Le Théâtre pendant les jours du Siège et de la Commune/Texte entier

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GUSTAVE LABARTHE

Le Théâtre
pendant les Jours du Siège
et de la Commune
(JUILLET 1870 À JUIN 1871)
PARIS
LIBRAIRIE FISCHBACHER
(société anonyme)
33, rue de seine, 33
-
1910
Tous droits réservés.

LE THÉÂTRE

PENDANT

les Jours du Siège et de la Commune

GUSTAVE LABARTHE

Le Théâtre
pendant les Jours du Siège
et de la Commune
(JUILLET 1870 À JUIN 1871)
PARIS
LIBRAIRIE FISCHBACHER
(société anonyme)
33, rue de seine, 33
-
1910
Tous droits réservés.

Introduction

Quarante longues années, près d’un demi-siècle, se seront bientôt écoulées depuis les tragiques événements de 1870. La vie des théâtres, qui, plus que jamais, passionne l’opinion publique, m’a paru curieuse à observer en cette période troublée de notre histoire.

Rechercher quels furent les théâtres qui restèrent ouverts pendant le siège et la Commune, les pièces qui y furent représentées, le sort des artistes pendant la guerre, m’a semblé une étude intéressante, évoquant des souvenirs qu’il serait regrettable de voir, peu à peu, tomber dans l’oubli[1].


I


Les théâtres en juillet 1870. — La déclaration de guerre (18 juillet), chants patriotiques et scènes d’enthousiasme au café-concert. — La Marseillaise au Théâtre-Français et à l’Opéra.

En juillet 1870, au moment où les premiers bruits de guerre se répandaient dans Paris, un assez grand nombre de théâtres restaient ouverts. Les menaces d’un conflit avec l’Allemagne avaient-elles dissuadé les Parisiens d’aller passer l’été à Bade ou à Hombourg ? toujours est-il que la saison se prolongeait plus que de coutume.

L’Opéra donnait alternativement les Huguenots, Robert, la Muette, le Freyschütz.

Marie Sasse, Mme Miolan-Carvalho, Faure, Villaret, Belval, Colin, étaient les vedettes d’un ensemble lyrique merveilleux.

Le Théâtre-Français[2] avait son personnel artistique au grand complet : Got, Maubant, Leroux, Talbot, Lafontaine, Coquelin aîné, Mmes Brohan, Jouassain, Favart, Riquier, Ponsin, Emilie Dubois, Victoria Lafontaine, les éminents sociétaires avaient pour partenaires Prudhon, Garraud, Thirion, Seveste, Coquelin cadet, Laroche, Barré…, Mmes Agar, Llyod, Croizette, Reichemberg…

À la salle Favart, le bon répertoire du vieil opéra comique : l’Ombre, Martha, Bonsoir Monsieur Pantalon… avait pour interprètes, j’allais écrire pour défenseurs, il n’en avait pas encore besoin, Capoul, Achard, Montjauze, Mmes Foliari, Marie Roze, Galli-Marié…

Le Vaudeville donnait l’Héritage de M. Plumet, avec Brindeau et Mme Chapuy ; au Gymnase, on jouait Fernande, de Sardou, avec Landrol et Mme Pasca. À l’Ambigu, un gros mélodrame tenait l’affiche, le Passeur de Saint-Paul ; Régnier, Manuel, Orner, Mmes Dugué et Dica-Petit y conservaient les traditions d’exagération dramatique qu’un public moins sceptique qu’à notre époque stimulait de toute sa conviction.

On était encore aux beaux jours du Palais-Royal, aux vaudevilles de Labiche et de Gondinet, où existait l’invention comique et souvent l’esprit. Hyacinthe, Gil Pérez, Lassouche, Geoffroy, Lhéritier, Mmes Suzanne Leblanc, Delille, Alphonsine, étaient les gloires légendaires d’un théâtre dont l’apogée devient aussi lointaine que la brillante animation qui en égayait les alentours.

À la Porte-Saint-Martin, Henri Becque faisait représenter Michel Pauper, où Taillade fit une création inoubliable.

La Gaîté avec la Chatte blanche, le théâtre Cluny étaient également ouverts. Le public s’empressait aux représentations des cafés-concerts et, aux Champs-Élysées, l’orchestre Besselièvre donnait, comme tous les étés, ses auditions du soir.

La guerre fut officiellement déclarée le 18 juillet, mais, dès les premiers jours du mois, les menaces d’un conflit imminent prenaient de plus en plus consistance ; l’effervescence était grande et les salles de spectacle devaient refléter l’état d’âme de Paris comme celui de la France entière. Les cafés-concerts donnèrent les premiers cette impression. Le public demanda à grands cris la Marseillaise, la Marseillaise dont l’exécution était interdite sous le second Empire, où elle gardait des allures de chant séditieux ; comme tout cela semble lointain ! Le programme fut dès lors absorbé par l’audition de chants patriotiques : Chant du Départ, Chant des Girondins, Rhin allemand[3]

Certes, le souvenir de nos défaites nous fait considérer d’un œil quelque peu sceptique ces bruyantes manifestations qui semblent une réalité des fanfaronnades du Siège de Tarascon, d’Alphonse Daudet. C’était le point de départ de tout ce faux lyrisme, poésies et romances au chauvinisme naïf, maudissant les Prussiens ou exaltant une Alsace de café-concert, où devaient exceller Mmes Bordas ou Amiati. Mais il faut songer à l’état d’esprit de la France à cette époque enfiévrée qui précéda les premières hostilités. Ces manifestations étaient inévitables et spontanées, elles émanaient de spectateurs qui, pour la plupart, devaient, peu de temps après, montrer leur courage, trouver parfois la mort sur les champs de bataille ou résister héroïquement, quelques semaines plus tard, à toutes les souffrances du siège.

Le 18 juillet 1870, jour de la déclaration de guerre, la Comédie-Française donnait le Lion amoureux. La recette n’était pas brillante, 1,167 francs ! Le vrai spectacle était dehors : les boulevards envahis par la foule, l’effervescence de la rue attiraient davantage les Parisiens ; la vie réelle devenait plus passionnante que l’illusion du théâtre. Dès le second acte, avec plus de discrétion sans doute qu’au café-concert, mais néanmoins avec insistance, le public demanda la Marseillaise. Aucun artiste ne se trouvait prêt à chanter ou déclamer l’hymne national, les spectateurs durent se contenter de l’exécution par l’orchestre, dirigé par Ancessy. (Il y avait encore un orchestre à la Comédie-Française !)

Deux jours après, Agar déclamait la Marseillaise au milieu d’un enthousiasme indescriptible.

Théophile Gautier, dans son feuilleton du Journal officiel, rappelait la mémorable interprétation de Rachel en 1848 et appréciait la diction toute personnelle d’Agar.

À une représentation d’Horace, le 20 mars 1848, le public ayant demandé la Marseillaise, Rachel avait paru : « Droite et fière dans sa tunique blanche, elle s’est avancée jusqu’à la rampe d’un pas lent et majestueux. Nous n’avons vu rien de plus terrible et de plus saisissant que son entrée, et la salle frémissait d’épouvante avant que l’actrice eût proféré une seule des puissantes paroles. Ce masque d’une livide pâleur, ce regard plein de souffrance et de révolte luisant dans une orbite sanglante, les sourcils tordus en serpent, ces lèvres aux coins abaissés ont produit un effet fulgurant… Elle ne chantait pas, elle ne récitait pas, c’était une espèce de déclamation dans le goût des mélopées antiques… une musique étrange, mystérieuse, échappant aux notes du compositeur, qui ressemble au chant de Rouget de L’Isle et qui, cependant, ne le reproduit pas. »

. . . . . . . . . . . . . . .

« Si Mlle Rachel avait l’air d’une Némésis vengeresse, Mlle Agar ressemble à une victoire ouvrant ses ailes d’or. Elle ne chante pas précisément la Marseillaise, mais elle mêle d’une façon très habile le chant à la récitation, et l’effet qu’elle produit est très grand. C’était certes une entreprise hardie que de déclamer ces strophes sur le théâtre même où Rachel les avait rugies avec un accent si terrible, mais la tentative a été heureuse, et l’intelligente tragédienne a compris que si le chant était le même, l’expression devait être différente. Elle y a fait prédominer l’élan héroïque et la certitude du triomphe. »

. . . . . . . . . . . . . . .

« Quand on regarde le portrait de Mlle Georges, par Gérard, écrivait de son côté Théodore de Banville, triomphante, demi-nue, si belle qu’elle semblait véritablement de la race des dieux, on dit que Mlle Agar seule a le droit d’envier son héritage. De la grande Georges, elle n’a pas que la beauté, elle a aussi sa rapide pensée, sa fureur poétique, son incroyable vaillance. »

Le lendemain, 19 juillet, avait lieu, à l’Opéra, la représentation légendaire où Marie Sasse chantait aussi la Marseillaise. L’apparition de la grande cantatrice, un drapeau à la main, le frisson électrique qui secoua la salle ont souvent été racontés. Les frères Margueritte, entre autres, au premier chapitre du Désastre, ont rappelé cette scène inoubliable, mais le feuilleton de Th. Gautier, encore sous l’impression toute récente qu’il vient de ressentir, est encore à citer.

Il se souvient d’un mélodrame, les Lions de Mysore, joué vers 1830 à la Porte-Saint-Martin. Le public, au lieu de s’intéresser à la pièce, ne pensait qu’à l’exhibition des fauves et criait, dès le premier acte : « Les lions ! Les lions ! » C’était un état d’esprit d’une certaine analogie qui animait les spectateurs « gantés de blanc » de l’Opéra. La musique d’Auber, le ballet même, la grande attraction pour les snobs de l’époque, les laissaient indifférents, « La Marseillaise ! La Marseillaise ! » criait-on à chaque instant. « Enfin au moment où Masaniello lève l’étendard de la révolte, où le tocsin sonne, Marie Sasse apparaît vêtue d’une tunique pailletée d’or ; une tempête d’applaudissements l’empêche, pendant plus de cinq minutes, de commencer. Sur un cri : « Debout ! »[4] toute la salle se lève et, au milieu du plus religieux silence, la cantatrice attaque la première strophe avec sa voix puissante dont les mâles énergies n’altèrent pas le charme féminin… À chaque stance, le refrain éclatait comme un violent coup de canon, accompagné d’un hurrah colossal ! C’était enivrant, vertigineux, sublime, quelque chose de sacré planait dans cette foule, l’âme de la patrie. »


II


De la déclaration de guerre à la défaite de Wœrth. — Les spectacles comme la presse théâtrale donnent l’impression d’une confiance absolue dans le succès de nos armées.

