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Le Talon de fer/Les esclaves de la machine

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Traduction par Louis Postif.
Edito-Service (p. 69-82).


4. Les esclaves de la machine


Plus je pensais au bras de Jackson, plus j’étais bouleversée. Je me trouvais face à face ici avec quelque chose de concret ; pour la première fois, je voyais la vie. Ma jeunesse passée à l’Université, l’instruction et l’éducation que j’y avais reçues, restaient en dehors de la vie réelle. Je n’avais rien appris que des théories sur l’existence et la société, des choses qui font très bon effet sur le papier ; maintenant seulement, je venais de voir la vie telle qu’elle est. Le bras de Jackson était un fait pris sur le vif, et dans ma conscience résonnait l’apostrophe d’Ernest : « C’est un fait, camarade, un fait irréfragable ! »

Que toute notre société fût fondée dans le sang, cela me semblait monstrueux, impossible. Pourtant Jackson se dressait là, et je ne pouvais y échapper. Ma pensée y revenait constamment, comme l’aiguille aimantée vers le pôle. Il avait été traité d’une façon abominable. On ne lui avait pas payé sa chair, afin de répartir de plus gros dividendes. Je connaissais une vingtaine de familles prospères et satisfaites qui, ayant touché ces dividendes, profitaient pour leur quote-part du sang de Jackson. Mais si la société pouvait poursuivre son cours sans prendre garde à cet horrible traitement subi par un seul homme, ne devenait-il pas vraisemblable que beaucoup d’autres eussent été traités de même ? Je me rappelais ce qu’Ernest avait dit des femmes de Chicago qui travaillent pour quatre-vingt-dix cents par semaine, et des enfants en esclavage dans les filatures de coton du midi. Et je croyais voir leurs pauvres mains, amaigries et vampirisées, tissant l’étoffe dont était faite ma robe ; puis ma pensée revenant aux filatures de la Sierra et aux dividendes partagés, faisait ressortir sur ma manche le sang de Jackson. Je ne pouvais fuir ce personnage ; toutes mes méditations me ramenaient vers lui…

Tout au fond de moi, j’avais l’impression d’être au bord d’un précipice ; je m’attendais à quelque nouvelle et terrible révélation de la vie. Et je n’étais pas seule : tout mon entourage était en train de se retourner sens dessus-dessous. D’abord mon père : l’effet qu’Ernest commençait à produire sur lui m’était déjà visible. Ensuite l’évêque Morehouse : la dernière fois que je l’avais rencontré, il m’avait fait l’effet d’un homme malade. Il était dans un état de haute tension nerveuse, et ses yeux trahissaient une horreur inexprimable. Ses quelques mots me firent comprendre qu’Ernest avait tenu sa promesse de lui faire faire un voyage à travers l’enfer ; mais je ne pus savoir quelles scènes diaboliques avaient défilé devant lui, car il était trop interdit pour en parler.

À un moment donné, pénétrée que j’étais de ce bouleversement de mon petit monde à moi et de l’univers entier, je me pris à penser qu’Ernest en était cause. Nous étions si heureux et si paisibles avant sa venue ! L’instant d’après, je compris que cette idée était une trahison contre la réalité. Ernest m’apparut transfiguré en un messager de vérité, avec les yeux étincelants et le front intrépide d’un archange livrant bataille pour le triomphe de la lumière et de la justice, pour la défense des pauvres, des délaissés et des déshérités. Et devant moi se dressa une autre figure, celle du Christ. Lui aussi avait pris le parti de l’humble et de l’opprimé à la face de tous les pouvoirs établis des prêtres et des pharisiens. Je me souvins de sa mort sur la croix, et mon cœur se serra d’angoisse à la pensée d’Ernest. Était-il aussi destiné au supplice, lui, avec son intonation de combat et toute sa belle virilité ?

Et soudain, je reconnus que je l’aimais. Mon être se fondait dans un désir de le consoler. Je songeai à ce que devait être sa vie sordide, mesquine et dure. Je pensai à son père qui, pour lui, avait menti et volé, s’était éreinté jusqu’à la mort. Et lui-même était entré à la filature à l’âge de dix ans ! Mon cœur se gonflait du désir de le prendre dans mes bras, de poser sa tête sur ma poitrine, — sa tête fatiguée de tant de pensées — et de lui procurer un instant de repos, un peu de soulagement et d’oubli, une minute de tendresse.

Je rencontrai le colonel Ingram à une réception de gens d’église. Je connaissais bien le colonel, et depuis des années. Je m’arrangeai pour l’attirer derrière des caisses de palmiers et de caoutchoucs, dans un coin où, sans qu’il s’en doutât, il se trouvait pris comme au piège. Notre tête-à-tête débuta par les plaisanteries et galanteries d’usage. C’était en tout temps un homme de façons aimables, plein de diplomatie, de tact et d’égards, et au point de vue extérieur, l’homme le plus distingué de notre société. Même le vénérable doyen de l’Université paraissait chétif et artificiel à côté de lui.

