Le Talon de fer/Le rugissement de la bête

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Traduction par Louis Postif.
Edito-Service (p. 349-359).


21. Le rugissement de la bête


Durant notre séjour prolongé dans le refuge, nous restâmes parfaitement au courant de tout ce qui se passait dans le monde extérieur, ce qui nous permit d’apprécier exactement la force de l’Oligarchie contre laquelle nous étions en guerre. Des flottements de cette époque transitoire, les nouvelles institutions se dégageaient sous des formes plus nettes, avec les caractères et attributs de la permanence. Les Oligarques avaient réussi à inventer une machine gouvernementale aussi compliquée que vaste, mais qui fonctionnait, en dépit de tous nos efforts pour l’entraver et la saboter.

Ce fut une surprise pour beaucoup de révolutionnaires. Ils n’avaient pas conçu une pareille possibilité. Néanmoins, l’activité du pays continuait. Des hommes trimaient aux champs et dans les mines, — naturellement, ce n’étaient que des esclaves. Quant aux industries essentielles, elles prospéraient sur toute la ligne. Les membres des grandes castes ouvrières étaient satisfaits et travaillaient de bon cœur. Pour la première fois de leur vie, ils connaissaient la paix industrielle. Ils ne se tracassaient plus des heures réduites, des grèves, des fermetures d’ateliers, ni des timbres de syndicats. Ils vivaient dans des maisons plus confortables, dans de jolies villes à eux, délicieuses en comparaison des bouges et des ghettos habités jadis. Ils avaient une meilleure nourriture, moins d’heures de travail quotidien, plus de vacances, un choix plus varié de plaisirs et de distractions intellectuelles. Quant à leurs frères et sœurs moins fortunés, les travailleurs non favorisés, le peuple surmené de l’Abîme, ils ne s’en souciaient pas le moins du monde. Une ère d’égoïsme s’annonçait dans l’humanité. Encore ceci n’est-il pas tout à fait juste : car les castes ouvrières fourmillaient d’agents à nous, d’hommes qui percevaient, par delà les besoins du ventre, les radieuses figures de la Liberté et de la Fraternité.

Une autre grande institution qui avait pris forme et fonctionnait parfaitement était celle des Mercenaires. Ce corps de troupes était issu de l’ancienne armée régulière et ses effectifs avaient été portés à un million d’hommes, sans parler des forces coloniales. Les Mercenaires constituaient une race à part. Ils habitaient des villes à eux, administrées par un gouvernement virtuellement autonome, et jouissaient de nombreux privilèges. C’est eux qui consommaient une grosse part de l’encombrant surplus de richesse. Ils perdirent tout contact sympathique avec le reste du peuple, et développèrent une conscience et une moralité de classe à part. Et, pourtant, nous avions des milliers d’agents parmi eux[1].

L’Oligarchie elle-même se développa d’une façon remarquable et, il faut l’avouer, inattendue. En tant que classe, elle se disciplina. Chacun de ses membres eut sa tâche assignée dans le monde et fut obligé de l’accomplir. Il n’y eut plus de jeunes gens riches et oisifs. Leur force était employée pour consolider celle de l’Oligarchie. Ils servaient soit comme officiers supérieurs dans l’armée, soit comme capitaines ou lieutenants dans l’industrie. Ils se faisaient des carrières dans les sciences appliquées, et beaucoup d’entre eux devinrent des ingénieurs renommés. Ils entraient dans les nombreuses administrations du gouvernement, prenaient des emplois dans les possessions coloniales et étaient reçus par milliers dans les divers services secrets. Ils faisaient leur apprentissage, si je puis dire, dans l’enseignement, les arts, l’Église, la science et la littérature ; et dans ces différentes branches, ils remplissaient une fonction importante en modelant la mentalité nationale de façon à assurer la perpétuité de l’Oligarchie.

On leur enseignait, et plus tard ils enseignaient à leur tour, que leur façon d’agir était la bonne. Ils s’assimilaient l’idée aristocratique dès le moment où, tout enfants, ils commençaient à recevoir les impressions du monde extérieur : elle avait été tissée dans leurs fibres jusqu’à ce qu’elle fît partie de leurs os et de leur chair. Ils se regardaient comme des dompteurs d’animaux, des meneurs de fauves. Sous leurs pieds s’élevaient toujours des grondements souterrains de révolte. Au milieu d’eux, à pas furtifs, rôdait sans cesse la mort violente ; les bombes, les balles et les couteaux représentaient les crocs de cette bête rugissante de l’Abîme qu’ils devaient dominer pour que l’humanité subsistât. Ils se croyaient les sauveurs du genre humain, et se considéraient comme des travailleurs héroïques se sacrifiant pour son plus grand bien.