À partir de cette mémorable soirée, ce furent chaque soir, dans tous les théâtres, les mêmes manifestations, les mêmes enthousiasmes.

À la Comédie-Française, pendant les quarante-quatre représentations qui précédèrent la fermeture officielle des théâtres, Agar provoqua chaque soir la même effervescence patriotique.

À l’Opéra, tantôt Faure, tantôt Marie Sasse chantaient l’hymne national ; à l’Opéra-Comique, c’étaient Galli-Marié, Montjauze ; et à la Gaîté, Thérésa, à l’Alcazar, Mme Bordas.

Non seulement au café-concert mais au théâtre, on entend le Chant du Départ, la Parisienne[5], le Bataillon de la Moselle, Guerre aux Prussiens, et surtout le Rhin Allemand. Il y eut une éclosion extraordinaire de compositions sur les paroles d’Alfred de Musset : Rhin Allemand de Poise, Rhin Allemand de Félicien David, Rhin Allemand de Vaucorbeil, Rhin Allemand de G. Lefort chanté par l’auteur à une représentation des Variétés, Rhin Allemand qu’Obin a composé et qu’il interprète également lui-même, musique de scène de J. Cohen pour la récitation des vers de Musset.

La confiance dans de prochaines victoires se fait sentir dans les programmes des théâtres et des concerts comme dans les articles de journaux. Dès le 6 août on joue au Gymnase un à-propos de Détournelle, Après la Guerre ! L’orchestre Besselièvre fait applaudir une marche, écho des manifestations de la rue, l’Entrée à Berlin ! Albéric Second écrit dans l’Entr’acte : « Tous les théâtres de Paris seront ouverts sous peu de jours, tous les théâtres de Berlin sont fermés depuis une semaine. »

À l’Opéra, un monsieur proteste contre l’exécution du Rhin Allemand. Il a payé sa place pour entendre la Muette et non des chants patriotiques. Un voisin se lève aussitôt, jette un louis dans son chapeau, pièces et sous sont jetés de tous côtés : « Tenez, monsieur ! voilà le prix de votre place », crie-t-on au spectateur grincheux qui doit quitter la salle sous les invectives.

Cinq théâtres, l’Ambigu en tête, montent les Prussiens en Lorraine. Auber et Mme Scribe abandonnent leurs droits d’auteur de la Muette au profit de la souscription de la presse, tant que la Marseillaise accompagnera la représentation. Meilhac, Halévy et Offenbach suivent aussitôt l’exemple et laissent aussi leurs droits d’auteur à la souscription.

Au Caveau, Saint-Germain chante une chanson de sa composition, que nous qualifierions de bien venue, si les souvenirs de nos défaites n’en faisaient amèrement ressortir la naïve illusion :

La chanson d’aujourd’hui

Quoi ! La Prusse, cette caserne,
À l’Europe ferait la loi !
Guillaume, ce porte-giberne,
Voudrait devenir notre roi !
Et les arts et la poésie
Quitteraient Paris pour Berlin !
Jamais !… Amis, à la Patrie !
Je suis chauvin !

Notre pays n’a rien à craindre
Des revers et des insuccès.
Loin de chercher à nous contraindre,
Les vainqueurs deviendraient Français I
Nous projetons une lumière
Que l’on voudrait éteindre en vain !
Amis, au passé !… Haut le verre !
Je suis chauvin !

Ils voudraient bien, par gentillesse,
Chez nous apprendre le français !
Nous irons chez eux, par tendresse,
Leur en faciliter l’accès.

S’ils trouvent la leçon trop chère,
Ils l’auront bonne, c’est certain !
À l’avenir !… Et haut le verre !
Je suis chauvin !

Le Palais-Royal lui-même ne veut pas rester en dehors du mouvement. Il affiche les Tribulations prussiennes du Palais-Royal, où, sur l’air du final de Charles VI, Hyacinthe et Mme Thierret entonnent des couplets où la note patriotique prend une allure burlesque :

Reins allemands, vous aurez de la chance,
Si les zouzous parisiens
Ne défoncent pas vos Prussiens,
Car, guerre au Prussiens !
Tel est le cri des Parisiens !

La pauvreté de l’invention nous dispenserait d’une telle citation, mais cette fanfaronnade vaudevillesque de mauvais goût n’achève-t-elle pas de dépeindre l’insouciant optimisme de Paris et de la France en juillet 1870 ? Chants patriotiques, compositions pseudo-littéraires ou musicales dont l’à-propos suffirait à garantir le succès, scènes d’enthousiasme provoquées ainsi dans des théâtres, tout ne montrait-il pas l’illusion, l’assurance absolue de prochaines victoires, d’une rentrée triomphale des troupes rappelant bientôt le retour de la campagne d’Italie ?… et c’est au milieu de cette aveugle confiance qu’éclata la terrible nouvelle de la bataille de Wœrth.


III


Faux bruit d’une grande victoire (6 août). — Désertion des salles de spectacle à la nouvelle de nos premiers revers. — Premières représentations du Kobold à l’Opéra-Comique et du Gladiateur de Ravenne à l’Ambigu.

On sait l’étrange bruit d’une grande victoire répandue dans la journée du 6 août. « L’allégresse est générale, écrit M. Edouard Thierry[6], « c’est affiché en Bourse, et la Corbeille est en délire. Coquelin et Mme Favart partent aux nouvelles. » C’est dans la rue que vont avoir lieu les manifestations qui se répètent chaque soir dans les salles de spectacles. Marie Sasse est reconnue, boulevard des Italiens, et doit, sur un fiacre, entonner la Marseillaise. Place de la Bourse, c’est de l’impériale d’un omnibus que Capoul doit aussi chanter l’hymne national ; un moment après, c’est le tour de Mme Gueymard-Lauters, de Colin et Sapin qui ont la bonne idée de faire une collecte pour les blessés et recueillent ainsi 600 francs. À quelques pas, boulevard Poissonnière, Mme Bordas, dont le nom figurera souvent aux représentations organisées sous la Commune, doit encore chanter les strophes de Rouget de l’Isle. Le soir avait précisément lieu, à la Comédie-Française, une représentation au bénéfice de l’armée du Rhin. Le Tout-Paris y assistait pour la dernière fois, avant la fin de la guerre ; une semblable recette, 7,583 francs, ne devait plus être réalisée tant que dureraient les hostilités. Le programme comprenait les deux premiers actes du Lion amoureux, trois actes d’Horace, un à-propos de Pailleron, le Départ, dit par Delaunay ; un autre, de Manuel, Pour les Blessés, joué par Mme Favart et Coquelin. Le Rhin Allemand, réglé par Delaunay avec la musique de scène de J. Cohen, et l’inévitable Marseillaise, où le succès d’Agar fut indescriptible, clôturaient la représentation.

Mais déjà, dans la soirée, des rumeurs de défaite commençaient à prendre consistance. Le fol enthousiasme de la journée faisait place à l’inquiétude, puis au plus morne abattement, quand il ne fut plus possible de se faire illusion.

La nouvelle du premier de nos grands désastres que devaient suivre, coup sur coup, les dépêches annonçant nos revers successifs, arrêta l’allégresse générale en même temps qu’elle détourna le public du chemin des théâtres. Seuls, les cafés-concerts où se retrouvait la vie bruyante du boulevard, où les chants patriotiques retentissaient encore malgré l’amertume de la défaite, étaient encore dans une situation prospère.

D’ailleurs, beaucoup d’artistes se trouvaient appelés sous les drapeaux. Le départ pour l’armée de l’élément jeune du personnel des théâtres allait contribuer à leur déroute, et Albéric Second écrivait dans l’Entr’acte : « Un certain nombre de jeunes premiers de nos théâtres sont appelés pour servir dans la garde mobile, les directeurs sont en quête de pièces où les principaux rôles puissent être tenus par d’aimables quadragénaires. »

Il y eut cependant, en ces premiers jours si troublés d’août 1870, une réouverture, celle des Variétés, avec les Brigands, une reprise à la Comédie-Française, Une Fête sous Néron, vieux drame de l’époque romantique, versification assez insignifiante de Belmontet et Soumet. Joué à l’Odéon à deux reprises différentes avec un grand succès, en 1829, avec Mlle Georges (Agrippine) et Ligier (Néron), puis en 1861, avec Mlle Karoly et Gibeau, cet ouvrage, interprété en 1871 par Agar et le même Gibeau[7], ne procura au Français que des recettes dérisoires.

Deux véritables premières eurent également lieu : à l’Opéra-Comique, le Kobold[8], un acte, de Guiraud, qui n’est pas resté au répertoire, livret peu intéressant, mais musique d’une délicate inspiration, et, à l’Ambigu, le Gladiateur de Ravenne. Ce drame, paru dix ans avant en Allemagne, y avait vivement excité la curiosité, l’auteur, Halm, ayant longtemps gardé l’anonyme.

Le sujet est emprunté aux annales de Tacite. Thumelicus, fils du chef germain Arminius, a été, tout enfant, fait prisonnier, ainsi que sa mère, par les Romains. Il a été élevé au milieu des gladiateurs et, à l’époque où se passe l’action, il va combattre dans l’arène, sous les yeux de Caligula. C’est à ce moment même que sa mère, ignorante du sort fait à son fils, apprend la misérable condition qui lui a été faite. Elle parvient à le voir et le supplie de quitter Rome, d’aller en Germanie prendre le commandement des armées de son père, mort en luttant contre les Romains.

Mais Thumelicus, perverti par le milieu dans lequel il a toujours vécu, n’est plus accessible aux nobles sentiments.

Il n’a d’autres ambitions que les gloires de bas étage du cirque et, en face d’une telle déchéance, sa mère n’hésite pas à le percer d’un glaive et à se frapper elle-même.

