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Le Talon de fer/Les défis

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Traduction par Louis Postif.
Edito-Service (p. 27-49).


2. Les défis


À peine les invités partis, mon père se laissa tomber dans un fauteuil et s’abandonna aux éclats d’une gaîté pantagruélique. Jamais, depuis la mort de ma mère, je ne l’avais entendu rire de si bon cœur.

— Je parierais bien que le Dr Hammerfield n’avait encore rien affronté de pareil de sa vie — dit-il entre deux accès. — La courtoisie des controverses ecclésiastiques ! As-tu remarqué qu’il a commencé comme un agneau — c’est d’Everhard que je parle — pour se muer tout à coup en un lion rugissant ? C’est un esprit magnifiquement discipliné. Il aurait fait un savant de premier ordre si son énergie eût été orientée dans ce sens.

Ai-je besoin d’avouer qu’Ernest Everhard m’intéressait profondément, non seulement par ce qu’il avait pu dire ou par sa façon de le dire, mais par lui-même, comme homme ? Je n’en avais jamais rencontré de semblable, et c’est pourquoi, je suppose, malgré mes vingt-quatre ans sonnés, je n’étais pas encore mariée. En tout cas, je dus m’avouer qu’il me plaisait, et que ma sympathie reposait sur autre chose que son intelligence dans la discussion. En dépit de ses biceps, de sa poitrine de boxeur, il me faisait l’effet d’un garçon candide. Sous son déguisement de fanfaron intellectuel je devinais un esprit délicat et sensitif. Ses impressions m’étaient transmises par des voies que je ne puis définir autrement que comme mes intuitions féminines.

Il y avait dans son appel de clairon quelque chose qui m’était allé au cœur. Je croyais encore l’entendre et je désirais l’entendre de nouveau. J’aurais eu plaisir à revoir dans ses yeux cet éclair de gaîté qui démentait le sérieux impassible de son visage. D’autres sentiments vagues mais plus profonds remuaient en moi. Déjà je l’aimais presque. Pourtant, si je ne l’avais jamais revu, je suppose que ces sentiments imprécis se seraient effacés et que je l’aurais oublié assez facilement.

Mais ce n’était pas ma destinée de ne jamais le revoir. L’intérêt que mon père éprouvait depuis peu pour la sociologie et les dîners qu’il donnait régulièrement, excluaient cette éventualité. Père n’était pas un sociologue : sa spécialité scientifique était la physique, et ses recherches dans cette branche avaient été fructueuses. Son mariage l’avait rendu parfaitement heureux. Mais, après la mort de ma mère, ses travaux ne purent combler le vide. Il s’occupa de philosophie avec un intérêt d’abord mitigé, puis grandissant de jour en jour : il fut entraîné vers l’économie politique et la science sociale, et comme il possédait un vif sentiment de justice, il ne tarda pas à se passionner pour le redressement des torts. Je notai avec gratitude ces indices d’un intérêt renaissant à la vie, sans me douter où la nôtre allait être menée. Lui, avec l’enthousiasme d’un adolescent, plongea tête baissée dans ses nouvelles recherches, sans s’inquiéter le moins du monde où elles aboutiraient.

Habitué de longue date au laboratoire, il fit de sa salle à manger un laboratoire social. Des gens de toutes sortes et de toutes conditions s’y trouvèrent réunis, savants, politiciens, banquiers, commerçants, professeurs, chefs travaillistes, socialistes et anarchistes. Il les poussait à discuter entre eux, puis analysait leurs idées sur la vie et sur la société.

Il avait fait la connaissance d’Ernest peu de temps avant « le soir des prédicants ». Après le départ des convives, il me raconta comment il l’avait rencontré. Un soir, dans une rue, il s’était arrêté pour écouter un homme qui, juché sur une caisse à savon, discourait devant un groupe d’ouvriers. C’était Ernest. Hautement prisé dans les conseils du parti socialiste, il était considéré comme un de ses chefs, et reconnu pour tel dans la philosophie du socialisme. Possédant le don de présenter en langage simple et clair les questions les plus abstraites, cet éducateur de naissance ne croyait pas déchoir en montant sur la caisse à savon pour expliquer l’économie politique aux travailleurs.

