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Le Talon de fer/Le bras de Jackson

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Traduction par Louis Postif.
Edito-Service (p. 51-68).


3. Le bras de Jackson


Je ne me doutais guère du rôle fatal que le bras de Jackson allait jouer dans ma vie. L’homme lui-même, quand je parvins à le trouver, ne me fit pas grande impression. Il habitait, dans le voisinage de la baie, au nord des marais, une masure indescriptible[1], entourée de flaques d’eau croupie et verdâtre qui répandaient une odeur fétide.

C’était bien le personnage humble et débonnaire que l’on m’avait décrit. Il s’occupait à un ouvrage de ratine et travaillait sans relâche pendant que je causais avec lui. Mais en dépit de sa résignation, je saisis dans sa voix une sorte d’amertume naissante quand il me dit :

— Ils auraient tout de même bien pu me donner du boulot comme gardien de nuit[2].

Je ne pus en tirer grand’chose. Il avait un air hébété que démentait son adresse au travail. Ceci me suggéra une question.

— Comment votre bras s’est-il trouvé pris dans la machine ?

Il me regarda d’une manière absente en réfléchissant, puis secoua la tête.

— J’en sais rien : c’est arrivé comme ça.

— Un peu de négligence peut-être ?

— Non, j’appellerais pas ça comme ça. Je faisais des heures supplémentaires, et je crois bien que j’étais fatigué un peu. J’ai travaillé dix-sept ans dans cette usine-là, et j’ai remarqué que la plupart des accidents arrivent juste avant le coup de sifflet[3]. Je parierais bien qu’il en arrive plus dans l’heure avant la sortie que dans tout le reste de la journée. Un homme n’est plus si vif quand il a trimé des heures sans arrêter. J’en ai assez vu pour savoir, des bonshommes entaillés, ou rabotés, ou déchiquetés.

— Vous en avez vu tant que cela ?

— Des cents et des cents, et des enfants dans le tas.

À part certains détails horribles, son récit de l’accident était bien conforme à celui que j’avais déjà entendu. Comme je lui demandais s’il avait enfreint quelque règlement sur la conduite de la machine, il hocha la tête.

— J’ai fait sauter la courroie de la main droite, et j’ai voulu ôter le caillou avec ma gauche. Je n’ai pas regardé si la courroie était bien dégagée. Je croyais que ma main droite avait fait le nécessaire, j’allongeai vivement le bras gauche… et pas du tout, la courroie n’était qu’à moitié dégagée… et alors mon bras fut broyé.

— Vous avez dû souffrir atrocement, dis-je avec sympathie.

— Dame, l’écrasement des os, ça n’était pas drôle.

Ses idées semblaient un peu confuses au sujet de l’action en dommages-intérêts. La seule chose claire pour lui, c’est qu’on ne lui avait pas accordé la moindre compensation. D’après son impression, cette décision adverse du tribunal reposait sur le témoignage des contremaîtres et du sous-directeur, qui, selon sa propre expression, n’avaient point dit ce qu’ils auraient dû dire. — Et je résolus d’aller les trouver.

Le plus net de tout cela, c’est que Jackson se trouvait réduit à une situation lamentable. Sa femme était en mauvaise santé, et ce métier de fabricant ambulant ne lui permettait pas de gagner de quoi nourrir sa famille. Il était en retard pour son loyer, et son aîné, un garçon de onze ans, travaillait déjà à la filature.

— Ils auraient tout de même bien pu me donner ce boulot-là comme veilleur de nuit, — furent ses dernières paroles quand je le quittai.

Après une entrevue avec l’avocat qui avait plaidé pour Jackson, ainsi qu’avec le sous-directeur et les deux contremaîtres entendus comme témoins dans l’affaire, je commençai à me rendre compte que les affirmations d’Ernest étaient bien fondées.

