine en fermait la porte à une vingtaine de nations encombrées d’un surplus de marchandises qu’elles ne pouvaient ni consommer ni vendre ; il ne leur restait d’autre alternative qu’une réorganisation radicale. La méthode de production excessive devenant impraticable pour elles, le système capitaliste, en ce qui les concerne, était irrémédiablement brisé.

La réorganisation de ces pays prit la forme révolutionnaire. Ce fut une époque de confusion et de violence. Institutions et gouvernements craquaient de toutes parts. Partout, sauf en deux ou trois pays, les ci-devant maîtres, les capitalistes, luttèrent avec acharnement pour conserver leurs possessions. Mais le gouvernement leur fut enlevé par le prolétariat militant. Enfin se réalisait la prophétie classique de Karl Marx : « Voici que sonne le glas de la propriété privée capitaliste, et les expropriateurs sont expropriés à leur tour. » Et à peine les gouvernements capitalistes s’étaient-ils effondrés que des républiques coopératives surgissaient à leur place.

— « Pourquoi les États-Unis restent-ils en arrière ? — Révolutionnaires américains, réveillez-vous ! — Qu’arrive-t-il donc à l’Amérique ? » Tels étaient les messages que nous envoyaient les camarades victorieux des autres pays. Mais nous ne pouvions pas suivre le mouvement. L’Oligarchie, de sa masse monstrueuse, nous barrait la route.

— Attendez que nous entrions en fonctions au printemps, répondions-nous ; vous verrez alors !

Notre réponse cachait un secret. Nous avions fini par gagner les Grangers à notre cause, et, au printemps, une douzaine d’États passeraient entre leurs mains en vertu des élections de l’automne précédent. Tout de suite après, ces États devaient être érigés en républiques coopératives. Le reste serait facile.

— Mais supposez que les Grangers soient empêchés de prendre possession de leurs fonctions ? demandait Ernest.

Et ses camarades l’appelaient prophète de malheur.

Or, cette impossibilité d’entrer en fonctions n’était pas le plus grand des dangers qui hantaient son esprit. Ce qu’il prévoyait et appréhendait surtout était la défection de certains grands syndicats ouvriers et l’établissement de nouvelles castes.

— Ghent a indiqué aux oligarques la manière de s’y prendre, disait-il. Je gagerais bien qu’ils ont fait leur livre de chevet de son Féodalisme Bénévole[1].

Jamais je n’oublierai la soirée où, à la suite d’une chaude discussion avec une demi-douzaine de chefs travaillistes, Ernest se tourna vers moi et me dit tranquillement :

— Tout est consommé ! Le Talon de Fer a gagné la partie. La fin est en vue.

Cette petite conférence, tenue chez nous, n’avait pas de caractère officiel ; mais Ernest, de concert avec ses autres camarades, essayait d’obtenir des chefs travaillistes l’assurance qu’ils feraient sortir leurs hommes à la prochaine grève générale. Des six chefs présents, O’Connor, président de l’Association des Mécaniciens, s’était montré le plus obstiné à refuser cette promesse.

— Vous savez pourtant quelle raclée formidable vous a valu votre vieille méthode de grève et de boycottage, avait dit Ernest.

O’Connor et les autres hochaient la tête.

— Et vous avez appris ce qu’on pouvait faire avec une grève générale, continuait Ernest. Nous avons arrêté la guerre avec l’Allemagne. Jamais on n’avait vu si belle manifestation de la solidarité et de la puissance du travail. Le travail peut et doit régir le monde. Si vous continuez à marcher avec nous, nous mettrons fin au règne du capitalisme. C’est votre seul espoir ; et, qui plus est, vous le savez, il n’y a pas d’autre issue. Quoi que vous fassiez d’après votre vieille tactique, vous êtes condamnés à la défaite, ne fut-ce que pour cette simple raison que les tribunaux sont régis par vos maîtres[2].

— Vous vous emballez trop vite, répondit O’Connor. Vous ne connaissez pas toutes les issues. Il y en a une autre. Nous savons ce que nous faisons. Nous en avons plein le dos des grèves. C’est comme cela qu’ils nous ont battus à plate couture. Mais je ne crois pas que nous ayons jamais besoin désormais de faire sortir nos hommes.

— Quelle est donc votre façon de vous en tirer ? demanda brusquement Ernest.

O’Connor se mit à rire en secouant la tête.

— Tout ce que je puis vous dire, c’est ceci : nous n’avons pas dormi, et nous ne rêvons pas à présent.

— J’espère qu’il n’y a rien à craindre ou dont on puisse rougir, demanda Ernest d’un air défiant.