Mon père s’arrêta pour l’écouter, s’intéressa au discours, prit rendez-vous avec l’orateur, et, la connaissance faite, l’invita au dîner des révérends. Il me révéla ensuite quelques renseignements qu’il avait pu recueillir sur son compte. Ernest était fils d’ouvriers, bien qu’il descendît d’une vieille famille, établie depuis plus de deux cents ans en Amérique[1]. À l’âge de dix ans il était allé travailler en manufacture, et, plus tard, il avait fait son apprentissage de maréchal ferrant. C’était un autodidacte : il avait étudié seul le français et l’allemand, et à cette époque il gagnait médiocrement sa vie en traduisant des œuvres scientifiques et philosophiques pour une maison précaire d’éditions socialistes de Chicago. À ce salaire s’ajoutaient quelques droits provenant de la vente restreinte de ses propres œuvres.

Voilà ce que j’appris de lui avant d’aller me coucher, et je restai longtemps éveillée, écoutant de mémoire le son de sa voix. Je m’effrayai de mes propres pensées. Il ressemblait si peu aux hommes de ma classe, il me paraissait si étranger, et si fort ! Sa maîtrise me charmait et me terrifiait à la fois, et ma fantaisie vagabondait si bien que je me surpris à l’envisager comme amoureux et comme mari. J’avais toujours entendu dire que la force chez l’homme est une attraction irrésistible pour les femmes ; mais celui-là était trop fort. — Non, non ! m’écriai-je, c’est impossible ; absurde. — Et le lendemain, en m’éveillant, je découvris en moi le désir de le revoir, d’assister à sa victoire dans une nouvelle discussion, de vibrer encore à son intonation de combat, de l’admirer dans toute sa certitude et sa force, mettant en pièces leur suffisance et secouant leur pensée hors de l’ornière. Qu’importait sa fanfaronnade ? Selon ses propres termes, elle fonctionnait, elle produisait des effets. En outre, elle était belle à voir, excitante comme un début de bataille.

Plusieurs jours se passèrent, employés à lire les livres d’Ernest, que père m’avait prêtés. Sa parole écrite était comme sa pensée parlée, claire et convaincante. Sa simplicité absolue vous persuadait lors même que vous doutiez encore. Il avait le don de la lucidité. Son exposition du sujet était parfaite. Pourtant, en dépit de son style, bien des choses me déplaisaient. Il attachait trop d’importance à ce qu’il appelait la lutte des classes, à l’antagonisme entre le travail et le capital, au conflit des intérêts.

Père me raconta joyeusement l’appréciation du Dr Hammerfield sur Ernest, « un insolent roquet, gonflé de suffisance par un savoir insuffisant » et qu’il se refusait à rencontrer de nouveau. Par contre, l’évêque Morehouse s’était pris d’intérêt pour Ernest, et désirait vivement une nouvelle entrevue. « Un jeune homme fort » avait-il déclaré, «et vivant, bien vivant ; mais il est trop sûr, trop sûr. »

Ernest revint un après-midi avec père. L’évêque Morehouse était déjà arrivé, et nous prenions le thé sous la véranda. Je dois dire que la présence prolongée d’Ernest à Berkeley s’expliquait par le fait qu’il suivait des cours spéciaux de biologie à l’Université, et aussi parce qu’il travaillait beaucoup à un nouvel ouvrage intitulé « Philosophie et Révolution »[2].

Quand Ernest entra, la véranda sembla soudain rapetissée. Ce n’est pas qu’il fût extraordinairement grand — il n’avait que cinq pieds neuf pouces — mais il semblait rayonner une atmosphère de grandeur. En s’arrêtant pour me saluer, il manifesta une légère hésitation en étrange désaccord avec ses yeux hardis et sa poignée de main ; celle-ci était ferme et sûre : ses yeux ne l’étaient pas moins, mais, cette fois, ils semblaient contenir une question tandis qu’il me regardait, comme le premier jour, un peu trop longtemps.