Du premier coup d’œil je jugeai l’homme de loi comme un être faible et insuffisant, et je ne m’étonnai plus que Jackson eût perdu son procès. Ma première pensée fut qu’il n’avait que ce qu’il méritait pour avoir choisi un pareil défenseur. Puis deux déclarations d’Ernest me revinrent à l’esprit : « La compagnie emploie des avocats très habiles » et « Le colonel Ingram est un homme de loi très capable ». Je me pris à penser que naturellement la compagnie était à même de se payer des talents de meilleur aloi que ne pouvait le faire un pauvre diable d’ouvrier comme Jackson. Mais ce détail me semblait secondaire, et, à mon idée, il devait sûrement y avoir quelque bonne raison pour que Jackson eût perdu la partie.

— Comment se fait-il que vous n’ayez pas gagné ce procès ? — demandai-je.

L’avocat, un moment, parut embarrassé et ennuyé, et je me sentis prise de pitié pour cette pauvre créature. Puis il commença à geindre. Je crois qu’il était né pleurnicheur, et appartenait à la race des vaincus dès le berceau. Il se plaignit des témoins, qui n’avaient fait que des dépositions favorables à la partie adverse : il n’avait pu leur arracher un mot en faveur de Jackson. Ils savaient de quel côté leur tartine était beurrée. Quant à Jackson, ce n’était qu’un sot. Il s’était laissé intimider et confondre par le colonel Ingram. Celui-ci excellait dans les contre-interrogatoires. Il avait retourné Jackson avec ses questions et lui avait arraché des réponses compromettantes.

— Comment ses réponses pouvaient-elles être compromettantes s’il avait la justice de son côté ? demandai-je.

— Qu’est-ce que la justice a à voir là-dedans ? demanda-t-il en retour. Et me montrant les nombreux volumes rangés sur les étagères de son pauvre bureau : — Vous voyez tous ces livres : c’est en les lisant que j’ai appris à distinguer entre le droit et la loi. Demandez à n’importe quel basochien. Il faut aller à l’école du dimanche pour savoir ce qui est juste, mais il faut s’adresser à ces livres pour apprendre ce qui est légal.

— Voulez-vous me faire entendre que Jackson avait le bon droit de son côté et que pourtant il a été battu ? lui demandai-je avec hésitation. Voulez-vous insinuer qu’il n’y a pas de justice à la cour du juge Caldwell ?

Le petit avocat écarquilla les yeux un instant, puis toute trace de combativité s’effaça de son visage.

Il recommença à se plaindre.

— La partie n’était pas égale pour moi. Ils ont berné Jackson et moi avec. Quelle chance avais-je de réussir ? Le colonel Ingram est un grand avocat. S’il n’était un juriste de premier ordre, croyez-vous qu’il aurait entre les mains les affaires des Filatures de la Sierra, du Syndicat Foncier d’Erston, de la Berkeley Consolidée, de l’Oakland, de la San Léandro et de Compagnie Électrique de Pleasanton ? C’est un avocat de corporations, et ces gens-là ne sont pas payés pour être des sots[4]. Pourquoi les Filatures de la Sierra, à elles seules, lui donnent-elles vingt mille dollars par an ? Vous pensez bien que c’est parce qu’aux yeux des actionnaires il vaut cette somme-là. Je ne vaux pas ça, moi. Si je le valais, je ne serais pas un raté, un crève-la-faim, obligé de me charger d’affaires comme celle de Jackson. Que pensez-vous que j’aurais touché si j’avais gagné son procès ?

— Je pense que vous l’auriez écorché.

— Naturellement, cria-t-il d’un ton irrité. Il faut bien que je vive[5].

— Il a une femme et des enfants.

— Moi aussi j’ai une femme et des enfants. Et il n’y a pas une âme au monde excepté moi pour s’inquiéter s’ils meurent de faim ou pas.

Son visage s’adoucit soudain. Il ouvrit le boîtier de sa montre et me montra la photographie en miniature d’une femme et de deux fillettes.

— Regardez, les voilà. Nous en avons vu de dures, on peut le dire. J’avais l’intention de les envoyer à la campagne si j’avais gagné ce procès-là. Elles ne se portent pas bien ici, mais je n’ai pas les moyens de les faire vivre ailleurs.

Quand je me levai pour prendre congé, il recommença ses gémissements.