C’est Taillade, le comédien lettré, « grandi par la familiarité de Shakspeare »[9], qui avait fait la traduction en vers de ce curieux ouvrage. « M. Taillade, écrivait Théodore de Banville dans son feuilleton du 8 août, a traduit la pièce de Halm en vers qui n’ont pas été forgés à l’enclume de la Légende des siècles, mais qui ont suffi à l’auteur comédien pour nous permettre de connaître le personnage de Thumelicus, âpre, énergique, farouche, inconscient, sorte de bête fauve bonne pour la bataille, le sauvage amour et les coups de fouet. Il a très bien exprimé cette nuit faite sur la conscience, cette ignorance de la patrie et de la cité dont le poète allemand a tiré une si grande leçon. »

Aux côtés de Taillade, Mme Duguéret, Orner et Manuel firent une création remarquable de ce drame d’un niveau littéraire bien supérieur à la plupart des pièces représentées à l’Ambigu (5 août).

Au Variétés, après le lever du rideau, l’Homme à la clé, de Ludovic Halévy, précédant les Brigands, Alexandre Michel lut les vers suivants :

Nous rouvrons nos portes et nous allons ce soir.
Comme c’est notre état, recommencer à rire.
Mais nous vous prions tous, avant, de bien vouloir
Écouter quelques mots que nous avons à dire.

Il faut rire le plus qu’on peut, c’est évident,
Rabelais, autrefois, l’a dit dans son vieux style.
C’est si bon de rire ! — Il est des moments cependant,
Où rire de bon cœur est chose difficile.

Et nous sommes, je crois, dans un de ces moments.
Au milieu des dangers de la chose publique,
Des tumultes mortels et des grands armements.
Les grelots agités font de triste musique !

Ce que c’est que l’orgueil ! Nous nous flattions ici
Que le général Boum avait tué la guerre…,
Mais Monsieur de Bismarck ne l’entend pas ainsi.
L’homme aux annexions agite son tonnerre !

Il a crié : Bataille ! Eh bien, nous nous battrons !
Nos soldats, sur ce point, sont sûrs de leur affaire.
Le bon droit est pour nous… et nos fusils sont bons.
On a tort à Berlin d’affirmer le contraire.

Le public n’était pas nombreux à cette reprise d’une des meilleures opérettes d’Offenbach. Cet à-propos que nous venons de citer (l’auteur avait modestement gardé l’anonyme) donnait bien l’impression d’une réouverture timide et éphémère. La direction semblait s’excuser de convier le public à écouter des bouffonneries alors que l’heure était grave et que l’esprit de tous était rempli d’inquiétude.


IV


Représentations au bénéfice d’œuvres patriotiques. — Les dernières soirées de l’Opéra, de l’Opéra-Comique. — Fermeture du Vaudeville, de l’Ambigu, du théâtre Cluny.

Bien que le public désertât les théâtres, l’espoir de prochaines victoires succédant à nos premiers revers n’en entretenait pas moins les plus grandes illusions dans le monde des artistes et de la presse théâtrale. Il est question, pour le 1er septembre, de la réouverture de l’Odéon, de celle de la Porte-Saint-Martin, où Raphaël Félix veut jouer Jeanne d’Arc, de Jules Barbier ; on parle d’engagements aux Italiens pour la saison d’hiver ; Offenbach dirige, à l’Opéra-Comique, les répétitions de Fantasio. La distribution des prix aux élèves du Conservatoire a eu lieu le 5 août avec le même cérémonial que d’habitude ; Maurice Richard, ministre des lettres, sciences et arts, a décoré Reber, promu officier de la Légion d’honneur, et Baillot, chevalier.

Mais, en réalité, après la terrible déroute de Reichshoffen, Paris désemparé par les nouvelles foudroyantes de nos défaites, par la marche envahissante des armées allemandes, par les craintes d’un siège, dont on envisage déjà la sinistre perspective, n’a ni le temps ni l’envie de songer aux spectacles.

Seules, attireront son attention les représentations au bénéfice des œuvres nombreuses qu’enfantent les malheurs de la guerre et qui vont se multiplier fatalement jusqu’à la fin de la campagne.

Des représentations au profit des blessés furent organisées, dès les premières semaines d’août, aux Français, au Gymnase, aux Variétés, aux Bouffes, à Cluny, ainsi que dans les théâtres de quartier. On y applaudit Darcier qui chante, en uniforme de vieux sergent, au Gymnase, les Souvenirs d’un vieux grognard, la Première bataille, la Gauloise ; Melchissédec dans un chant patriotique de Léo Delibes, Serrons les rangs ; Pradeau, Blaisot et Mme Dunoyer dans un à-propos, Après la guerre, déjà cité.

Quant aux représentations ordinaires de ces soirées enfiévrées d’août 1870, elles furent données devant les salles que la recrudescence de nos défaites dégarnissait progressivement.

L’Opéra, que les abonnés ont déserté, essaie en vain de lutter contre l’indifférence du public ; La Muette, qu’intercalent à de rares intervalles le Freyschütz et Coppélia, est représentée onze fois presque consécutivement ; mais malgré la Marseillaise, chantée chaque soir et qui tourne à l’obsession, l’enthousiasme de la soirée mémorable du 20 juillet a fait place à l’appréhension et même au découragement.

On joue, le 22 août, l’opéra d’Auber ; les portes de l’Académie nationale de musique restent fermées les jours suivants. Encore la Muette le 26 ; le 29, un essai de réouverture avec le Trouvère. Le 2 septembre, on donne Guillaume Tell pour la rentrée de Faure et de Mme Carvalho « et la rentrée plus problématique des abonnés », lit-on dans l’Entr’acte. Mais les événements prennent une tournure de plus en plus grave ; ni abonnés, ni spectateurs ne viennent assister à cette reprise. La veille, on donne une seconde représentation, mais Guillaume Tell n’est que le chant du cygne de cette lamentable fin de saison ; l’Opéra ferme définitivement ses portes[10]. Il devait avoir, pendant le siège, une affectation utilitaire assez inattendue :

En présence des craintes que l’on avait de voir les conduites d’eau alimentant Paris coupées par les Allemands, Garnier se souvint qu’une nappe d’eau venant de Montmartre se trouvait sous les fondations. Par un forage ingénieux, il remplit d’eau les bas-fonds du monument : poursuivant ses idées de prévoyance, il fit accumuler, dans les sous-sols destinés aux décors, du blé, des pommes de terre, des farines, du vin. Il installa également une boulangerie militaire, d’où ce mot qui fit fortune et qu’on attribua à Auber :

Dans le palais du son, on fait de la farine.

Ajoutons qu’une ambulance et une cuisine furent installées dans diverses salles et, dominant le tout, un appareil électrique échangeait, du faîte de l’Opéra, des signaux avec un poste analogue situé sur les tours de Saint-Sulpice.

L’Opéra-Comique devait rester fermé jusqu’en juillet 1871, mais la saison se poursuivit sans interruption pendant le mois d’août avec l’Ombre, Lalla Roukh, le Kobold, la Fille du Régiment, Mignon, Zampa[11]. Le 3 septembre, une très intéressante reprise de la Servante maîtresse, avec une admirable interprétation, Melchissédec et Galli-Marié, passa inaperçue. Le 5 septembre, les affiches mentionnaient « relâche », sans indiquer une époque de réouverture.

Les représentations de la Comédie-Française n’ont pas un sort meilleur que celles de l’Opéra. Le Lion amoureux y tient la place de la Muette, pour faire réaliser quelques médiocres recettes. Mais les autres ouvrages, le Duc Job, Une Fête sous Néron, Mlle de Belle-Isle, malgré des à-propos de circonstance, ne parviennent pas à attirer un nombreux public.

Le 4 septembre, on avait affiché Mérope et le Menteur. « À quatre heures, dit le registre journalier du théâtre, la Chambre, après avoir renversé le gouvernement de Napoléon III, proclama la République. » Le 5, dernière du Lion amoureux. Le 8 septembre, devançant l’arrêté de fermeture, le Théâtre-Français fermait ses portes. Mais alors que l’Opéra ne devait les rouvrir que dix mois après, la Comédie-Française allait, pendant le siège comme pendant la Commune, donner des représentations de façon continue, se lier étroitement à la vie angoissée de Paris, aux longs jours d’épreuve qui se préparaient.

Suivant l’exemple de la Comédie-Française, le Gymnase devait rester presque constamment ouvert. Ce fut celui des théâtres non subventionnés qui résista le plus longtemps à la tourmente. Il donna successivement Fernande, de Sardou, Diane de Lys et le Demi-Monde, d’Alexandre Dumas fils, une reprise de Séraphine, de Sardou, le 20 août. F. Sarcey, dans son feuilleton du Temps, le 8 septembre, félicitait Montigny, le directeur, de « tenir bon » sans aucune subvention. Il complimentait Mlle Desclée qui venait de brillamment débuter dans le Demi-Monde.

Les seuls théâtres encore ouverts étaient le Vaudeville, la Gaîté, le théâtre Cluny, où les spectacles étaient à peu près les mêmes qu’en juillet ; l’Ambigu avec le Gladiateur de Ravenne, et les Variétés avec les Brigands.

Cependant, avec les derniers jours du mois d’août, les affiches disparaissent peu à peu ; le 7 août, relâche à Cluny ; le 11, relâche à l’Ambigu ; le 15, au Vaudeville ; le 16, aux Variétés. Dès le 12 août, les programmes des spectacles ne paraissent plus à l’Officiel. Les chroniques du lundi, de Théophile Gautier, seront bientôt remplacées par ses curieuses « Promenades dans Paris assiégé ».


V


Polémiques au sujet de projets d’interdiction de spectacles. — Les artistes des théâtres et la défense nationale ; engagements volontaires, acte d’héroïsme. Les artistes tués sur les champs de bataille. — Fermeture officielle des théâtres (10 septembre).

Tout contribuait à hâter la fermeture des théâtres. Beaucoup d’artistes étaient sous les drapeaux. « Les théâtres de Paris, lit-on dans l’Entr’acte du 13 août, vont voir partir pour l’armée une grande partie de leurs artistes.