— J’ai lu votre « Philosophie des classes laborieuses », lui dis-je, et je vis ses yeux briller de contentement.

— Naturellement, répondit-il, vous aurez tenu compte de l’auditoire auquel la conférence était adressée.

— Oui, et c’est là-dessus que je veux vous chercher querelle.

— Moi aussi, dit l’évêque Morehouse, j’ai une querelle à vider avec vous.

À ce double défi, Ernest leva les épaules d’un air de bonne humeur et accepta une tasse de thé. L’évêque s’inclina pour me céder la préséance.

— Vous fomentez la haine des classes, dis-je à Ernest. Je trouve que c’est une erreur et un crime de faire appel à tout ce qu’il y a d’étroit et de brutal dans la classe ouvrière. La haine de classe est anti-sociale, et, il me semble, anti-socialiste.

— Je plaide non coupable, répondit-il. Il n’y a de haine de classes ni dans la lettre ni dans l’esprit d’aucune de mes œuvres.

— Oh ! m’écriai-je d’un air de reproche.

Je saisis mon livre et l’ouvris.

Il buvait son thé, tranquille et souriant, pendant que je le feuilletais.

— Page 132 — je lus à haute voix : « Ainsi la lutte des classes se produit, au stage actuel du développement social, entre la classe qui paie des salaires et les classes qui en reçoivent. »

Je le regardai d’un air triomphant.

— Il n’est pas question de haine de classes là-dedans, me dit-il en souriant.

— Mais vous dites « Lutte de classes ».

— Ce n’est pas du tout la même chose. Et, croyez-moi, nous ne fomentons pas la haine. Nous disons que la lutte des classes est une loi du développement social. Nous n’en sommes pas responsables. Ce n’est pas nous qui la faisons. Nous nous contentons de l’expliquer, comme Newton expliquait la gravitation. Nous analysons la nature du conflit d’intérêts qui produit la lutte de classes.

— Mais il ne devrait pas y avoir conflit d’intérêts, m’écriai-je.

— Je suis tout à fait de votre avis, répondit-il. Et c’est précisément l’abolition de ce conflit d’intérêts que nous essayons de provoquer, nous autres socialistes. Pardon, laissez-moi vous lire un autre passage. — Il prit le livre et tourna quelques feuillets. — Page 126. « Le cycle des luttes de classes, qui a commencé avec la dissolution du communisme primitif de la tribu et la naissance de la propriété individuelle, se terminera avec la suppression de l’appropriation individuelle des moyens d’existence sociale. »

— Mais je ne suis pas d’accord avec vous, intervint l’évêque, sa figure pâle d’ascète légèrement teintée par l’intensité de ses sentiments. Vos prémisses sont fausses. Il n’existe pas de conflits d’intérêts entre le travail et le capital, ou du moins il ne devrait pas en exister.

— Je vous remercie, dit gravement Ernest, de m’avoir rendu mes prémisses par votre dernière proposition.

— Mais pourquoi y aurait-il conflit ? demanda l’évêque avec chaleur.

Ernest haussa les épaules : — Parce que nous sommes ainsi faits, je suppose.

— Mais nous ne sommes pas ainsi faits !

— Est-ce de l’homme idéal, divin et dépourvu d’égoïsme, que vous discutez ? demanda Ernest. Mais il y en a si peu qu’on est en droit de les considérer pratiquement comme inexistants. Ou parlez-vous de l’homme commun et ordinaire ?

— Je parle de l’homme ordinaire.

— Faible, et faillible, et sujet à erreur ?

L’évêque fit un signe d’assentiment.

— Et mesquin et égoïste ?

Le pasteur renouvela son geste.

— Faites attention, déclara Ernest. J’ai dit égoïste.

— L’homme ordinaire est égoïste, affirma vaillamment l’évêque.

— Il veut avoir tout ce qu’il peut avoir ?

— Il veut avoir le plus possible ; c’est déplorable, mais vrai.

— Alors je vous tiens. — Et la mâchoire d’Ernest claqua comme le ressort d’un piège. — Prenons un homme qui travaille dans les tramways.