— Je n’avais pas l’ombre d’une chance. Le colonel Ingram et le juge Caldwell sont une paire d’amis. Je ne dis pas que cette amitié aurait fait décider le cas contre nous si j’avais obtenu une déposition comme il faut au contre-examen de leurs témoins, mais je dois ajouter pourtant que le juge Caldwell et le colonel Ingram fréquentent la même loge, le même club. Ils demeurent dans le même quartier, où je ne puis pas vivre, moi. Leurs femmes sont toujours fourrées l’une chez l’autre. Et ce n’est entre eux que parties de whist et autres traintrains de ce genre.

— Et vous croyez pourtant que Jackson avait le bon droit pour lui ?

— Je ne le crois pas, j’en suis sûr. Et même au premier abord j’ai cru qu’il avait quelques chances pour lui. Mais je ne l’ai pas dit à ma femme, pour ne pas lui donner de faux espoirs. Elle s’était emballée pour un séjour à la campagne. Elle a été assez désappointée comme cela.

À Pierre Donnelly, l’un des contremaîtres qui avaient déposé au procès, je posai la question suivante :

— Pourquoi n’avez-vous pas appelé l’attention sur le fait que Jackson avait été blessé en essayant d’éviter une détérioration à la machine ?

Il réfléchit longtemps avant de me répondre. Puis il regarda d’un air inquiet autour de lui et déclara :

— Parce que j’ai une brave femme et les trois gosses les plus gentils qu’on puisse voir.

— Je ne comprends pas.

— En d’autres termes, parce qu’il eût été malsain de parler ainsi.

— Voulez-vous dire…

Il m’interrompit avec passion.

— Je veux dire ce que je dis. Il y a de longues années que je travaille à la filature. J’ai commencé tout gamin sur les broches, et depuis je n’ai cessé de trimer. C’est à force de travail que je suis arrivé à ma situation actuelle, qui est un emploi privilégié. Je suis contremaître, s’il vous plaît. Et je me demande s’il y a un seul homme à l’usine qui me tendrait la main pour m’empêcher de me noyer. Jadis, je faisais partie de l’Union. Mais je suis resté en service pour la compagnie pendant deux grèves. On m’a traité de « jaune ». Regardez les cicatrices sur ma tête : j’ai été lapidé à coups de briques. Aujourd’hui pas un homme ne voudrait prendre un verre avec moi si je l’invitais, et il n’y a pas un apprenti aux broches qui ne maudisse mon nom. Mon seul ami, c’est la compagnie. Ce n’est pas mon devoir de la soutenir, mais c’est mon pain et mon beurre et la vie de mes enfants. Voilà pourquoi je n’ai rien dit.

— Jackson était-il à blâmer ? lui demandai-je.

— Il aurait dû obtenir des dommages. C’était un bon travailleur qui n’avait jamais causé d’ennuis à personne.

— N’étiez-vous donc pas libre de dire toute la vérité, comme vous aviez juré de le faire ?

Il secoua la tête.

— La vérité, toute la vérité, et rien que la vérité, ajoutai-je d’un ton solennel.

Son visage se passionna de nouveau. Il l’éleva, non pas vers moi, mais vers le ciel.

— Je me laisserais brûler âme et corps à petit feu dans l’enfer éternel pour l’amour de mes mêmes, répondit-il.

Henry Dallas, le sous-directeur, était un individu à face de renard qui me toisa avec insolence et refusa de parler. Je ne pus en tirer un mot concernant le procès et sa propre déposition.

J’obtins plus de succès près de l’autre contremaître. James Smith était un homme aux traits durs et j’éprouvai un serrement de cœur en l’abordant. Lui aussi me fit entendre qu’il n’était pas libre, et au cours de la conversation je m’aperçus qu’il dépassait mentalement la moyenne des hommes de son espèce. D’accord avec Pierre Donnelly, il estimait que Jackson aurait dû obtenir des dommages. Il alla même plus loin et qualifia de cruauté froide le fait d’avoir jeté ce travailleur à la rue après un accident qui le privait de toute capacité. Il raconta, lui aussi, qu’il se produisait de fréquents accidents à la filature et que c’était une politique adoptée par la compagnie de lutter à outrance contre les actions intentées en pareil cas.

— Cela représente des centaines de mille dollars par an pour les actionnaires, fit-il.