« Le devoir civique parle, il faut obéir. Et disons que tous obéissent avec joie, qu’il en est même beaucoup qui, ayant la faculté de rentrer dans l’administration centrale, ont préféré le service actif. »

Il y a de nombreux vides dans les chœurs de l’Opéra et de l’Opéra-Comique, dans les orchestres, dans les divers personnels des théâtres. Non seulement donc le public s’abstenait, mais la disparition des éléments indispensables aux représentations rendait ces dernières de plus en plus impossibles à organiser.

Une polémique fut, d’ailleurs, engagée à ce sujet dans les journaux et eut une forte répercussion dans l’opinion. Les malheurs de la patrie n’imposeraient-ils pas aux directeurs de fermer les théâtres ? Était-il convenable de tolérer les distractions à une époque où l’on ne devait songer qu’à combattre et à prendre le deuil ?

F. Sarcey, dans le Temps, le 21 août, exposait victorieusement la thèse opposée :

« La crise que nous traversons atteint les théâtres de la façon la plus sensible. La plupart continuent de rester fermés, et je vois déjà que bien des gens demandent qu’on ferme les autres d’autorité. Quelques journaux se sont faits les interprètes de ces réclamations. Je ne saurais m’y associer. Il y a bien assez de pauvres diables sur le pavé sans en augmenter le nombre. L’industrie des théâtres donne à vivre à quantité de personnes, qui du jour au lendemain se trouveraient sans pain si elle suspendait tout à coup le travail de ses usines. Nous avons lieu d’espérer que cette crise sera aussi courte qu’elle est terrible…

« Les directeurs qui conservent leurs troupes au complet, qui luttent contre le désarroi général auront bien mérité de l’art dramatique. Loin de blâmer leur persévérance, il faut leur accorder l’estime dont ils sont dignes. Ils contribuent à tenir en haleine le moral des Parisiens ; ils nous détachent un instant des idées de deuil qui, après nous avoir affligés, ne doivent pas finir non plus par nous abattre. »

Ces saines et justes réflexions eurent un écho dans le public comme dans toute la presse ; elles firent mieux comprendre combien était digne d’intérêt la détresse dans laquelle allait tomber le personnel des théâtres.

L’attitude des artistes, l’enthousiaste empressement qu’ils mettaient à faire leur devoir en face de l’ennemi, étaient, du reste, bien faits pour attirer toutes les sympathies.

Dès nos premiers revers, les engagements volontaires étaient nombreux.

Capoul, compris dans le rappel de classes, devançait l’appel et s’engageait dans un régiment de chasseurs.

Prudhon, qui, bien qu’à l’aube de sa brillante carrière, a déjà connu toute la griserie du succès, est capitaine de mobiles. Il ne quittera guère la scène du Théâtre-Français que pour le pénible service des avant-postes.

Monval, l’érudit archiviste de la ComédieFrançaise, déjà répandu dans le monde des théâtres — il débutera à l’Odéon quelques mois après la guerre, — est sergent-major de mobiles.

Georges Baillet, qui fournira au Théâtre-Français une brillante carrière trop tôt interrompue, est lieutenant aux mobiles de Saône-et-Loire. Les rudes mois de l’hiver s’écoulent pour lui au milieu des travaux de défense et des combats autour de Paris assiégé.

Paul Mounet, qui n’appartient pas encore au théâtre, — sa glorieuse carrière ne commencera que quelques années plus tard, — est engagé volontaire aux mobiles de la Dordogne.

Lassouche a quarante-deux ans, son âge le dispense de tout service militaire. Alors que de plus jeunes font simplement partie de la garde Nationale sédentaire, il s’engage dans les compagnies de marche, à la 6e compagnie, la compagnie d’honneur, avec laquelle il fait bravement son devoir au plateau d’Avron et à Montretout[12].

Laroche, les deux Coquelin, Fèbvre, Bouché, Charpentier, Provost, Pierre Berton, Train (de l’Odéon), Villaret (du Gymnase), font partie de la garde mobile.

Bosquin, Devoyod, David, Gailhard (de l’Opéra), Collefeuille (régisseur de la scène), Leroy, Melchissédec, Coppel, sont également sous les drapeaux.

Léo Delibes, de nombreux musiciens et choristes sont dans l’armée active.

Jules Pacra, qui a quitté le théâtre pour le concert où chacune de ses créations obtient un succès légendaire, est au 57e bataillon de la garde nationale.

Tous devaient faire leur devoir dans les premiers mois de la guerre comme dans les combats livrés autour de Paris, tels Seveste, qui allait trouver à Buzenval une mort héroïque, Hodin, de la Porte-Saint-Martin, qui devait mourir, en mai 1871, des suites de ses blessures.

Le ténor Duchesne, dont on se rappelle le succès à l’Opéra-Comique, s’était engagé dans les francs-tireurs de Lipowski. Pris par les Prussiens et sur le point d’être fusillé, ce qui était le sort de tous les volontaires combattant en dehors de l’armée régulière, il ne dut son salut qu’à un hasard absolument extraordinaire.

L’officier commandant le peloton d’exécution lui demanda s’il n’avait pas quelque volonté à exprimer avant de mourir. Duchesne le pria simplement de prévenir sa famille et, voulant donner son nom, sortit une carte de visite de sa poche. Le trouble, l’émotion qu’il devait avoir en ce moment suprême, allaient le sauver. Au lieu de sa carte, ce fut celle de sa camarade, Mlle Schrœder, qu’il remit sans s’en douter. « Vous connaissez Mlle Schrœder », s’écria l’officier. « Nous avons chanté ensemble au Théâtre-Lyrique », répondit Duchesne. Mlle Schrœder était, on le sait, d’origine allemande. Elle faisait partie de la troupe de l’Opéra-Comique au moment de la déclaration de guerre. Elle réussissait, en scène, à corriger un accent tudesque assez prononcé et ne se gênait pas pour prédire les victoires de ses compatriotes. Par quelle coïncidence l’officier allemand, qui s’exprimait d’ailleurs dans un français très correct, connaissait-il Mlle Schrœder ? Toujours est-il qu’il fit surseoir à l’exécution et, quelques instants après, il réussissait à faire mettre en liberté le condamné.

Sans plus se soucier des minutes effroyables qu’il venait de passer, Duchesne parvint à rejoindre les francs-tireurs de Lipowski. Il assista avec eux, quelque temps après, à l’héroïque défense de Châteaudun. Cernés de toutes parts par des ennemis en nombre dix fois supérieur, 200 francs-tireurs tombèrent en cette journée meurtrière. Lui-même, grièvement blessé, fut soigné à l’hôpital de Bordeaux. Il chanta au théâtre de cette ville, après sa guérison, et débuta à l’Opéra-Comique en août 1871.

D’ailleurs, tous ceux qui, de près ou de loin, appartenaient au monde des théâtres, auteurs, musiciens, compositeurs, prenaient à cœur de faire, sans compter, leur devoir.

Le pianiste Pérelli est le commandant du bataillon des carabiniers parisiens où s’était engagé Seveste. Il a le bras emporté par une balle, à Montretout, et meurt quelques jours après à l’ambulance du Palais-Royal.

Le compositeur Moreau, gendre d’Adam, est tué raide sur le champ de bataille de Châtillon.

Mangin, chef d’orchestre au Théatre-Lyrique, s’est engagé dans les compagnies de marche de la garde nationale ; le général Clément Thomas le nomme peu après, lieutenant au 159e bataillon.

Charles Bernard, violoncelliste à l’orchestre Pasdeloup, est tué à Buzenval ; Vercollier, ancien directeur du Vaudeville, trouve également la mort en cette journée meurtrière. Godefroid, élève aux classes de chant du Conservatoire, est frappé mortellement d’une balle aux avant-postes, près d’Enghien.

Antonin Louis est déjà célèbre, les Pompiers de Nanterre ont fait le tour du monde, le Sire de Fich ton Kan est la chanson du jour. Engagé volontaire pour la durée de la guerre au 134e de ligne, il quitte l’armée à la fin de la campagne avec les galons de sergent-major, abandonnant l’uniforme qui allait si bien à cette figure martiale qu’il a toujours conservée. Il a renoncé, pour la plus grande gloire de la chanson française, à la carrière militaire qui eût été, sans nul doute, glorieuse pour lui.

Pasdeloup et Marmontel font le coup de feu à Buzenval, où Boullard, qui fut longtemps chef d’orchestre aux Variétés, est grièvement blessé.

Eugène Labiche rentre dans ses propriétés de Sologne pour y organiser un corps de francs-tireurs.

Gondinet est avec Lassouche à la 6e compagnie de marche. Un ancien directeur du Vaudeville, Godchaux, commissaire central à Strasbourg, adressait à ses parents, à Paris, son testament qui se terminait ainsi : « Si les Prussiens entrent à Strasbourg, c’est que nous serons tous morts en combattant. »

Got, qui fit bravement son service dans les compagnies de marche de la garde nationale, a deux neveux, engagés dans les turcos, tués à Reichshoffen.

Les trois fils de M. Duvernoy, professeur au Conservatoire, partent pour l’armée.

Il faudrait de longues pages pour continuer les citations, pour parler de tous les artistes dramatiques, de tous les musiciens qui montrèrent leur courage ou trouvèrent la mort sur les champs de bataille. Terminons cette évocation par une touchante anecdote.

Le soir de Forbach, une femme qui, depuis le début de la guerre, suivait les ambulances, parcourait le champ de bataille en prodiguant ses soins aux blessés. Attirée par des gémissements, elle trouvait un jeune sous-officier qui, agonisant, avait à peine la force de la prier de faire parvenir à sa famille un médaillon qu’il portait. Cette femme était Rosine Stolz, devenue comtesse de Ketschendorff. Aussitôt après la guerre, elle adressait à la famille du sous-officier, qu’elle savait pauvre, le médaillon auquel elle avait ajouté un billet de mille francs.