— Il ne pourrait pas travailler s’il n’y avait pas de capital, interrompit l’évêque.

— C’est vrai, et vous m’accorderez que le capital périrait s’il n’y avait pas la main-d’œuvre pour gagner les dividendes ?

L’évêque ne répondit pas.

— N’êtes-vous pas de mon avis ? insista Ernest.

Le prélat acquiesça de la tête.

— Alors nos deux propositions s’annulent réciproquement et nous nous retrouvons à notre point de départ. Recommençons. Les travailleurs des tramways fournissent la main-d’œuvre. Les actionnaires fournissent le capital. Par l’effort combiné du travail et du capital, de l’argent est gagné[3]. Ils se partagent ce gain. La part du capital s’appelle des dividendes. La part du travail s’appelle des salaires.

— Très bien, interrompit l’évêque. Et il n’y a pas de raison pour que ce partage ne s’opère pas à l’amiable.

— Vous avez déjà oublié nos conventions, répliqua Ernest. Nous sommes tombés d’accord que l’homme est égoïste, l’homme ordinaire, tel qu’il est. Vous vous lancez en l’air pour établir une distinction entre cet homme-là et les hommes tels qu’ils devraient être, mais qu’ils ne sont pas. Revenons sur terre ; le travailleur étant égoïste, veut avoir le plus possible dans le partage. Le capitaliste, étant égoïste, veut avoir tout ce qu’il peut prendre. Lorsqu’une chose existe en quantité limitée et que deux hommes veulent en avoir chacun le maximum, il y a conflit d’intérêts. C’est celui qui existe entre le travail et le capital, et c’est un conflit irréconciliable. Tant qu’il existera des ouvriers et des capitalistes, ils continueront à se quereller au sujet du partage. Si vous étiez à San-Francisco cet après-midi, vous seriez obligé d’aller à pied. Pas un train ne circule dans les rues.

— Encore une grève ?[4] demanda l’évêque d’un ton alarmé.

— Oui, on se chicane sur le partage des bénéfices des chemins de fer urbains.

L’évêque s’emporta.

— On a tort, cria-t-il. Les ouvriers n’y voient pas plus loin que le bout de leur nez. Comment peuvent-ils espérer qu’ils conserveront notre sympathie…

— Quand nous sommes forcés d’aller à pied, acheva malicieusement Ernest.

Mais l’évêque ne prit pas garde à cette proposition complétive.

— Leur point de vue est trop borné, continua-t-il. Les hommes devraient se conduire en hommes et non en brutes. Il va encore y avoir des violences et des meurtres, et des veuves et des orphelins affligés. Le capital et le travail devraient être unis. Ils devraient marcher la main dans la main et pour leur mutuel bénéfice.

— Vous voilà reparti en l’air, remarqua froidement Ernest. Voyons, redescendez sur terre et ne perdez pas de vue notre admission que l’homme est égoïste.

— Mais il ne devrait pas l’être ! s’écria l’évêque.

— Sur ce point je suis d’accord avec vous. Il ne devrait pas être égoïste, mais il continuera de l’être tant qu’il vivra dans un système social basé sur une morale à cochons.

Le dignitaire de l’Église fut effaré, et père se tordit.

— Oui, une morale à cochons, reprit Ernest sans remords. Voilà le dernier mot de votre système capitaliste. Et voilà ce que soutient votre Église, ce que vous prêchez chaque fois que vous montez en chaire. Une éthique à porcs, il n’y a pas d’autre nom à lui donner.

L’évêque se tourna comme pour en appeler à mon père, mais celui-ci hocha la tête en riant.

— Je crois bien que notre ami a raison, dit-il. C’est la politique du laisser-faire, du chacun pour soi et que le diable emporte le dernier. Comme le disait l’autre soir M. Everhard, la fonction que vous remplissez, vous autres gens d’Église, c’est de maintenir l’ordre établi, et la société repose sur cette base-là.

— Mais ce n’est pas la doctrine du Christ, s’écria l’évêque.