Alors je me souvins du dernier dividende touché par père, qui avait servi à payer une jolie robe pour moi et des livres pour lui. Je me rappelai l’accusation d’Ernest disant que ma jupe était tachée de sang, et je sentis ma chair frissonner sous mes vêtements.

— Dans votre déposition, vous n’avez pas fait ressortir que Jackson fut victime de l’accident en essayant de préserver la machine d’une détérioration ?

— Non, répondit-il, et ses lèvres se pincèrent amèrement. J’ai témoigné que Jackson avait été blessé par suite de négligence et d’insouciance et que la Compagnie n’était aucunement à blâmer ni responsable.

— Y avait-il eu négligence de la part de Jackson ?

— On peut appeler cela de la négligence si l’on veut, ou employer tout autre terme. Le fait est qu’un homme est fatigué quand il a travaillé plusieurs heures consécutives.

L’individu commençait à m’intéresser. Il était certainement d’un type moins ordinaire.

— Vous êtes plus instruit que la généralité des ouvriers, lui dis-je.

— J’ai passé par l’École Secondaire, répondit-il. J’ai pu suivre les cours en remplissant les fonctions de portier. Mon rêve était de me faire inscrire à l’Université, mais mon père est mort, et je suis venu travailler à la filature. J’aurais voulu devenir naturaliste, ajouta-t-il avec timidité, comme s’il avouait une faiblesse. J’adore les animaux. Au lieu de cela, je suis entré en usine. Une fois promu contremaître, je me mariai, puis la famille est venue, et… je n’étais plus mon maître.

— Qu’entendez-vous par là ?

— J’entends expliquer pourquoi j’ai témoigné comme je l’ai fait au procès, pourquoi j’ai suivi les instructions données.

— Données par qui ?

— Par le colonel Ingram. C’est lui qui esquissa pour moi la déposition que je devais faire.

— Et qui a fait perdre son procès à Jackson.

Il fit un signe affirmatif, et la rougeur lui monta au visage.

— Et Jackson avait une femme et deux enfants qui dépendaient de lui.

— Je sais, dit-il tranquillement, mais sa figure s’assombrit davantage.

— Dites-moi, continuai-je. A-t-il été facile à l’être que vous étiez, quand vous suiviez les cours de l’École Secondaire, de se transformer en l’homme capable de faire une chose pareille ?

La soudaineté de son accès de colère me surprit et m’effraya. Il cracha[6] un juron formidable et serra le poing comme pour me frapper.

— Je vous demande pardon, dit-il au bout d’un moment. Non, cela n’a pas été facile… Et maintenant, je crois que vous feriez mieux de vous en aller… Vous avez tiré de moi tout ce que vous vouliez. Mais laissez-moi vous avertir d’une chose avant votre départ. Il ne vous servira à rien de répéter ce que je vous ai dit. Je le nierai, et il n’y a pas de témoins. Je nierai jusqu’au moindre mot : et, s’il le faut, je le nierai sous serment à la barre des témoins.

Après cette entrevue, j’allai retrouver père à son bureau dans le bâtiment de la Chimie, et j’y rencontrai Ernest. C’était une surprise inattendue, mais il vint au-devant de moi avec ses yeux hardis et sa ferme poignée de main et ce curieux mélange d’aise et de gaucherie qui lui était familier. Il semblait avoir oublié notre dernière réunion et son atmosphère un peu orageuse ; mais aujourd’hui je n’étais pas d’humeur à lui en laisser perdre le souvenir.

— J’ai approfondi l’affaire Jackson, lui dis-je brusquement.

À l’instant, son attention et son intérêt se concentrèrent sur ce que j’allais dire, et pourtant je devinais dans ses yeux la certitude que mes convictions antérieures étaient ébranlées.

— Il me paraît avoir été bien mal traité, je l’avoue, et je crois qu’un peu de son sang rougit effectivement le plancher de ma demeure.

— Naturellement, répondit-il. Si Jackson et tous ses camarades étaient traités avec pitié, les dividendes seraient moins considérables.

— Je ne pourrai plus jamais prendre plaisir à mettre une jolie robe, ajoutai-je.

Je me sentais humble et contrite, mais je trouvais très doux de me représenter Ernest comme une sorte de confesseur. En ce moment, comme toujours, sa force me séduisait. Elle semblait rayonner comme un gage de paix et de protection.