En dépit de ces avantages, je découvris que le colonel Ingram se trouvait dans la même situation que les mécaniciens illettrés à qui j’avais eu affaire. Ce n’était pas un homme libre de ses actes. Lui aussi était lié sur la roue. Je n’oublierai jamais la transformation qui s’opéra chez lui quand j’abordai le cas Jackson.

Son sourire de bonne humeur s’évanouit comme un rêve, et une expression effrayante défigura instantanément ses traits d’homme bien élevé. Je ressentis la même alarme que devant l’accès de rage de James Smith. Le colonel ne jura point, et c’est la seule différence qui restât entre l’ouvrier et lui. Il jouissait d’une réputation d’homme spirituel, mais pour le moment son esprit était en déroute. Sans en avoir conscience, il cherchait à droite et à gauche une issue pour s’échapper ; mais je le tenais comme dans une trappe.

Oh ! ce nom de Jackson le rendait malade. Pourquoi avais-je abordé un pareil sujet ? La plaisanterie lui semblait dépourvue de sel. C’était mauvais goût et manque de considération de ma part. Ne savais-je pas que dans sa profession les sentiments personnels ne comptent pour rien ? Il les laissait chez lui en allant à son bureau, et, une fois là, il n’admettait plus que des sentiments professionnels.

— Jackson aurait-il dû recevoir des dommages ? lui demandai-je.

— Certainement !… Du moins mon avis personnel est qu’il y avait droit. Mais cela n’a rien à voir avec le point de vue légal de l’affaire.

Il commençait à reprendre en mains ses esprits dispersés.

— Dites-moi, colonel, la loi a-t-elle quelque chose à voir avec le droit, avec la justice, avec le devoir ?

— Le devoir… le devoir… Il faudrait changer la première syllabe du mot.

— J’entends : c’est avec le pouvoir que vous avez affaire ?

Il fit un signe d’approbation.

— Et cependant la loi est soi-disant faite pour nous rendre justice ?

— Ce qu’il y a de plus paradoxal, c’est qu’elle nous la rend.

— En ce moment, vous exprimez une opinion professionnelle, sans doute ?

Le colonel Ingram devint cramoisi : il rougit, positivement, comme un écolier ; et de nouveau il chercha des yeux un moyen d’évasion ; mais je bloquais la seule issue praticable et je ne faisais pas mine de bouger.

— Dites-moi, continuai-je, quand on abandonne ses sentiments personnels pour ses sentiments professionnels, cet acte ne pourrait-il pas être défini comme une sorte de mutilation spirituelle volontaire ?

Je ne reçus pas de réponse. Le colonel s’était dérobé sans gloire, renversant un palmier dans sa fuite.

Ensuite, j’essayai les journaux. Sans passion, avec calme et modération, j’écrivis un simple compte rendu de l’affaire Jackson. Je m’abstins de mettre en cause les personnages avec qui j’avais causé, et même de mentionner leurs noms. Je retraçais les faits tels qu’ils s’étaient passés, je rappelais les longues années pendant lesquelles Jackson avait travaillé à l’usine, son effort pour épargner une détérioration à la machine, l’accident qui en était résulté, et sa misérable condition actuelle. Avec un ensemble parfait, les trois quotidiens et les deux hebdomadaires de la localité refusèrent mon article.

Je m’arrangeai pour mettre la main sur Percy Layton. C’était un gradué de l’Université qui voulait se lancer dans le journalisme et qui faisait actuellement son apprentissage de reporter au plus influent des trois quotidiens. Il sourit quand je lui demandai pourquoi les journaux avaient supprimé toute mention de Jackson et de son procès.

— Politique éditoriale, dit-il. Nous n’avons rien à voir là-dedans. C’est l’affaire des directeurs.

— Mais pourquoi cette politique ?

— Nous faisons bloc avec les corporations. Même en payant au prix d’annonces, même en payant dix fois le tarif ordinaire, vous ne pourrez faire insérer cette information dans aucun journal ; et l’employé qui essayerait de la faire passer en fraude perdrait sa place.

— Et si nous parlions de votre politique à vous ? Il me semble bien que votre fonction est de déformer la vérité d’après les ordres de vos patrons, qui, à leur tour, obéissent au bon plaisir des corporations.

— Je n’ai rien à voir là-dedans…

Il parut mal à l’aise pour un instant ; puis sa figure s’éclaira : il venait de trouver un faux-fuyant.

— Personnellement, je n’écris rien qui ne soit vrai. Je suis en règle avec ma propre conscience. Naturellement, il se présente un tas de choses répugnantes au cours d’une journée de travail ; mais, vous comprenez, tout cela fait partie du traintrain quotidien, conclut-il avec une logique enfantine.