— Aujourd’hui l’Église n’enseigne pas la doctrine du Christ, répondit Ernest. C’est pourquoi les ouvriers ne veulent rien avoir à faire avec elle. L’Église approuve la terrible brutalité, la sauvagerie avec laquelle le capitaliste traite les masses laborieuses.

— Elle ne l’approuve pas, objecta l’évêque.

— Elle ne proteste pas, répliqua Ernest, et dès lors elle approuve, car il ne faut pas oublier que l’Église est entretenue par la classe capitaliste.

— Je n’avais pas envisagé les choses sous ce jour-là, dit naïvement l’évêque. Vous devez vous tromper. Je sais qu’il y a beaucoup de tristesses et de vilenies en ce monde. Je sais que l’Église a perdu le… ce que vous appelez le prolétariat[5].

— Vous n’avez jamais eu le prolétariat, cria Ernest. Il a grandi en dehors de l’Église et sans elle.

— Je ne saisis pas, dit faiblement l’évêque.

— Je vais vous expliquer. Par suite de l’introduction des machines et du système usinier vers la fin du XVIIIe siècle, la grande masse des laboureurs fut arrachée à la terre et le mode ancien du travail fut brisé. Les travailleurs, chassés de leurs villages, se trouvèrent parqués dans les villes manufacturières. Les mères et les enfants furent mis à l’œuvre sur les nouvelles machines. La vie de famille cessa. Les conditions devinrent atroces. C’est une page d’histoire écrite avec des larmes et du sang.

— Je sais, je sais, interrompit l’évêque avec une expression d’angoisse. Ce fut terrible ; mais cela se passait en Angleterre, il y a un siècle et demi.

— Et c’est ainsi que, voilà un siècle et demi, naquit le prolétariat moderne, continua Ernest. Et l’Église l’ignora. Pendant que les capitalistes construisaient ces abattoirs du peuple, l’Église restait muette, et aujourd’hui elle observe le même mutisme. Comme dit Austin Lewis[6] en parlant de cette époque, ceux qui avaient reçu le commandement « Paissez mes brebis » virent, sans la moindre protestation, ces brebis vendues et harassées à mort[7]… Avant d’aller plus loin je vous prie de me dire carrément si nous sommes d’accord ou non. L’Église a-t-elle protesté à ce moment-là ?

L’évêque Morehouse hésita. Pas plus que le Dr Hammerfield, il n’était habitué à ce genre d’offensive à domicile, selon l’expression d’Ernest.

— L’histoire du XVIIIe siècle est écrite, suggéra celui-ci. Si l’Église n’était pas muette, on doit trouver trace de sa protestation quelque part dans les livres.

— Malheureusement, je crois bien qu’elle est restée muette, avoua le dignitaire de l’Église.

— Et elle reste muette encore aujourd’hui.

— Ici nous ne sommes plus d’accord.

Ernest fit une pause, regarda attentivement son interlocuteur, et accepta le défi.

— Très bien, dit-il, nous allons voir. Il y a à Chicago des femmes qui travaillent toute la semaine pour quatre-vingt-dix cents. L’Église proteste-t-elle ?

— C’est une nouvelle pour moi, fut la réponse. Quatre-vingt-dix cents ! C’est épouvantable.

— L’Église a-t-elle protesté ? insista Ernest.

— L’Église l’ignore. Le prélat se débattait ferme.

— Cependant l’Église a reçu ce commandement « Paissez mes brebis », dit Ernest avec une amère ironie. Puis, se reprenant tout de suite : Pardonnez-moi ce mouvement d’aigreur ; mais pouvez-vous être surpris que nous perdions patience avec vous ? Avez-vous protesté devant vos congrégations capitalistes contre l’emploi d’enfants dans les filatures de coton du sud[8] ? Des enfants de six ou sept ans travaillant toutes les nuits en équipes de douze heures. Ils ne voient jamais la sainte lumière du jour. Ils meurent comme des mouches. Les dividendes sont payés avec leur sang. Et avec cet argent on construit de magnifiques églises dans la Nouvelle-Angleterre, et vos pareils y prêchent d’agréables platitudes devant les ventres replets et luisants des tirelires à dividendes.