— Vous n’en prendrez pas davantage à mettre une robe en toile à sac, dit-il gravement. Il y a des filatures de jute, vous savez, et il s’y passe exactement la même chose. C’est partout pareil. Notre civilisation tant vantée est fondée dans le sang, imbibée de sang et ni vous ni moi, ni personne ne pouvons échapper à la tache écarlate. Quels sont les hommes avec qui vous avez causé ?

Je lui racontai tout ce qui s’était passé.

— Pas un d’entre eux n’est libre de ses actes, dit-il. Tous sont enchaînés à l’impitoyable machine industrielle. Et le plus pathétique dans cette tragédie, c’est qu’ils y sont tous attachés par les liens du cœur : leurs enfants, toujours cette jeune vie que leur instinct est de protéger ; et cet instinct est plus fort que toute la morale dont ils disposent. Mon propre père a menti, a volé, a fait toutes sortes de choses déshonorantes pour nous mettre du pain dans la bouche, à moi et à mes frères et sœurs. C’était un esclave de la machine ; elle a broyé sa vie, elle l’a usé à mort.

— Mais vous, du moins, interrompis-je, vous êtes un homme libre.

— Pas entièrement, répliqua-t-il. Je ne suis pas attaché par les liens du cœur. Je rends grâce au ciel de n’avoir pas d’enfants, bien que je les aime à la folie. Si pourtant je me mariais, je n’oserais pas en avoir.

— C’est certainement là une mauvaise doctrine, m’écriai-je.

— Je le sais bien, dit-il tristement. Mais c’est une doctrine d’opportunisme. Je suis révolutionnaire, et c’est une vocation périlleuse.

Je me mis à rire d’un air incrédule.

— Si j’essayais d’entrer la nuit dans la maison de votre père pour lui voler ses dividendes de la Sierra, que ferait-il ?

— Il dort avec un revolver sur la tablette à la tête de son lit. Il est très probable qu’il vous tirerait dessus.

— Et si moi et quelques autres conduisions un million et demi d’hommes[7], dans les maisons de tous les riches, il y aurait bien des coups de feu échangés, n’est-ce pas.

— Oui, mais vous ne le faites pas.

— C’est précisément ce que nous sommes en train de faire. Et notre intention est de prendre non seulement les richesses qui sont dans les maisons, mais toutes les sources de cette richesse, toutes les mines, les chemins de fer, les usines, les banques et les magasins. La révolution, c’est cela. C’est une chose éminemment dangereuse. Et je crains que le massacre ne soit plus grand encore que nous ne l’imaginons. Mais comme je le disais, personne aujourd’hui n’est tout à fait libre. Nous sommes tous pris dans les engrenages de la machine industrielle. Vous avez découvert que vous y étiez prise vous-même, et que les hommes à qui vous parliez y étaient pris aussi. Interrogez-en d’autres : allez voir le colonel Ingram ; traquez les reporters qui ont empêché le cas Jackson de paraître dans les journaux, et les directeurs de ces journaux eux-mêmes. Vous découvrirez que tous sont esclaves de la machine.

Un peu plus tard, au cours de notre conversation, je lui posai une simple question au sujet des risques d’accident encourus par les ouvriers, et il me gratifia d’une véritable conférence bourrée de statistiques.

— Cela se trouve dans tous les livres, dit-il. On a comparé les chiffres et il est formellement prouvé que les accidents, relativement rares aux premières heures de la matinée, se multiplient selon une progression croissante à mesure que les travailleurs se fatiguent et perdent leur activité musculaire et mentale. Peut-être ignorez-vous que votre père a trois fois plus de chances qu’un ouvrier de conserver sa vie et ses membres intacts. Mais les compagnies d’assurance[8] le savent. Elles lui prendront quatre dollars et quelque chose de prime annuelle pour une police de mille dollars, pour laquelle elles demandent quinze dollars à un homme de peine.

— Et vous ? demandai-je. Et au moment même où je posais cette question je me rendis compte que j’éprouvais pour lui une inquiétude plus qu’ordinaire.