— Je pense que nous connaissons notre affaire mieux que personne, fut la réplique.

— Ce doit être une affaire qui redoute la lumière, à en juger d’après vos cachotteries, — dit Ernest, dont la colère montait.

— Nous avons payé notre expérience avec la sueur et du sang, et nous avons bien gagné tout ce qui nous reviendra, répondit l’autre. — Charité bien ordonnée commence par soi-même.

— Si vous avez peur de me dire votre façon de vous en tirer, je vais vous la dire moi-même. — Le courroux d’Ernest était excité. — Vous allez prendre part à la curée. Vous vous êtes entendus avec l’ennemi, voilà ce que vous avez fait. Vous avez vendu la cause du travail, de tout le travail. Vous désertez le champ de bataille comme des lâches.

— Je ne dis rien, répondit O’Connor d’un air bourru. Seulement il me semble que nous savons un peu mieux que vous ce qu’il nous faut.

— Et vous vous moquez absolument de ce qu’il faut au reste des travailleurs. D’un coup de pied, vous envoyez la solidarité dans le fossé.

— Je n’ai rien à dire, répliqua O’Connor, sinon que je suis président de l’Association des Mécaniciens et que c’est mon affaire à moi d’envisager les intérêts des hommes que je représente, voilà tout.

Après le départ des chefs travaillistes, comme dans l’accalmie qui suit les désastres, Ernest ébaucha pour moi la série des événements qui allaient se dérouler.

— Les socialistes prédisaient avec joie l’avènement du jour où le travail organisé, battu sur le terrain industriel, se joindrait à eux sur le terrain politique. Or, le Talon de Fer a écrasé les syndicats sur leur terrain et les a poussés vers le nôtre ; mais pour nous, au lieu d’une joie ce sera une source d’ennuis. Le Talon de Fer a appris sa leçon. Nous lui avons montré notre puissance dans la grève générale. Il a pris ses mesures pour empêcher qu’il y en ait une seconde.

— Mais comment peut-il l’empêcher ? demandai-je.

— Tout simplement en subventionnant les grands syndicats. Ceux-ci ne se joindront pas à nous pour la prochaine grève générale. Par conséquent, elle n’aura pas lieu.

— Mais le Talon de Fer ne pourra soutenir indéfiniment une politique si dispendieuse.

— Oh ! il n’a pas soudoyé tous les syndicats. Ce n’était pas nécessaire. Voici ce qui va arriver : Les salaires vont être augmentés et les heures de travail diminuées dans les syndicats des chemins de fer, des travailleurs du fer et de l’acier, des machinistes et constructeurs-mécaniciens. Ces syndicats continueront à prospérer dans les meilleures conditions, et l’affiliation y sera recherchée comme s’il s’agissait de sièges à retenir en paradis.

— Mais je ne comprends pas bien encore. Que deviendront les autres syndicats ? Il y en a beaucoup plus en dehors de la combinaison que dedans.

— Tous les autres syndicats seront usés et disparaîtront peu à peu, car, remarque-le bien, les cheminots, les mécaniciens et les métallurgistes font toute la besogne absolument essentielle dans notre civilisation mécanique. Une fois assuré de leur fidélité, le Talon de Fer peut faire claquer ses doigts au nez de tous les autres travailleurs. Le fer, l’acier, le charbon, les machines et les transports constituent l’ossature de l’organisme industriel.

— Mais le charbon ? demandai-je. Il y a près d’un million de mineurs.

— Ce sont des travailleurs à peu près sans habileté professionnelle. Ils ne compteront pas. Leurs salaires seront réduits et leurs heures de travail accrues. Ils seront esclaves comme tout le reste d’entre nous, et deviendront peut-être les plus abrutis. Ils seront forcés de travailler tout comme les fermiers le font maintenant pour les maîtres qui leur ont volé leurs terres. Et il en sera de même pour les autres syndicats en dehors de la combinaison. Il faut s’attendre à les voir vaciller et s’émietter. Leurs membres seront condamnés au travail forcé par leur ventre vide et par la loi nationale.

« Sais-tu ce qu’il adviendra de Farley[3] et de ses briseurs de grève ? Je vais te le dire. Leur métier disparaîtra en tant que tel. Car il n’y aura plus de grèves. Il n’y aura que les révoltes d’esclaves. Farley et sa bande seront promus gardes-chiourme. Oh ! l’on n’emploiera pas ces termes-là : On dira qu’ils sont chargés de faire exécuter la loi qui prescrit le travail obligatoire… Cette trahison des grands syndicats ne fera que prolonger la lutte, mais Dieu sait où et quand la révolution triomphera.