— Je ne savais pas, murmura l’évêque dans un souffle défaillant. Son visage était pâle, comme s’il eût éprouvé des nausées.

— Ainsi vous n’avez pas protesté ?

Le pasteur eut un faible mouvement de dénégation.

— Ainsi l’Église est muette aujourd’hui, comme elle l’était au XVIII e siècle ?

L’évêque ne répondit rien, et pour une fois Ernest s’abstint d’insister.

— Et, ne l’oubliez pas, toutes les fois qu’un membre du clergé proteste, on le congédie.

— Je trouve que ce n’est guère juste.

— Protesterez-vous ? demanda Ernest.

— Montrez-moi, dans notre propre communauté, des maux comme ceux dont vous avez parlés, et j’élèverai la voix.

— Je me mets à votre disposition pour vous les montrer, dit tranquillement Ernest, et je vous ferai faire un voyage à travers l’enfer.

— Et moi je désavouerai tout !… Le pasteur s’était redressé dans son fauteuil, et sur son doux visage se répandait une expression de dureté guerrière.

— L’Église ne restera pas muette !

— Vous serez congédié, avertit Ernest.

— Je vous fournirai la preuve du contraire, fut la réplique. Vous verrez, si tout ce que vous dites est vrai, que l’Église s’est trompée par ignorance. Et je crois même que tout ce qu’il y a d’horrible dans la société industrielle est dû à l’ignorance de la classe capitaliste. Elle remédiera au mal dès qu’elle recevra le message que le devoir de l’Église est de lui communiquer.

Ernest se mit à rire. Son rire était brutal, et je me sentis poussée à prendre la défense de l’évêque.

— Souvenez-vous, lui dis-je, que vous ne voyez qu’une face de la médaille. Bien que vous ne nous fassiez crédit d’aucune bonté, il y a beaucoup de bon chez nous. L’évêque Morehouse a raison. Les maux de l’industrie, si terribles qu’ils soient, sont dus à l’ignorance. Les divisions sociales sont trop accentuées.

— L’Indien sauvage est moins cruel et moins implacable que la classe capitaliste, répondit-il, et en ce moment je fus tenté de le prendre en grippe.

— Vous ne nous connaissez pas. Nous ne sommes ni cruels ni implacables.

— Prouvez-le, lança-t-il d’un ton de défi.

— Comment puis-je vous le prouver, à vous ?

Je commençais à être en colère. Il secoua la tête.

— Je ne vous demande pas de me le prouver à moi ; je vous demande de vous le prouver à vous-même.

— Je sais à quoi m’en tenir.

— Vous ne savez rien du tout, répondit-il brutalement.

— Allons, allons, mes enfants ! dit père d’un ton conciliant.

— Je m’en moque, commençai-je avec indignation. Mais Ernest m’interrompit.

— Je crois que vous avez de l’argent placé dans les filatures de la Sierra, ou que votre père en a, ce qui revient au même.

— Qu’est-ce que ceci a de commun avec la question qui nous occupe ? m’écriai-je.

— Peu de chose, énonça-t-il lentement, sauf que la robe que vous portez est tachée de sang. Vos aliments ont le goût du sang. Des poutres du toit qui vous abrite dégoutte du sang de jeunes enfants et d’hommes valides. Je n’ai qu’à fermer les yeux pour l’entendre couler goutte à goutte autour de moi.

Joignant le geste à la parole, il se renversa dans son fauteuil et ferma les yeux. J’éclatai en larmes de mortification et de vanité froissée. Je n’avais jamais été si cruellement traitée de ma vie. L’évêque et mon père étaient aussi embarrassés et bouleversés l’un que l’autre. Ils essayèrent de détourner la conversation sur un terrain moins brûlant. Mais Ernest ouvrit les yeux, me regarda et les écarta du geste. Sa bouche était sévère, ses regards aussi, et il n’y avait pas dans ses yeux la moindre étincelle de gaîté. Qu’allait-il dire, quelle nouvelle cruauté allait-il m’infliger ? Je ne le sus jamais, car, à ce moment-là, un homme, passant sur le trottoir, s’arrêta pour nous regarder. C’était un gaillard solide et pauvrement vêtu qui portait sur le dos une lourde charge de chevalets, de chaises et d’écrans faits de bambou et de ratine. Il regardait la maison comme s’il hésitait à entrer pour essayer de vendre quelques uns de ces articles.