— Oh moi, répondit-il négligemment, en tant que révolutionnaire, j’ai environ huit chances contre une, pour un ouvrier, d’être tué ou blessé. Aux chimistes experts qui manipulent des explosifs, les compagnies d’assurance demandent huit fois ce qu’elles prennent aux ouvriers. Je crois bien qu’elles ne voudraient pas m’assurer du tout. Pourquoi me demandez-vous cela ?

Mes paupières battirent, et je sentis la rougeur me monter au visage, non parce qu’il m’avait surprise dans mon inquiétude, mais parce que je m’y étais surprise moi-même.

Juste à ce moment père entra et se prépara à partir avec moi. Ernest lui rendit des livres empruntés et sortit le premier. Sur le seuil, il se retourna et me dit :

— Oh ! à propos, puisque vous êtes en train de ruiner votre propre tranquillité d’esprit pendant que j’en fais autant à l’évêque, vous pourriez aller voir mesdames Wickson et Pertonwaithe. Vous savez que leurs maris sont les deux principaux actionnaires de la filature. Comme tout le reste de l’humanité, ces deux femmes sont attachées à la machine, mais attachées de telle façon qu’elles siègent tout à fait au sommet.


  1. A crazy ramshackle house, expression destinée à peindre l’état de ruine et de délabrement des maisons où gîtaient à cette époque un grand nombre de travailleurs. Ils payaient toujours un loyer au propriétaire, et un loyer énorme, étant donné le peu de valeur de ces taudis.
  2. En ce temps-là, le vol était très courant. Tout le monde se volait réciproquement. Les princes de la société volaient légalement ou faisaient légaliser leurs vols, tandis que les pauvres diables volaient illégalement. Rien n’était en sécurité à moins d’être gardé. Un grand nombre d’hommes étaient employés comme gardiens pour protéger les propriétés. Les maisons des riches étaient des combinaisons de forteresses, de caveaux voûtés et de coffres-forts. La tendance que nous remarquons encore chez nos jeunes enfants à s’approprier le bien d’autrui est considérée comme une survivance rudimentaire de cette disposition spoliatrice alors universellement répandue.
  3. Les travailleurs étaient appelés à leur tâche et en étaient congédiés par des coups de sifflets à vapeur horriblement perçants qui déchiraient les oreilles.
  4. La fonction des avocats de corporations était de servir par des méthodes déloyales les instincts rapaces de ces associations. En 1905, M. Théodore Roosevelt, alors Président des États-Unis, disait dans son discours pour la rentrée d’Harward : « Nous savons tous qu’en l’état de choses actuel, un grand nombre des membres les plus influents et les mieux rétribués du barreau, dans toutes les agglomérations riches, se font une spécialité d’élaborer des plans hardis et ingénieux en vue de permettre à leurs clients fortunés, individus ou corporations, d’éluder les lois faites, dans l’intérêt du public, pour régir l’usage des grosses fortunes. »
  5. Cet exemple donne une idée de la lutte à mort qui sévissait dans toute la société. Les hommes se déchiraient mutuellement comme des loups affamés. Les gros loups mangeaient les petits, et Jackson était un des plus faibles de cette horde humaine.
  6. Disons pour expliquer, non pas le juron de Smith, mais le verbe énergique employé par Avis, que ces virilités de langage, communes à l’époque, exprimaient parfaitement la bestialité de la vie qu’on menait alors, vie de félins plutôt que d’êtres humains.
  7. Allusion au total des voix obtenues par la liste socialiste aux élections de 1910. L’augmentation progressive de ce total indique la rapide croissance du parti de la Révolution aux États-Unis. Il était de 2068 voix en 1888, de 127 713 en 1902, de 435 040 en 1904, de 1 108 427 en 1908 ; et, en 1910 de 1 688 211.
  8. Dans cette lutte perpétuelle entre fauves, nul, si riche qu’il pût être, n’était jamais sûr de l’avenir. C’est par souci du bien-être de leur famille que les hommes inventèrent les assurances. Ce système qui, à notre âge éclairé, semble absurde et comique, représentait alors une chose très sérieuse. Le plus drôle est que les fonds des compagnies d’assurances étaient fréquemment pillés et dissipés par les personnages chargés de les administrer.