Mais, quelle que fût la sympathie pour les artistes, le désir de s’intéresser à la détresse de beaucoup d’entre eux, les inquiétudes qu’inspiraient les événements se joignaient aux soucis pécuniaires pour empêcher le public de fréquenter les théâtres. « Ses loisirs, dit le Journal Officiel, sous la rubrique Paris-Patrie, Paris les a passés aux portes des mairies et des ministères à attendre et à commenter les nouvelles de la guerre, et n’était-ce pas la préoccupation constante, unique de la foule encombrant les longues voies des boulevards ? Les spectacles, ils ont commencé par réclamer l’appoint des intermèdes patriotiques et bientôt les Parisiens les ont abandonnés d’eux-mêmes. Il n’y avait plus d’autre spectacle applaudi et acclamé que le départ des troupes, d’autre opéra et d’autres concerts que le chant de guerre rythmant leur marche et que les chants républicains appelant la Liberté au secours de la Patrie. »

Les cafés-concerts sont pour la plupart convertis en clubs, où les projets les plus insensés, les inventions stratégiques les plus baroques attirent chaque soir le public qui a déserté les théâtres.

Le 6 septembre, le Français, le Gymnase, le Châtelet et la Gaîté affichent seuls leurs spectacles ; le 9, relâche générale rendant presque superflue l’ordonnance de fermeture qui paraît le lendemain :

« Le Préfet de Police,

« Considérant que la Patrie est en deuil et que l’ouverture des théâtres est en contradiction avec l’attitude générale de la population parisienne ; Considérant que, dans les circonstances graves qui se préparent, toutes les forces vives de la nation doivent être consacrées à la Patrie et que les théâtres absorbent chaque jour un certain nombre de sapeurs-pompiers qui pourraient être plus utilement employés ;

« Arrête :

« Article premier. — À partir de demain, 10 septembre 1870, les théâtres sont fermés.

« Art. 2. — Les directeurs sont invités à faire enlever immédiatement les décors qui se trouvent sur la scène, les bandes d’air, les rideaux, le mobilier, tout ce qui pourrait, en cas d’incendie, attiser le feu et le communiquer aux bâtiments voisins.

« Art. 3. — Ces modifications doivent être exécutées dans les dix-huit heures. Passé ce délai, elles seront exécutées d’office, aux frais des directeurs retardataires.

« Art. 4. — Les pompiers de service dans les théâtres restent affectés aux besoins ordinaires de la surveillance de la ville.

« Paris, le 9 septembre 1870.

« Le Préfet de Police : De Kératry. »

C’était le dénouement de cette véritable agonie que fut, pour les théâtres, le mois d’août 1870. Les directeurs du Vaudeville, des Variétés, de la Porte-Saint-Martin et des Folies-Dramatiques s’étaient déjà chargés, au fur et à mesure que se fermaient leurs portes, d’assurer aux artistes comme aux employés un traitement égal à la moitié de leurs émoluments pour ceux qui gagnaient moins de 200 francs, au tiers pour les appointements excédant ce chiffre. Mais avec le siège, avec les événements de la Commune, ces promesses pourraient-elles être tenues ? Que de misères se préparaient, perdues dans la détresse commune de ce terrible hiver de 1871[13] !


VI


Les théâtres pendant le siège. — Absence totale de spectacles (10 sept.–25 octobre). — Réouverture du Théâtre-Français, du théâtre Beaumarchais, du Gymnase. — Aspect lugubre des salles de spectacle. — Programmes de représentation au bénéfice des victimes de la guerre. — Lectures de pièces des Châtiments organisées par la Société des gens de lettres. Noble attitude de Got.

Le 17 septembre, le siège est commencé. Les derniers trains sont partis, emportant tous ceux que leur devoir ou un intérêt primordial n’attache pas à Paris. L’investissement est à peu près complet. Paris va être séparé du reste du monde.

Comme nous l’avons dit, les artistes des théâtres font partie de l’armée, de la garde mobile ou de la garde nationale. Les plus jeunes et les plus intrépides se sont enrôlés avec enthousiasme dans les nombreux corps francs organisés pour les sorties et les attaques, groupes de francs-tireurs qui prenaient en général le nom de leurs chefs.

Quant aux artistes femmes, ce fut avec un zèle admirable qu’elles furent les dévouées ambulancières dont nous parlerons plus loin.

Les théâtres sont officiellement fermés. Pendant six longues semaines, aucune affiche, aucune annonce de spectacle ne vient faire diversion aux journées qui s’écoulent mornes et angoissées.

Le 25 octobre, la Comédie-Française obtient cependant l’autorisation de donner quelques représentations destinées, pour la plupart, à soulager les victimes de la guerre.

Dix jours après, le 5 novembre, usant de la même tolérance, l’Ambigu fait une véritable réouverture avec les Paysans lorrains, un drame de circonstance qui fut joué presque sans interruption, sauf au moment de la bataille de Champigny, jusqu’au 2 janvier. La Vagabonde ou le Forgeron de Châteaudun devait, avec le même succès, remplacer cet ouvrage. Les titres seuls de ces pièces suffisent à montrer le peu d’intérêt qu’il y aurait à les connaître.

Le 19 novembre, la même autorisation est accordée au théâtre Beaumarchais, qui donne un vieux drame de Rosier, la Foi, l’Espérance et la Charité.

Avec des spectacles d’un choix plus éclectique, composés en général de pièces en un acte, Montigny, directeur du Gymnase, rouvre également quelques jours plus tard.

Les salles des théâtres vont prendre un aspect lugubre bien en rapport avec la sinistre ambiance de la capitale assiégée. Le froid, en l’absence de tout chauffage, s’y fait vivement sentir. Le gaz est remplacé par la bougie, on est presque revenu à l’antique chandelle. Le Théâtre-Français s’offre le luxe insolite d’un lustre de trente-cinq lampes à huile, qui ne donnent cependant qu’une lumière insuffisante. Depuis l’ordonnance de fermeture, les décors ont été enlevés comme susceptibles de propager les incendies. L’habit noir, sur la scène comme dans la salle, souvent même les costumes de théâtre sont remplacés par l’uniforme de garde national. Au milieu des représentations, les artistes donnent lecture des dépêches sensationnelles que l’on vient de recevoir. Les spectacles doivent être terminés avant 10 heures et demie, heure où les sonneries du couvre-feu plongent Paris dans le silence et l’obscurité.

Le 25 octobre, jour où la Comédie-Française rouvrait ses portes, l’état du personnel était le suivant :

Sociétaires présents à Paris : Got, Maubant, Coquelin aîné. Talbot, Lafontaine, Leroux, Mmes Favart, Brohan, Jouassain, Riquier, Ponsin, Dinah Félix, Émilie Dubois, Victoria Lafontaine.

Pensionnaires présents : Chéry, Gibeau, Garraud, Prudhon, Charpentier, Mazudier, Coquelin cadet, Seveste, Barré, Laroche, Tronchet, Masquiller.

Mmes Llyod, Agar, E. Fleury, Marquet, Tholer, P. Granger, Croizette, M. Royer, Reichemberg.

Au début de la représentation, Ed. Thierry prononça quelques paroles émues, disant l’impression pénible d’une réouverture en de telles circonstances, faisant allusion à l’absence des décors et à la pénurie des costumes. Le spectacle comprenait des fragments d’Horace et du Misanthrope, une curieuse conférence de Legouvé, « de l’Alimentation morale pendant le siège » ; Coquelin provoqua le plus grand enthousiasme en déclamant, pour la première fois, les Cuirassiers de Reichshoffen, de Bergerat.

Le public était nombreux, la recette atteignit 2, 968 francs. C’était, depuis le commencement du siège, la première soirée que les Parisiens passaient au théâtre. L’aspect de la Comédie-Française était assez inattendu.

Les deux foyers étaient convertis en ambulances. Les blessés qui avaient pu se lever et deux convalescents de l’ambulance d’Agar, qui s’étaient joints à eux, encombraient la loge impériale, et, dissimulées au fond, deux religieuses, tout en surveillant leurs malades, assistaient au spectacle.

En dehors du Gymnase, de l’Ambigu et du théâtre Beaumarchais, les autres théâtres n’ouvrirent leurs portes que pour des concerts ou des spectacles destinés à venir en aide aux victimes de nos désastres.

Nous ne pouvons mieux faire, pour donner une idée de ces représentations, que de reproduire quelques programmes :

Le mardi 1er novembre, à la Porte-Saint-Martin, matinée littéraire donnée par la Société des gens de lettres, pour l’achat d’un canon. « Les principales pièces des Châtiments seront lues dans cette solennité. »

1re partie. — Ouverture d’Obéron ; Notre souscription (J. Claretie) ; Les Volontaires de l’an II (Taillade) ; À ceux qui dorment (Mlle Duguéret) ; Hymne des transportés (M. Lafontaine) ; La Caravane (Mlle Lia Félix) ; Souvenir de la nuit du 4 (F. Lemaître).

2e partie. — Adagio de Mozart ; L’expiation (M. Berton père) ; Stella (Mlle Favart) ; Chansons (Coquelin aîné) : Joyeuse vie (Marie Laurent) ; Patria (musique de Beethoven)[14] (Mme Gueymard-Lauters).

Le 3 novembre, seconde matinée à la Porte-Saint-Martin, au bénéfice des victimes de Châteaudun, dont l’héroïque défense excite l’enthousiasme.

Le 4 novembre, au Français, soirée également au bénéfice des victimes de Châteaudun (Andromaque, les Cuirassiers de Reichshoffen, les Pigeons de la République, qu’Eugène Manuel venait d’écrire).

Le 6 novembre, pour la même œuvre, les artistes de l’Opéra, présents à Paris, donnent un concert.

1re partie. — Ouverture de Guillaume Tell ; Fragments d’Alceste, chantés par Mme Gueymard-Lauters, M. Gaspard et les chœurs ; Airs de ballet du Prophète ; Trio et finale du 2e acte de Guillaume Tell : MM. Villaret, Devoyod et les chœurs

2e partie. — Fragments de la Muette : MM. Villaret, Caron et les chœurs ; Ouverture du Freyschütz ; Fragments des Huguenots : MM. Ponsard, Bosquin, Grisi ; Le Chant du départ : MM. Villaret, Ponsard et les chœurs.

Le 6 novembre, au Français, une soirée au bénéfice des blessés. Le 13, le 16, le 21, au bénéfice des blessés et des ambulances.