— Avec une puissante combinaison comme celle de l’Oligarchie et des grands syndicats, comment espérer que la révolution vienne jamais à triompher ? demandai-je. Cette combinaison-là peut durer éternellement.

Il hocha la tête négativement.

« C’est une de nos conclusions générales, que tout système basé sur les classes et les castes contient en soi les germes de sa propre décadence. Quand une société est fondée sur les classes, comment peut-on empêcher le développement des castes ? Le Talon de Fer ne pourra s’y opposer, et finalement il sera détruit par elles. Les oligarques ont déjà formé une caste entre eux-mêmes ; mais attends que les syndicats favorisés développent la leur ! Cela ne tardera guère. Le Talon de Fer fera tout son possible pour les empêcher, mais il n’y réussira pas.

« Les syndicats privilégiés contiennent la fleur des travailleurs américains. Ce sont des hommes forts et capables. Ils sont entrés dans ces syndicats par émulation pour obtenir des emplois. Tous les bons ouvriers des États-Unis ambitionneront de devenir membres des Unions privilégiées. L’Oligarchie encouragera ces ambitions et les rivalités qui en résulteront. Ainsi ces hommes forts, qui sans cela auraient pu devenir des révolutionnaires, seront acquis à l’Oligarchie et emploieront leur force à la soutenir.

« D’autre part, les membres de ces castes ouvrières, de ces syndicats privilégiés, s’efforceront de transformer leurs organisations en corporations fermées ; et ils y réussiront. La qualité de membre y deviendra héréditaire. Les fils y succéderont à leurs pères, et le sang nouveau cessera d’y affluer de ce réservoir de force inépuisable qu’est le commun du peuple. Il en résultera une dégradation des castes ouvrières, qui deviendront de plus en plus faibles. En même temps, comme institution, elles acquerront une toute-puissance temporaire, analogue à celle des gardes du palais dans la Rome antique ; il y aura des révolutions de palais, de sorte que la domination passera tour à tour aux mains des uns et des autres. Ces conflits accéléreront l’inévitable affaiblissement des castes, si bien qu’en fin de compte le jour du peuple surviendra. »

Il ne faut pas oublier que cette esquisse d’une lente évolution sociale était tracée par Ernest dans le premier mouvement d’abattement provoqué par la défection des grands syndicats. C’est un point de vue que je n’ai jamais partagé, et dont je diffère plus cordialement que jamais en écrivant ces lignes ; car en ce moment même, bien qu’Ernest ait disparu, nous sommes à la veille d’une révolte qui balayera toutes les oligarchies. J’ai rapporté ici la prophétie d’Ernest parce que c’est lui qui l’a faite. Bien qu’il y ajoutât foi, cela ne l’a pas empêché de lutter comme un géant contre son accomplissement ; et plus que nul homme au monde, c’est lui qui a rendu possible le soulèvement dont nous attendons le signal[4].

— Mais si l’Oligarchie subsiste, lui demandai-je, que deviendront les énormes surplus dont elle s’enrichira d’année en année ?

« Elle devra les dépenser d’une façon ou d’autre, et tu peux être certaine qu’elle en trouvera le moyen. De magnifiques routes seront construites. La science, et surtout l’art, atteindront un développement prodigieux. Quand les oligarques auront complètement maté le peuple, ils auront du temps à perdre pour autre chose. Ils deviendront les adorateurs du Beau, les amants des arts. Sous leur direction, et généreusement payés, les artistes se mettront à l’œuvre. Il en résultera une apothéose de génie, les hommes de talent n’étant plus obligés comme jusqu’ici de sacrifier au mauvais goût bourgeois des classes moyennes. Ce sera une époque de grand art, je le prédis, et il surgira des villes de rêve près desquelles les anciennes cités paraîtront mesquines et vulgaires. Et dans ces villes merveilleuses, les oligarques résideront et adoreront la Beauté[5].

« Ainsi l’excès de revenu sera constamment dépensé à mesure que le travail accomplira sa tâche. La construction de ces ouvrages d’art et de ces grandes cités fournira une ration de famine aux millions de travailleurs ordinaires, car l’énormité du surplus entraînera l’énormité de la dépense. Les oligarques construiront pendant mille ans, pendant dix mille ans peut-être. Ils bâtiront comme n’ont jamais rêvé de bâtir les Égyptiens et les Babyloniens. Et quand ils auront passé, leurs villes prodigieuses demeureront et la Fraternité du Travail foulera les routes et habitera les monuments construits par eux.