— Cet homme s’appelle Jackson, dit Ernest.

— Bâti comme il l’est, remarquai-je sèchement, il devrait travailler au lieu de faire le marchand ambulant[9].

— Remarquez sa manche gauche, m’avertit doucement Ernest.

Je jetai un coup d’œil et vis que la manche était vide.

— De ce bras vient un peu du sang que j’entendais couler de votre toit, continua-t-il du même ton doux et triste. Il a perdu son bras aux filatures de la Sierra, et, comme un cheval mutilé, vous l’avez jeté à la rue pour y mourir. Quand je dis « vous », je veux dire le sous-directeur et les personnages employés par vous et autres actionnaires pour faire marcher les filatures en votre nom. L’accident fut causé par le souci qu’avait cet ouvrier d’épargner quelques dollars à la compagnie. Son bras fut accroché par le cylindre dentelé de la cardeuse. Il aurait pu laisser passer le petit caillou qu’il avait aperçu entre les dents de la machine, et qui aurait brisé une double rangée de pointes. C’est en voulant le retirer qu’il eut le bras saisi et mis en pièces du bout des doigts à l’épaule. C’était la nuit. À la filature, on faisait des heures supplémentaires. Un gros dividende fut payé ce trimestre-là. Cette nuit-là, Jackson travaillait depuis bien des heures, et ses muscles avaient perdu leur ressort et leur vivacité. Voilà pourquoi il fut happé par la machine. Il avait une femme et trois enfants.

— Et qu’est-ce que la compagnie a fait pour lui ? demandai-je.

— Absolument rien. Oh ! pardon, elle a fait quelque chose. Elle a réussi à le faire débouter de l’action en dommages et intérêts qu’il lui avait intentée en sortant de l’hôpital. La compagnie emploie des avocats très habiles.

— Vous n’avez pas tout raconté, dis-je avec conviction, ou peut-être vous ne connaissez pas toute l’histoire. Il se peut que cet homme ait été insolent.

— Insolent ! ah ! ah ! — son rire était méphistophélique. — Grands dieux ! insolent, avec son bras déchiqueté ! Néanmoins, c’était un serviteur doux et humble, et jamais personne n’a dit qu’il ait été insolent.

— Mais au tribunal, insistai-je. Le jugement n’aurait pas été rendu contre lui s’il n’y avait pas eu dans cette affaire autre chose que ce que vous nous en avez dit.

— Le principal avocat-conseil de la Compagnie est le colonel Ingram, et c’est un homme de loi très capable. — Ernest me regarda sérieusement pendant un moment, puis continua :

— Je vais vous donner un avis, Mademoiselle Cunnigham : vous pourriez faire votre enquête privée sur le cas Jackson.

— J’avais déjà pris cette résolution, répondis-je froidement.

— C’est parfait, dit-il, rayonnant de bonne humeur. Et je vais vous dire où trouver l’homme. Mais je frémis à la pensée de tout ce que vous allez éprouver avec le bras de Jackson.

Et voilà comment l’évêque et moi nous acceptâmes les défis d’Ernest. Mes deux visiteurs s’en allèrent ensemble, me laissant toute froissée de l’injustice infligée à ma caste et à moi-même. Ce garçon-là était une brute. Je le haïssais à cet instant, et je me consolai à la pensée que sa conduite était tout ce qu’on pouvait attendre d’un homme de la classe ouvrière.