— Cependant, plus tard, vous comptez vous asseoir dans un fauteuil directorial et suivre une politique ?

— D’ici là je serai endurci.

— Puisque vous n’êtes pas encore endurci, dites-moi ce que vous pensez dès maintenant de la politique éditoriale en général.

— Je ne pense rien du tout, répondit-il vivement. Il ne faut pas donner des coups de pied dans les bas-flancs si l’on veut réussir dans le journalisme. J’ai toujours appris cela si je ne sais pas autre chose.

Et il hocha d’un air de sagesse sa tête juvénile.

— Mais que faites-vous de la droiture ?

— Vous ne comprenez pas les trucs du métier. Ils sont corrects naturellement, puisque tout se termine toujours bien, n’est-ce pas ?

— C’est délicieusement vague, murmurai-je.

Mais mon cœur saignait pour cette jeunesse, et je me sentais envie de crier à l’aide ou de fondre en larmes. Je commençais à percer les apparences superficielles de cette société où j’avais toujours vécu, et à en découvrir les réalités effrayantes et cachées. Une conspiration tacite semblait montée contre Jackson, et je sentais un frisson de sympathie même pour l’avocat larmoyant qui avait soutenu si piteusement sa cause. Cependant, cette organisation tacite devenait singulièrement vaste. Elle ne visait pas Jackson seulement. Elle était dirigée contre tous les ouvriers qui avaient été mutilés dans la filature, et, dès lors, pourquoi pas contre tous les ouvriers de toutes les usines et des industries de tout genre ?

S’il en était ainsi, la société était un mensonge. Je reculais d’effroi devant mes propres conclusions. C’était trop abominable, trop terrible pour être vrai. Pourtant, il y avait ce Jackson, et son bras, et ce sang qui coulait de mon toit et tachait ma robe. Et il y avait beaucoup de Jacksons ; il y en avait des centaines à la filature, il l’avait dit lui-même. Le bras fantôme ne me lâchait pas.

J’allai voir M. Wickson et M. Pertonwaithe, les deux hommes qui détenaient la plus grosse part des actions. Mais je ne réussis pas à les émouvoir comme les mécaniciens à leur service. Je m’aperçus qu’ils professaient une éthique supérieure à celle du reste des hommes, ce qu’on pourrait appeler la morale aristocratique, la morale des maîtres[1]. Ils parlaient en termes larges de leur politique, de leur savoir-faire, qu’ils identifiaient avec la probité. Ils s’adressaient à moi d’un ton paternel, avec des airs protecteurs vis-à-vis de ma jeunesse et de mon inexpérience. De tous ceux que j’avais rencontrés au cours de mon enquête, ceux-ci étaient bien les plus immoraux et les plus incurables. Et ils restaient absolument persuadés que leur conduite était juste : il n’y avait ni doute ni discussion possible à ce sujet. Ils se croyaient les sauveurs de la société, convaincus de faire le bonheur du grand nombre : ils traçaient un tableau pathétique des souffrances que subirait la classe laborieuse sans les emplois qu’eux-mêmes, et seuls, pouvaient lui procurer.

En quittant ces deux maîtres, je rencontrai Ernest et lui racontai mon expérience. Il me regarda avec une expression satisfaite.

— C’est parfait, dit-il. Vous commencez à déterrer la vérité par vous-même. Vos conclusions, déduites d’une généralisation de vos propres expériences, sont correctes. Dans le mécanisme industriel, nul n’est libre de ses actes, excepté le gros capitaliste, et encore il ne l’est pas, si j’ose employer cette tournure de phrase irlandaise[2].

« Les maîtres, vous le voyez, sont parfaitement sûrs d’avoir raison en agissant comme ils le font. Telle est l’absurdité qui couronne tout l’édifice. Ils sont liés par leur nature humaine de telle façon qu’ils ne peuvent faire une chose à moins de la croire bonne. Il leur faut une sanction pour leurs actes. Quand ils veulent entreprendre quoi que ce soit, en affaires bien entendu, ils doivent attendre qu’il naisse dans leur cervelle une sorte de conception religieuse, morale, ou philosophique du bien-fondé de cette chose. Alors ils vont de l’avant et la réalisent, sans s’apercevoir que le désir est père de la pensée. À n’importe quel projet ils finissent toujours par trouver une sanction. Ce sont des casuistes superficiels, des jésuites. Ils se sentent même justifiés à faire le mal pour qu’il en résulte du bien. L’un des plus plaisants de leurs axiomes fictifs, c’est qu’ils se proclament supérieurs au reste de l’humanité en sagesse et en efficacité. De par cette sanction, ils s’arrogent le droit de répartir le pain et le beurre pour tout le genre humain. Ils ont même ressuscité la théorie du droit divin des rois, des rois du commerce, en l’espèce[3].