« Ces œuvres, les oligarques les accompliront parce qu’ils ne pourront faire autrement. C’est sous forme de grands travaux qu’ils devront dépenser leur excès de richesse, comme les classes dominantes de l’Égypte ancienne érigeaient des temples et des pyramides avec le trop plein de ce qu’elles avaient volé au peuple. Sous le règne des oligarques florira, non pas une caste sacerdotale, mais une caste d’artistes, tandis que les castes ouvrières prendront la place de notre bourgeoisie mercantile. Et, en dessous, il y aura l’abîme, où, dans la famine et la vermine, pourrira et se reproduira constamment le peuple ordinaire, la grosse masse de la population. Et quelque jour, mais nul ne sait quand, le peuple finira par sortir de l’abîme ; les castes ouvrières et l’oligarchie tomberont en ruines ; et alors enfin, après le travail des siècles, adviendra le jour de l’homme ordinaire. Ce jour, j’avais espéré le voir ; mais je sais maintenant que je ne le verrai jamais. »

Il fit une pause et me regarda longuement ; puis il ajouta :

— L’évolution sociale est désespérément lente, n’est-ce pas, ma chérie ?

Mes bras se fermèrent autour de lui et sa tête se posa sur ma poitrine.

— Chante pour m’endormir — murmura-t-il comme un enfant câlin — j’ai eu une vision, et je voudrais oublier.


  1. Our Benevolent Feudalism, paru en 1902. On a toujours affirmé que c’est Ghent qui fit naître l’idée de l’Oligarchie dans les esprits capitalistes. Cette croyance persiste dans toute la littérature des trois siècles du Talon de Fer, et jusque dans le premier siècle de la Fraternité de l’Homme. Nous savons aujourd’hui à quoi nous en tenir ; mais cela n’empêche pas que Ghent ait été l’un des innocents les plus calomniés de toute l’histoire.
  2. Voici, à titre d’échantillons, quelques décisions de tribunaux manifestant leur hostilité contre la classe ouvrière. L’emploi des enfants était chose courante dans les régions minières. En Pennsylvanie, en 1905, les travaillistes réussirent à faire passer une loi ordonnant que la déclaration sous serment des parents quant à l’âge de l’enfant et son degré d’instruction relative devrait désormais être confirmée par des documents. Cette loi fut aussitôt dénoncée comme inconstitutionnelle par la Cour du Comté de Luzerne, sous prétexte qu’elle violait le XIVe amendement en établissant une distinction entre individus de la même classe, c’est-à-dire entre les enfants de plus ou moins de quatorze ans ; et la Cour d’État confirma cette décision. La Cour de New York, à la session spéciale de 1905, dénonça comme inconstitutionnelle la loi qui défendait aux mineurs et aux femmes de travailler dans les usines après neuf heures du soir, alléguant que c’était là une « législation de classe ». Vers la même époque, les ouvriers boulangers étaient terriblement surmenés. La Législature de New York fit passer une loi restreignant leur travail à dix heures par jour. En 1906, la Cour suprême des États-Unis déclara cette loi inconstitutionnelle ; l’exposé de motifs disait entre autres choses : « Il n’y a aucune raison valable d’intervenir dans la liberté des personnes ou des contrats en déterminant les heures de travail dans la profession de boulanger. »
  3. James Farley, briseur de grèves célèbre à cette époque. C’était un homme doué de capacités indéniables, mais de plus de courage que de moralité. Il s’éleva très haut sous la domination du Talon de Fer, et finit par se faire admettre dans la caste des oligarques. Il fut assassiné en 1932 par Sarah Jenkins, dont le mari avait été tué trente ans auparavant par les briseurs de grèves.
  4. Les prédictions sociales d’Everhard étaient remarquables. Avec la même clarté que s’il lisait ces événements dans le passé, il prévoyait la défection des syndicats privilégiés, la naissance et la lente décadence des castes ouvrières, ainsi que la lutte entre celles-ci et l’Oligarchie mourante pour la direction de la machine gouvernementale.
  5. Nous ne pouvons qu’admirer l’intuition d’Everhard. Longtemps avant que l’idée même de cités merveilleuses comme celles d’Ardis et d’Asgard fût née dans l’esprit des oligarques, il entrevoyait ces villes splendides et la nécessité de leur création. Depuis ce jour de prophétie ont passé les trois siècles du Talon de Fer et les quatre siècles de la Fraternité de l’Homme, et aujourd’hui nous foulons les routes et habitons les cités édifiées par les oligarques. Il est vrai que nous avons continué à construire, que nous bâtissons des villes encore plus merveilleuses, mais celles des oligarques subsistent, et j’écris ces lignes à Ardis, l’une des plus merveilleuses entre toutes.