  1. À cette époque, la distinction entre gens nés dans le pays ou venus du dehors était nettement et jalousement tranchée.
  2. Ce livre a continué à être imprimé secrètement pendant les trois siècles du Talon de Fer. Il existe plusieurs copies de ses diverses éditions à la Bibliothèque nationale d’Ardis.
  3. En ce temps-là des groupes d’hommes de proie possédaient tous les moyens de transport et le public devait leur payer des taxes pour s’en servir.
  4. De pareilles querelles étaient fréquentes en ces temps de déraison et d’anarchie. Parfois les ouvriers refusaient de travailler, d’autres fois leurs employeurs refusaient de les laisser travailler. Les violences et les troubles résultant de ces désaccords occasionnaient la destruction de beaucoup de biens et de pas mal de vies. Tout cela nous paraît aujourd’hui inconcevable ; il en est de même d’une autre habitude de l’époque, celle qu’avaient les hommes des classes inférieures de casser les meubles quand ils se chamaillaient avec leurs femmes.
  5. Prolétariat, mot dérivé du latin Proletarii. Dans le système du Cens de Servus Tullius, c’était le nom donné à ceux qui ne rendaient d’autre service à l’État que d’élever des enfants (proles), autrement dit ceux qui n’avaient d’importance ni par la richesse, ni par la situation, ni par des capacités spéciales.
  6. Auteur de nombreux ouvrages économiques et philosophiques, Anglais de naissance, et candidat au poste de Gouverneur de Californie aux élections de 1906 sur la liste du Parti socialiste, dont il était l’un des chefs.
  7. Il n’y a pas dans l’histoire de page plus horrible que le traitement des enfants et des femmes réduits en esclavage dans les usines anglaises pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle de l’ère chrétienne. C’est dans ces enfers industriels que naquirent quelques-unes des plus insolentes fortunes de l’époque.
  8. Everhard aurait pu trouver un exemple encore plus probant dans l’attitude adoptée par l’Église du Sud avant la guerre de Sécession, lorsqu’elle prenait ouvertement la défense de l’esclavage, comme il appert des quelques documents suivants. En 1835, l’Assemblée Générale de l’Église Presbytérienne déclara que « l’esclavage est reconnu dans l’Ancien et le Nouveau Testaments, et n’est pas condamné par l’autorité divine ». L’Association des Baptistes de Charleston disait, dans son adresse de la même année : « Le droit qu’ont les maîtres de disposer du temps de leurs esclaves a été nettement reconnu par le Créateur de toutes choses, qui est assurément libre d’investir qui bon lui semble de la propriété de quelque objet qui lui plaise. » Le révérend E.-D. Simon, docteur en Divinité et professeur du Collège Méthodiste Randolph-Macon en Virginie, écrivait : « Les extraits des Écritures Saintes affirment d’une façon non équivoque le droit de propriété sur les esclaves, avec tous les corollaires qui en découlent. Le droit de les acheter et de les vendre est clairement exposé. À tout prendre, soit que nous consultions la politique juive instituée par Dieu lui-même, ou l’opinion et la pratique unanimes du genre humain dans tous les âges, ou enfin les injonctions du Nouveau Testament et la loi morale, nous sommes amenés à conclure que l’esclavage n’est pas immoral. Une fois établi ce point, que les premiers Africains ont été légalement réduits en servitude, le droit d’y retenir leurs enfants en découle comme conséquence indispensable. Nous voyons donc que l’esclavage existant en Amérique est fondé en droit. »

    Rien d’étonnant que la même idée ait été reprise par l’Église, une ou deux générations plus tard, concernant la défense de la propriété capitaliste. Dans le grand Muséum d’Asgard se trouve un livre intitulé Essays in Application, écrit par Henry Van Dyke et publié en 1905. Autant que nous avons pu le conjecturer, l’auteur était un homme d’église. L’ouvrage est un bon exemple de ce qu’Everhard aurait appelé la mentalité bourgeoise. Il faut remarquer la similitude entre la déclaration de l’Association des Baptistes citée plus haut et celle qu’écrivit Van Dyke soixante-dix ans plus tard : « La Bible enseigne que Dieu possède le monde. Il le distribue à chaque homme selon son bon plaisir, conformément aux lois générales. »

  9. Il existait à cette époque des milliers de ces pauvres marchands appelés ambulants. Ils transportaient de porte en porte tout leur approvisionnement de marchandises. C’était un véritable gaspillage d’énergie. Les procédés de distribution étaient aussi confus et déraisonnables que tout l’ensemble du système social.