« Le point faible de leur position consiste en ce qu’ils sont simplement des hommes d’affaires. Ils ne sont pas des philosophes : Ils ne sont ni biologistes ni sociologues. S’ils l’étaient, tout irait mieux, naturellement. Un homme d’affaires qui serait en même temps versé dans ces deux sciences saurait approximativement ce qu’il faut à l’humanité. Mais, en dehors du domaine commercial, ces gens-là sont stupides. Ils ne connaissent que les affaires. Ils ne comprennent ni le genre humain ni le monde, et néanmoins ils se posent en arbitres du sort de millions d’affamés et de toutes les multitudes en bloc. L’histoire, un jour, se paiera à leurs dépens un rire homérique. »

J’étais maintenant préparée à aborder Mme Wickson et Mme Pertonwaithe, et l’entretien que j’eus avec elles ne me réservait plus de surprises. C’étaient des dames de la meilleure société[4], habitant de véritables palais. Elles possédaient beaucoup d’autres résidences un peu partout à la campagne, à la montagne, au bord des lacs ou de la mer. Une armée de serviteurs s’empressait autour d’elles, et leur activité sociale était étourdissante. Elles patronnaient les universités et les églises, et les pasteurs tout particulièrement étaient prêts à plier les genoux devant elles[5]. Ces deux femmes constituaient de véritables puissances, avec tout l’argent à leur disposition. Elles détenaient à un remarquable degré le pouvoir de subventionner la pensée, comme je devais bientôt l’apprendre grâce aux avertissements d’Ernest.

Elles singeaient leurs maris et discouraient dans les mêmes termes généraux de la politique à suivre, des devoirs et des responsabilités incombant aux gens riches. Elles se laissaient gouverner par la même éthique que leurs époux, par leur morale de classe : et elles débitaient des phrases filantes que leurs propres oreilles ne comprenaient pas.

De plus, elles s’irritèrent lorsque je leur dépeignis la déplorable condition de la famille Jackson ; et comme je m’étonnais qu’elles n’eussent pas établi un fonds de réserve en sa faveur, elles déclarèrent n’avoir besoin de personne pour leur enseigner leurs devoirs sociaux ; quand je leur demandai carrément de le secourir, elles refusèrent non moins carrément. Le plus étonnant est qu’elles exprimèrent leur refus en termes presque identiques, bien que je fusse allé les voir séparément et que chacune ignorât que j’avais vu ou devais voir l’autre. Leur réponse commune fut qu’elles étaient heureuses de saisir cette occasion de bien montrer une fois pour toutes qu’elles n’accorderaient pas de primes à la négligence, et qu’elles ne voulaient pas, en payant les accidents, tenter les pauvres de se blesser volontairement[6].

Et elles étaient sincères, ces deux femmes ! La double conviction de leur supériorité de classe et de leur éminence personnelle leur montait à la tête et les enivrait. Elles trouvaient dans leur morale de caste des sanctions pour tous les actes qu’elles accomplissaient. Une fois remontée en voiture à la porte du splendide hôtel de Mme Pertonwaithe, je me retournai pour le contempler, et je me souvins de l’expression d’Ernest disant que ces femmes aussi étaient attachées à la machine, mais de telle façon qu’elles siégeaient tout à fait au sommet.


  1. Avant la naissance d’Avis Everhard, John Stuart Mill écrivit, dans son Essai sur la Liberté : « Partout où existe une classe dominante, c’est de ses intérêts de classe et de ses sentiments de supériorité de classe qu’émane une large part de la moralité publique. »
  2. Les contradictions verbales, appelées Irish bulls, ont été longtemps un charmant défaut des anciens Irlandais.
  3. Les journaux de 1902 attribuaient à M. George F. Baer, président de l’Anthracite Coal Trust, l’énonciation du principe suivant : « Les droits et intérêts des classes laborieuses seront protégés par les hommes chrétiens à qui Dieu, dans sa sagesse infinie, a confié les intérêts de la propriété dans ce pays.
  4. Le mot société est employé ici dans un sens restreint, selon l’usage courant de l’époque, pour désigner les frelons dorés qui, sans travailler, se gorgeaient aux rayons de miel de la ruche. Ni les hommes d’affaires, ni les travailleurs manuels, n’avaient le temps ni l’occasion de jouer à ce jeu de société.
  5. Le sentiment de l’Église à cette époque s’exprimait par la formule : « Apportez votre argent souillé. »
  6. Dans les colonnes de l’Outlook, revue critique hebdomadaire de l’époque (18 août 1906), est rapportée l’histoire d’un ouvrier qui perdit un bras dans des circonstances absolument semblables à celles du cas Jackson.