Le 19 novembre, à la Porte-Saint-Martin, « représentation patriotique » donnée par le 144e bataillon de la garde nationale, avec le concours de Berton, Geoffroy, Bosquin, Paul Deshayes, Berthelier, Jules Lefort, Landrol, Charly ; Mmes Marie Roze, Marie Laurent, Roussel, Blanche Pierson.

Le 20 novembre, au même théâtre, matinée musicale et littéraire donnée par la 8e compagnie du 247e bataillon de la garde nationale, avec Melchissédec, Berthelier, Darcier, Mmes Marie Roze, Priola, Prévost-Ponsin.

Le 26 novembre, deuxième soirée donnée par le 247e bataillon : Bosquin, Jules Lefort, Darcier, Mmes Ulgade, Marie Laurent, Marie Roze.

La Sociétés des gens de lettres organisa pour le 25 novembre, à la Comédie-Française, une matinée dont le programme devait comporter presque uniquement des poésies extraites des Châtiments. Le retour de Victor Hugo, l’effondrement de l’empire rendaient saisissante l’actualité de ce livre écrit par un proscrit qui semblait avoir prophétisé la terrible débâcle à laquelle on assistait. Une représentation analogue avait déjà eu lieu le 1 er novembre à la Porte-Saint-Martin. La défaite de nos armées achevait évidemment de rendre impopulaires les souvenirs du régime déchu. Mais parmi les plus acharnés à maudire Napoléon III, que de républicains de fraîche date, que de gens qui restaient les obligés de l’empire à qui la reconnaissance eût dû, tout au moins, imposer le silence !

Aussi est-ce à l’honneur du grand artiste et de l’homme de cœur que fut Got que nous publions une fois de plus la lettre qu’il écrivit au sujet de cette représentation[15] :

« À Monsieur Charles Valois, l’un des membres organisateurs de la représentation de la Comédie-Française au bénéfice de la Société de secours aux victimes de la guerre, par le Comité des gens de lettres.

Monsieur,

« Je descends de garde aux remparts et me hâte de répondre à la lettre que vous me faites l’honneur de m’adresser au nom de la Société des gens de lettres.

« Je suis autant que personne admirateur passionné des Châtiments ; j’ai pour amis des amis intimes de Victor Hugo ; je serais fier et heureux de servir cette haute renommée dans la limite de mes forces, et je puis dire enfin que si quelque artiste a le droit de se targuer d’indépendance, assurément, si je ne suis pas celui-là, je suis au moins un des plus anciens et des plus convaincus. Eh bien ! malgré tout, un sentiment que je n’ose pas définir ici, mais que j’éprouve invinciblement au fond de la conscience, m’empêche de venir m’associer à la lecture publique des Châtiments sur une scène qui acceptait bénévolement, il y a quelques semaines, le titre de Théâtre ordinaire des comédiens de l’empereur.

« Les cadeaux, les dîners, les fêtes de Compiègne et de Fontainebleau m’ont toujours soulevé le cœur, je l’atteste et on le sait, mais si j’étais un des rares opposants de la veille, qu’on me permette aujourd’hui de me tenir encore à part des trop nombreux fanfarons du lendemain.

« Recevez, etc…

« Got, de la Comédie-Française. »

La lettre eut un si grand retentissement que nos ennemis eux-mêmes, qui en eurent connaissance par les journaux, la publièrent dans le Moniteur prussien de Versailles.

Quant aux organisateurs, ils changèrent le programme de fond en comble, et la lecture exclusive des pièces des Châtiments se réduisit aux seules Paroles d’un conservateur, comme on le voit ci-dessous :

Première partie. — Symphonie de Haydn ; Menuet de Mozart ; La Coccinelle (Contemplation), Coquelin cadet ; Booz endormi (Légende des siècles), Mlle Favart ; Chose vue en un jour de printemps (Contemplations), Coquelin aîné ; le cinquième acte d’Hernani.

Deuxième partie. — Les pauvres gens (Légende des siècles), Mme Marie Laurent ; Paroles d’un conservateur (Châtiments), Coquelin aîné ; le cinquième acte de Lucrèce Borgia, par les artistes de la Porte-Saint-Martin (Marie Laurent, Taillade, Brésil, Paul Clèves).

La Société des gens de lettres ne voulut pas cependant renoncer à son projet d’apothéose des poésies pamphlétaires de Victor Hugo. Huit jours plus tard, elle prenait sa revanche en organisant à l’Opéra une matinée gratuite. L’annonce de ce spectacle de vulgarisation politico-littéraire fut faite avec une sollicitude pour le public qu’il nous a paru curieux de relater pour la rareté du fait et comme caractéristique de la mentalité franchement libérale de cette époque :

« La Société des gens de lettres, d’accord avec M. Victor Hugo, organise pour le lundi 28 novembre, à une heure, dans la salle de l’Opéra, une audition des Châtiments, à laquelle ne seront admis que des spectateurs non payants. Sans nul doute, la foule s’empressera d’assister à cette solennité populaire offerte par l'illustre poète avec l’autorisation du ministre qui dispose de la salle de l’Opéra.

« Cette affluence pourrait occasionner une grande fatigue à ceux qui ne parviendraient à entrer qu’après une longue attente, en même temps qu’un bien plus grand nombre devraient se retirer désappointés après avoir fait queue pendant plusieurs heures.

« Pour éviter ces inconvénients et assurer néanmoins aux plus diligents la satisfaction d’entendre réciter par d’éminents artistes les vers qui ont déjà été acclamés dans plusieurs représentations, la distribution de 2.400 billets, à raison de 120 par mairie, sera faite dans les 20 mairies de Paris par les sociétaires délégués de la Société des gens de lettres. Ces billets ne pourront être l’objet d’aucune faveur, ils appartiendront à ceux qui viendront les premiers les prendre aux mairies.

« Le lundi, jour de la solennité, il ne sera délivré aucun billet de théâtre. La salle ne sera ouverte qu’aux seuls porteurs de billets pris la veille aux mairies ; les places appartiendront sans distinction aux premiers occupants parmi les porteurs de billets. »

Le 27 novembre, à la Comédie-Française, matinée organisée par le 181e bataillon de la garde nationale, au bénéfice de l’œuvre des canons.

Le Mariage forcé (deuxième acte) ; Esther (premier acte) ; les Précieuses ridicules ; intermèdes ; Le Maître d’école (Bergeret), Coquelin aîné ; Le Revenant (V. Hugo), Mme Lafontaine ; Les Pigeons de la République (Manuel), Mlle Favart ; L’École (Manuel), Mme Lafontaine ; Concerto de violon, M. Lévy.

Citons encore une représentation le 28 novembre, à l’Odéon, organisée par l’Association philotechnique au profit de l’œuvre de l’assistance des familles des gardes nationaux, avec le concours de Jules Claretie, Barthélémy Laurent, Villaret, Caron, Mmes Agar et Sarah Bernhardt, l’orchestre du Théâtre-Lyrique ; une matinée, le 30 novembre, au Vaudeville, que donna le 229e bataillon, pour la fonte d’un canon qui devait porter le nom de l’héroïque cité de Châteaudun (Agar, Sarah Bernhardt, Geoffroy, Saint-Germain, Berthelier). Mentionnons enfin quelques concerts de l’orchestre Pasdeloup au Cirque d’Hiver.

Le dimanche 23 octobre, à deux heures, concert populaire dirigé par Pasdeloup, au bénéfice de l’œuvre des fourneaux :

Allocution de l’abbé Duquesnay, curé de Saint-Laurent ; ouverture de la Muette ; symphonie en ut mineur de Beethoven ; andante et variations de Haydn ; ouverture du Freyschütz.

Le dimanche 30 octobre, un concert analogue, au bénéfice des ambulances :

Ouverture de Sémiramis ; Symphonie pastorale ; fragments du quintette de Mozart (le clarinettiste Turban et tous les instruments à cordes) ; marche du Songe d’une nuit d’été (Mendelssohn) ; causerie de Francisque Sarcey.

Le 13 novembre, concert donné pour la fonte d’un canon qui devra porter le nom de Beethoven. (Cette bizarre association du nom de Beethoven et des intérêts de la défense est assez curieuse. Que dut penser Wagner, s’il eut connaissance de cette fantaisie de patriotes férus de musique classique ?)

Schiller Marsch (Meyerbeer) ; Symphonie en la, de Beethoven ; Allegretto et agitato, de Mendelssohn ; ouverture d’Obéron ; M. Taillade dans les Volontaires de l’an II.

Le 20 et le 27 novembre, deux derniers concerts au bénéfice des cantines nationales.

Mentionnons encore, au théâtre du Château d’Eau, au bénéfice de l’œuvre des canons, une représentation où Gravier créa un chant de guerre, paroles de J. Pacra, musique de Duhem. Le succès fut si grand que le 57e bataillon de la garde nationale l’adopta comme chanson de route.


VII


Les ambulances des théâtres. — Le dévouement des artistes improvisées infirmières. — Ambulances du Théâtre-Français, de l’Odéon, de la Porte-Saint-Martin, des Variétés. — L’ambulance d’Agar.

Dès le lendemain de l’ordonnance de fermeture des théâtres (10 septembre), les artistes eurent l’idée spontanée d’employer leur activité et d’utiliser les salles de spectacle en organisant des ambulances. La Comédie-Française donna le signal de cette généreuse initiative. Interprète des sociétaires et des pensionnaires, Édouard Thierry écrivait le 12 septembre :

« Monsieur le Ministre,

« Du moment où nous suspendons nos spectacles, nous pourrions mettre à la disposition de la Société internationale notre péristyle et nos grands foyers. Plusieurs de nos dames se chargeraient de recueillir tout ce qui serait nécessaire en literie. Les médecins du théâtre ne refuseraient pas leurs services, et je crois que, nulle part, les blessés ne recevraient de soins plus empressés et plus intelligents qu’au Théâtre-Français.

« Je vous soumets cette idée, Monsieur le Ministre ; si elle obtient votre approbation, veuillez autoriser le Théâtre-Français à la communiquer à M. de Flavigny et à le prier d’accepter pour la Société internationale une ambulance qui portera le titre d’ambulance de la Comédie-Française.