Ils étaient convaincus que leur classe était l’unique soutien de la civilisation, et persuadés que s’ils faiblissaient une minute, le monstre les engloutirait dans sa panse caverneuse et gluante avec tout ce qu’il y a de beauté et de bonté, de joies et de merveilles au monde. Sans eux, l’anarchie régnerait et l’humanité retomberait dans la nuit primordiale d’où elle eut tant de peine à émerger. L’horrible image de l’anarchie était constamment mise sous les yeux de leurs enfants, jusqu’à ce qu’obsédés par cette crainte entretenue, ils fussent prêts à en obséder leurs propres descendants. Telle était la bête qu’il fallait fouler aux pieds, et son écrasement constituait le suprême devoir de l’aristocrate. En résumé, eux seuls, par leurs efforts et sacrifices incessants, se tenaient entre la faible humanité et le monstre dévorant ; ils le croyaient fermement, ils en étaient sûrs.

Je ne saurais trop insister sur cette conviction de rectitude morale commune à toute la classe des oligarques. Elle a fait la force du Talon de Fer, et beaucoup de camarades ont mis trop de temps ou de répugnance à la comprendre. La plupart ont attribué la force du Talon de Fer à son système de récompenses et de punitions. C’est une erreur. Le ciel et l’enfer peuvent entrer comme facteurs premiers dans le zèle religieux d’un fanatique ; mais, pour la grande majorité, ils sont accessoires par rapport au bien et au mal. L’amour du bien, le désir du bien, le mécontentement de ce qui n’est pas tout à fait bien, en un mot, la bonne conduite, voilà le facteur primordial de la religion. Et l’on peut en dire autant de l’Oligarchie. L’emprisonnement, le bannissement, la dégradation d’une part, de l’autre, les honneurs, les palais, les cités de merveille, ce sont là des contingences. La grande force motrice des oligarques est leur conviction de bien faire. Ne nous arrêtons pas aux exceptions : ne tenons pas compte de l’oppression et de l’injustice au milieu desquelles le Talon de Fer a pris naissance. Tout cela est connu, admis, entendu. Le point en question est que la force de l’Oligarchie gît actuellement dans sa conception satisfaite de sa propre rectitude[2].

À tout prendre, la force de la révolution aussi, durant ces vingt dernières et terribles années, a résidé exclusivement dans sa conscience d’être honnête. On ne peut expliquer autrement nos sacrifices, ni l’héroïsme de nos martyrs. C’est pour cette seule raison que l’âme d’un Mendenhall s’est enflammée pour la Cause et qu’il a écrit son admirable Chant du Cygne dans la nuit qui précéda son supplice. C’est pour cette seule raison qu’Hubert est mort dans les tortures, refusant jusqu’au bout de trahir ses camarades. C’est pour le même motif qu’Anna Roylston a refusé le bonheur de la maternité et que John Carlson est resté, sans rétribution, le fidèle gardien du refuge de Glen Ellen. Qu’on interroge tous les camarades révolutionnaires, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, éminents ou humbles, géniaux ou simples, on trouvera toujours qu’ils ont eu pour mobile puissant et persistant leur soif de droiture.

Mais revenons à notre histoire. Ernest et moi, avant de quitter notre refuge, nous avions parfaitement compris à quel point s’était développée la puissance du Talon de Fer. Les castes ouvrières, les Mercenaires, les innombrables agents et policiers de tout ordre étaient complètement gagnés à l’Oligarchie. Tout considéré, et abstraction faite de la perte de leur liberté, ils vivaient plus à l’aise que jamais auparavant. D’autre part, la grande masse désespérée du peuple de l’Abîme s’enfonçait dans un abrutissement apathique et satisfait de sa misère. Toutes les fois que des prolétaires de force exceptionnelle se distinguaient du troupeau, les Oligarques s’emparaient d’eux en améliorant leur condition et en les admettant dans les castes ouvrières ou parmi les Mercenaires. Ainsi, tout mécontentement s’apaisait et le prolétariat se trouvait frustré de ses chefs naturels.

La condition du peuple de l’Abîme était pitoyable. L’école communale avait cessé d’exister pour eux. Ils vivaient comme des bêtes dans des ghettos grouillants et sordides, ils pourrissaient dans la misère et la dégradation. Toutes leurs anciennes libertés avaient été supprimées. À ces esclaves du travail, le choix même de ce travail était dénié. On leur refusait également le droit de changer de résidence, et celui de porter ou de posséder des armes. Ils étaient serfs, non pas de la terre comme les fermiers, mais de la machine et du labeur. Quand le besoin d’eux se faisait sentir pour une tâche extraordinaire, comme la construction de grandes routes, lignes aériennes, canaux, tunnels, passages souterrains ou fortifications, des levées étaient opérées dans les ghettos des travailleurs, et par dizaines de milliers, de bonne volonté, ou de force, ils étaient transportés à pied d’œuvre. De véritables armées de serfs travaillent actuellement à la construction d’Ardis, parqués dans de misérables cabanes où la vie de famille est impossible, d’où la décence est bannie par une bestiale promiscuité. En vérité, elle est bien là dans les ghettos, la bête rugissante de l’Abîme tant redoutée des Oligarques : mais c’est eux-mêmes qui l’ont créée et l’entretiennent, c’est eux qui empêchent la disparition du singe et du tigre dans l’homme.