« Veuillez, etc.

« Édouard Thierry. »

Cette lettre, si touchante dans sa simplicité, fut aussitôt suivie d’une autorisation ministérielle et de remerciements émus du comte de Sérurier, vice-président de la Société des secours aux blessés.

Dirigés par Léon Guillard, l’archiviste prédécesseur de Monval, les artistes s’occupèrent avec le plus vif empressement de l’installation de l’ambulance. Les dames sociétaires et pensionnaires furent nommées dames patronnesses ; les docteurs Coqueret, Richet, Nélaton, Baillaud, Gosselin et Bergeron, médecins de l’ambulance ; l’abbé Chartrain, vicaire de Saint-Roch, aumônier.

À peine constitué, le Comité adressa un chaleureux appel à tous les familiers du théâtre, aux abonnés et aux habitués, à tous ceux que leur situation désignait pour contribuer à la réussite de cette œuvre généreuse :

« Ambulance de la Comédie-Française.

« Les représentations du Théâtre-Français ont cessé. La Comédie-Française, à qui les circonstances présentes montrent un devoir nouveau, a conçu la pensée de transformer son foyer en ambulance. Pour mettre ce projet à exécution, elle fait appel au concours de tous ses amis. Lits et literie, linges, charpie, vin et argent, nous acceptons tout ce qu’on voudra bien nous donner ou mettre un temps à notre disposition. Il y a de grandes souffrances, mais elles ne seront pas plus grandes que la sympathie qu’elles inspirent, et nous demandons avec confiance lorsque nous demandons au nom de ceux qui ont été frappés en défendant le sol de la patrie.

« Septembre 1870.

« Madeleine Brohan, Marie Favart,
Clémentine Jouassain, Édile
Riquier
. »

Les dames patronnesses furent les premières à donner l’exemple de la générosité. Madeleine Brohan offrit un lit ; Mlle Favart, trois ; Mlle Jouassain, des draps ; Émilie Dubois, Delphine Maquet, Mmes Riquier, Plessy, Lafontaine, donnèrent chacune un lit. Agar, qui, sans cesse, faisait des collectes, soit pour son ambulance, soit pour celle du Théâtre-Français, remit cent francs au comité.

En même temps, les dons affluaient nombreux de tous les amis de la Comédie-Française. Émile Augier, Gondinet, sont au nombre des donateurs ; M. de Kératry, préfet de police, envoya 500 francs.

Les envois d’argent jusqu’à l’armistice devaient dépasser 17.000 francs.

Avec les difficultés de plus en plus grandes de la vie matérielle pendant le siège, les approvisionnements de l’ambulance devinrent naturellement difficiles. Le 18 octobre, Ed. Thierry demandait à la municipalité de lui vendre des pommes de terre. « La municipalité, répondit l’adjoint Méline, en vendra peut-être dans quelques jours et elle en avertira la Comédie-Française pour lui être agréable. » Mais une demande de Léon Guillard, qui se prodigue sans compter pour assurer le bien-être des malades, n’a pas le même succès : « Mon cher Guillard, vous me demandez du coke et du charbon de bois ! Ignorez-vous que depuis deux mois, il n’en existe pas un seul morceau dans Paris et qu’il me serait plus facile de vous envoyer la colonne de Juillet que de vous procurer de l’un ou de l’autre de ces deux combustibles ? »

L’ambulance fut installée dans les deux foyers, le salon carré du public et le foyer des artistes. Les deux premiers blessés qui furent soignés à l’ambulance arrivèrent le 14 septembre. Émilie Dubois et Madeleine Brohan passèrent la nuit à leur chevet. Cinquante-six blessés reçurent les soins des artistes de la Comédie-Française. Neuf, parmi lesquels Seveste, moururent à l’ambulance, semant dans la Maison de Molière le deuil et la tristesse qui étreignaient Paris assiégé. Toutes les dames sociétaires et pensionnaires qui n’avaient pas quitté Paris prodiguèrent sans cesse leurs soins empressés. Pour donner une idée de leur dévouement, pour avoir une impression vécue de l’installation de l’ambulance du Théâtre-Français, nous ne pouvons mieux faire que de citer une chronique de Th. Gautier à l’Officiel du 27 novembre :

« La dernière affiche du Théâtre-Français, dit l’éminent critique, date de 5 septembre. Il y a eu, depuis, de rares représentations au bénéfice d’œuvres patriotiques sans décors, en habit noir. » Th. Gautier a assisté à la matinée du 4 novembre organisée pour les victimes de Châteaudun. La salle est bien garnie, il trouve à peine place dans la baignoire appelée le tombeau. « Mme Favart est admirable dans Andromaque et Mme Agar superbe dans Hermione. »

Dans la salle, mal éclairée, les képis et les costumes de gardes nationaux sont plus nombreux que les habits noirs. Les blessés convalescents, placés dans la loge impériale, « bras en écharpe, visages couverts de bandages, sont tous très attentifs, applaudissent des deux mains quand il ne leur manque pas un bras. »

Édouard Thierry les accompagne dans une visite au foyer. « La belle Delphine Maquet roulait des bandes. Avec ses boucles frisées sur le front, sa sévère robe noire et son linge tout uni, elle ressemblait à une de ces dames de la cour de Louis XIII qui vont visiter des malades, dans les gravures d’Abraham Bosse… Nous rendîmes visite à la cuisine du rez-de-chaussée. Quand les belles sociétaires de garde y descendent pour chercher un bouillon ou apprêter une potion, la salle, illuminée, ressemble à cette toile de Murillo connue sous le nom de Cuisine des anges… En passant dans le couloir qui mène de la salle à la scène, nous rencontrons deux religieuses hospitalières dont l’une demande à l’autre : « Où donc est sœur Sainte-Madeleine ? — Au théâtre du Palais-Royal », répond la sœur interrogée, du ton le plus naturel du monde. »

Continuant avec sa verve coutumière, Théophile Gautier imagine la rencontre des religieuses et de Basile sortant de scène. Il admire la puissance d’Agar qui déclame la Lyre d’airain d’Auguste Barbier et applaudit aussi « Mlle Favart qui roucoule d’une voix plus douce un morceau charmant de poésie, les Pigeons de la République, de Manuel… » « Un feuilletonniste, dit en terminant Th. Gautier, ayant pour Ariane, à travers le dédale du Théâtre-Français une brave sœur hospitalière, n’est-ce pas là, comme diraient certains, un signe des temps ? »

Quand on gravit les marches du grand escalier de la Faculté de médecine, on aperçoit un unique tableau rompant la monotonie sévère des Pas-Perdus. Ce n’est ni une peinture d’Abraham Bosse, ni une toile de Murillo auxquelles faisait allusion le spirituel feuilletonniste ; c’est cependant bien la vision qu’il eut en cette soirée de novembre 1870, ce tableau de Brouillet faisant revivre une page d’histoire qui est la gloire de la Maison de Molière : l’ambulance de la Comédie-Française.

Les artistes des autres théâtres s’occupèrent presque simultanément d’organisations analogues. Les dons affluèrent nombreux et, dans chaque ambulance, comédiens et comédiennes firent preuve du plus grand dévouement.

À l’Odéon, Sarah Bernhardt dépensait, sans compter, son énergie et son incroyable vaillance.

Malgré une santé plutôt délicate, elle veillait jour et nuit les malades, admirablement secondée par Mmes Lambquin et Lemaire. Les docteurs Duchausson et Duchesne étaient médecins de l’ambulance. Porel fut au nombre des blessés soignés à l’Odéon.

Le 26 septembre, une ambulance de 27 lits est organisée à la Porte-Saint-Martin. Marie Laurent est à la tête du personnel des infirmières dont font partie beaucoup d’artistes. Le dévouement de Marie Laurent fut admirable. Adorée de ses malades, dont quelques-uns l’appelaient familièrement « Mère Laurent », elle consacra toute son activité et mit tout son cœur au soulagement des blessés. Bouffé raconte, dans ses mémoires, qu’il assista à l’amputation de la jambe d’un jeune sergent de mobiles. Sur la demande du sous-officier, Marie Laurent tint courageusement la jambe du malheureux tant que dura l’opération.

Aux Variétés, Mmes Schriwaneck, Carlin, Berthe Legrand, Maillard, Sicot, Fleury rivalisèrent de zèle auprès des blessés, dirigées par le docteur Bonnières.

C’est dans sa propre maison de la rue des Feuillantines que la grande artiste et la femme de cœur que fut Agar organisa, à elle seule, une ambulance. Dès les premiers jours du siège, Agar employait tous ses instants au soulagement des victimes de la guerre. Elle demandait sans cesse, « recueillant des sous pour les blessés, quêtant, même auprès des figurants au moment de chanter la Marseillaise[16] ». Le 27 septembre, elle soignait déjà neuf blessés installés dans les trois chambres de son appartement. L’escalier était petit et il fallait souvent hisser les malades et les faire entrer par la fenêtre. Elle songeait même à assister aux combats livrés autour de Paris pour recueillir de nouveaux blessés ; Édouard Thierry parvint à la dissuader d’un projet par trop téméraire.

Dans la nuit du 8 janvier, le bombardement fut intense dans le quartier du Panthéon et du Val-de-Grâce. Un obus éclata dans la maison même d’Agar, aux étages supérieurs heureusement. L’ambulance ne subit aucun dommage, mais Agar n’osa pas laisser plus longtemps ses malades ainsi exposés et les installa quai de Montebello.

Georges Baillet fut soigné rue des Feuillantines, après la bataille de Villejuif, il ne sait assez faire l’éloge de l’immense dévouement d’Agar. Passant les nuits au chevet des malades, ne les quittant que pour courir aux représentations de la Comédie-Française, cette admirable femme se dépensa avec tant de zèle et d’ardeur qu’elle tomba malade à la fin de la guerre et dut, pendant six longues semaines, garder un repos absolu.

Elle racontait qu’ayant été priée de recevoir un blessé allemand, elle recommanda le calme à un jeune turco soigné chez elle et dont elle redoutait le caractère agressif : « Moi bien sage tout le jour devant le monde, répondit le tirailleur, mais la nuit moi lever et lui couper la tête. »

Le soldat prussien fut heureusement dirigé sur une autre ambulance et toute rixe ainsi évitée.