En ce moment même, le bruit court que de nouvelles levées sont projetées pour la construction d’Asgard, la cité-merveille qui doit dépasser toutes les splendeurs d’Ardis après l’achèvement de celle-ci[3]. C’est nous autres révolutionnaires qui nous chargerons de continuer cette grande œuvre, mais elle ne sera pas accomplie par de misérables serfs. Les murs, les tours et les flèches de cette ville féerique s’élèveront au rythme des chansons, et dans sa beauté incomparable seront amalgamés, au lieu de soupirs et de gémissements, de l’harmonie et de la joie.

Ernest était follement impatient de se retrouver dans le monde et en pleine activité, car les temps semblaient mûrs pour notre première révolte, celle qui échoua si lamentablement dans la commune de Chicago. Cependant il savait discipliner son âme à la patience, et pendant tout le temps que dura son tourment, pendant qu’Hadly, qu’on avait fait venir dans ce but de l’Illinois, le transformait en autre homme[4], il roulait dans sa tête de grands projets d’organisation du prolétariat instruit, et préparait des plans pour maintenir au moins un rudiment d’éducation chez le peuple de l’Abîme, dans l’éventualité, bien entendu, d’un échec de la première révolte.

Ce n’est qu’en janvier 1917 que nous quittâmes le refuge. Tout était prévu. Nous prîmes place immédiatement comme agents provocateurs dans le jeu du Talon de Fer. Je passais pour la sœur d’Ernest. Cette place nous avait été ménagée par les oligarques et les camarades en autorité dans leur cercle intime ; nous étions en possession de tous les papiers nécessaires, et notre passé même se trouvait en règle. Avec l’aide du cercle intime, cela n’était pas si difficile qu’on pourrait croire, car, dans ce monde d’ombres qu’était le service secret, l’identité restait toujours plus ou moins nébuleuse. Pareils à des fantômes, les agents allaient et venaient, obéissaient à des ordres, accomplissaient des devoirs, suivaient les pistes, faisaient des rapports à des officiers souvent inconnus, ou coopéraient avec d’autres agents qu’ils n’avaient jamais vus et ne devaient jamais revoir.


  1. Les Mercenaires jouèrent un rôle important dans les derniers jours du Talon de Fer. Ils déterminaient l’équilibre du pouvoir dans les conflits entre les Oligarques et les castes ouvrières, jetant le poids de leurs forces dans l’un ou l’autre des plateaux selon le jeu des intrigues et des conspirations.
  2. De l’inconsistance et de l’incohérence morales du capitalisme, les Oligarques émergèrent avec une nouvelle éthique, cohérente et définie, tranchante et rigide comme l’acier, la plus absurde et la moins scientifique en même temps que la plus puissante qu’ait jamais possédée une classe de tyrans. Les Oligarques avaient foi en leur morale, malgré qu’elle fût démentie par la biologie et l’évolution ; et c’est grâce à cette foi que pendant trois siècles, ils ont pu contenir la vague puissante du progrès humain ; — exemple profond, terrible, déconcertant pour le moraliste métaphysicien, et qui au matérialiste doit inspirer beaucoup de doutes et de retours sur lui-même.
  3. Ardis fut achevée en 1942, et Asgard en 1984, La construction de cette dernière ville dura cinquante-deux ans, et employa une armée permanente d’un demi-million de serfs. À certaines périodes leur nombre dépassa le million, sans tenir compte des centaines de milliers de travailleurs privilégiés et d’artistes.
  4. Parmi les révolutionnaires, se trouvaient de nombreux chirurgiens qui avaient acquis une habileté merveilleuse dans la vivisection. Selon les termes d’Avis Everhard, ils pouvaient littéralement transformer un homme en un autre. Pour eux l’élimination des cicatrices et difformités n’était qu’un jeu d’enfants. Ils vous changeaient les traits avec une telle minutie microscopique qu’il ne subsistait pas la moindre trace de leur travail. Le nez était un des organes favoris de leurs opérations. La greffe de la peau et la transplantation des cheveux comptaient parmi leurs artifices les plus ordinaires. Ils réussissaient les changements d’expression avec une habileté touchant à la sorcellerie. Ils modifiaient radicalement les yeux et les sourcils, les lèvres, les bouches et les oreilles. Par d’adroites opérations à la langue, à la gorge, au larynx ou aux fosses nasales, la prononciation et toute la manière de parler pouvaient être transformées. Cette époque de désespoir suscitait des remèdes désespérés, et les médecins révolutionnaires s’élevaient à la hauteur des besoins de leur temps. Entre autres prodiges, ils pouvaient accroître la taille d’un adulte de quatre ou cinq pouces et la diminuer de un ou de deux. Leur art est aujourd’hui perdu. Nous n’en avons plus besoin.