Tandis que les ambulances des théâtres contribuaient à l’œuvre de la défense nationale, d’autres artistes offraient généreusement aux victimes de la guerre un abri et des soins. Mme Nathalie affectait ainsi une partie de son appartement de la place Louvois, où des officiers blessés furent soignés jusqu’à la fin du siège. M. et Mme Lafontaine donnaient leur propriété de Saint-Fiacre, près de Meaux, dix lits et deux domestiques ; Duprez, quatre lits au château de Vermandois (Seine-et-Oise) ; Padilla et Désirée Artot (Mme Padilla), leur maison de Ville-d’Avray.

Toutes ces initiatives généreuses, ces dévouements désintéressés pour le soulagement des souffrances et des misères causés par la guerre franco-allemande ne sauraient trop être rappelés et sont comme le livre d’or des artistes des théâtres.


VIII


De la bataille de Champigny à la signature de l’armistice. — Représentations à la Comédie-Française. — L’anniversaire de Molière. — La mort de Seveste.

À la date du 28 novembre, le lendemain d’une matinée que le 181e bataillon avait donnée pour l’œuvre des canons, une sortie décisive est tentée sur la Marne. Nous sommes à la veille de Champigny. Les événements se précipitent. Les théâtres et les concerts, même pour les représentations au bénéfice des œuvres patriotiques, vont rester fermés. Les sanglants combats qui se livraient autour de Paris ne pouvaient qu’y jeter la consternation et le désespoir.

Cet arrêt complet de la vie des théâtres, en présence des inoubliables tristesses auxquelles on assistait, devait cependant prendre fin avant que ne se fussent écoulés les derniers jours de « l’année terrible ». Le 17 décembre, la Comédie-Française commençait une série de représentations, des pièces classiques avec des intermèdes de circonstance, sans lesquels aucun spectacle n’était alors possible : la Lettre du Mobile breton, de F. Coppée ; la Colère d’un Franc-Tireur, de Catulle Mendès : des poésies de Manuel…

Les recettes sont moins mauvaises que dans les premiers jours de la guerre ; on réalise une moyenne de 1.000 à 1.200 francs.

Le 22 décembre, on ne néglige pas de célébrer l’anniversaire de Racine, on joue Esther et les Plaideurs. La salle est, malheureusement, à moitié vide, c’est le lendemain du Bourget !

Mais, si nos sanglantes défaites apportent le deuil dans Paris, si les souffrances du siège sont tous les jours plus vives, la détresse du personnel des théâtres n’en est que plus grande. Il faut vivre ; il faut, malgré l’obsession des événements tragiques auxquels on assiste, réaliser quelques recettes. L’Ambigu reprend les Paysans lorrains. Le théâtre Beaumarchais affiche les Amis de la République, sept longs actes de Duprez et Moléri. Les fidèles du mélodrame répondent à cet appel et sont plus nombreux et plus assidus que le public plus éclectique qui déserte la Comédie-Française.

Néanmoins, malgré le service des avant-postes, qui appelle constamment les artistes, malgré l’ambulance du théâtre, où les dames sociétaires et pensionnaires veillent jour et nuit, à tour de rôle, au chevet des blessés, les représentations se poursuivent au Français avec une admirable persévérance. Le 1er janvier, on donne le Misanthrope et le Malade imaginaire ; Coquelin dit, avec beaucoup d’émotion, une poésie d’Eug. Manuel, Bon jour ! Bon an ! Le personnel du théâtre a été cependant douloureusement ému, en cette première journée de l’année, par la mort d’Ancessy, le chef d’orchestre de la Comédie.

C’est au moment où la canonnade devient le plus terrible, en présence d’une véritable recrudescence du bombardement, qu’a lieu l’anniversaire de Molière. On joue le Dépit amoureux et Amphithryon ; Coquelin aîné dit un à-propos de Gondinet : À Molière[17]. « On a joué le Dépit, écrit Ed. Thierry, dans un décor composé de la loggia d’Amphitryon et du rideau de fond qui sert au dernier acte du Mariage de Figaro. Le morceau de fromage a eu un succès de circonstance : tout le monde a poussé une exclamation en voyant Gros René le jeter au milieu de la rue… on serait allé l’y ramasser… L’hommage a Molière, de Gondinet, a été acclamé. On a rappelé Coquelin qui l’avait très bien dit et qui a donné le nom de l’auteur… Sarcey, en uniforme de garde national, était enchanté de voir la salle ainsi pleine. »

Le 18 janvier, les mobiles, les carabiniers parisiens, les compagnies de marche de la garde nationale montaient gaiement l’avenue des Champs-Élysées, chantant le refrain de Burani qui faisait alors fureur : « Père et mère Badingue, à deux sous le paquet ! » Ils partaient, courageux et insouciants, ayant, peut-être, la vision triomphale d’une victoire venant interrompre la lugubre série de nos défaites. La journée du lendemain devait amèrement détruire tout espoir et toute illusion. On sait combien terrible et sanglante fut la bataille de Buzenval. Srveste, mortellement blessé, fut placé sur une voiture d’ambulance par le fils de Leroux, son camarade aux carabiniers parisiens. Le triste cortège se dirigea vers l’ambulance de la Comédie-Française et arriva au théâtre au moment même où avait lieu une représentation de Tartufe et du Médecin malgré lui.

« Seveste est descendu du fourgon[18] ; il pousse des cris terribles quand on remue sa jambe cassée, dit-il, en quatre endroits. La vue du théâtre lui donne courage, il se croit sauvé. Un lieutenant et d’autres blessés sont également descendus. Au milieu de tout cela, la représentation continue et l’on entend les gémissements venant de la civière dans l’escalier. »

Ces lignes d’un témoin sont saisissantes d’émotion vécue. Peut-on imaginer contraste plus tragique : sur la scène, les bouffonneries de Sganarelle ; dans la salle, les rires s’arrêtant pour faire place à la pitié et à l’angoisse ; aux entr’actes, les artistes accourant prendre des nouvelles de leur camarade blessé et obligés de reprendre leurs rôles, malgré l’émotion qui les étreint. Seveste fut amputé doux jours après. Une grande prostration suivit l’opération. « Febvre et Prudhon, dit Éd. Thierry, veulent serrer la main de leur camarade, mais il dormait d’un profond sommeil. » Il était dans le même état d’abattement et de somnolence quand le général Schmitz vint, lui-même, lui porter la croix de la Légion d’honneur ; il la remit à sa sœur, jeune élève du Conservatoire.

Seveste mourut le 30 janvier. Ses obsèques eurent lieu le lendemain, en présence d’une foule énorme évaluée à plus de 2.000 personnes. Édouard Thierry, au milieu de l’émotion générale, fut, au cimetière, l’interprète de tous, pour pleurer ce jeune héros mort en pleine jeunesse, pour regretter la fin si prématurée de cette carrière riche de promesses pour l’art dramatique[19].


IX


Les dernières semaines du siège. — Anecdotes et souvenirs. — Représentations improvisées.

Ce fut la dernière représentation de la Comédie-Française avant l’armistice provisoire du 2 février.

Les seuls théâtres ouverts en janvier 1871 étaient : l’Ambigu et le théâtre Beaumarchais. Les deux mélodrames déjà cités y furent précédés de deux levers de rideau, deux premières : la Garde aux remparts, un acte de circonstance, de Montréal et Blondeau, et la Fête chez le pâtissier, de Clairville et Desbeaux.

Les représentations au bénéfice d’œuvres patriotiques et de bienfaisance furent, avec la recrudescence des souffrances du siège, moins nombreuses qu’au début de la guerre. Elles eurent lieu aux Bouffes, à la Porte-Saint-Martin, au Grand-Hôtel ; les programmes furent analogues à ceux que nous avons cités.

Dans les salles mal éclairées par des lampes fumeuses, le froid était si vif que les artistes distinguaient à peine les spectateurs derrière une buée épaisse que formaient les haleines condensées par le froid.

Le souvenir de ces soirées du siège est resté dans la mémoire de tous ceux qui y ont assisté. Il s’en dégageait, sans doute, un contraste pénible entre l’attrait du spectacle et les tristesses de la réalité ; mais ce qui en faisait le charme bien particulier, c’était cette impression d’intimité qui était bien la caractéristique de l’époque. Les souffrances supportées en commun rapprochaient les assiégés. On vivait ensemble aux avant-postes, au corps de garde ; on s’interrogeait sans cesse, dans les rues et sur les boulevards, sur les événements. Les Parisiens, malgré les rigueurs de l’hiver, n’avaient jamais tant vécu dans la rue. Paris prenait des allures de ville de province.

Prudhon jouait, un soir de décembre, le Bonhomme Jadis, au théâtre Saint-Pierre, à une représentation de bienfaisance organisée sous les auspices de Clemenceau, maire de Montmartre. Le couvert fut mis avec un luxe insolite en temps de siège : il y avait, sur la table, du beurre véritable, et, quand on vit Octave et Jacqueline manger avec empressement, ce fut, dans la salle, un concert d’exclamations : « Ah ! non, ne mangez pas tout ! Laissez-en pour nous ! » Prudhon interprétait, le même soir, Horace et Lydie au Grand-Hôtel. Les voitures étaient rares le soir, l’obscurité des rues rendant la circulation difficile ; aussi arriva-t-il fort en retard, et les nombreux flâneurs qui se trouvaient devant le Grand-Hôtel, tant les distractions étaient rares et la vie de Paris tout intime, le reçurent, au sortir du fiacre, sur l’air des Lampions : « Allons donc, Prudhon ! Allons donc, Prudhon ! »

Aux Bouffes-Parisiens, les 4, 13 et 21 janvier, eurent lieu trois soirées littéraires au bénéfice de l’Œuvre des canons et des cantines sociales, avec Mmes Favart, V. Lafontaine, Croizette, Émilie Dubois ; Frédérik Lemaître, Maubant, Coquelin, Saint-Germain.

Maubant dit le récit du Cid en costume de garde national. Émilie Dubois joua, à cette soirée, probablement pour la dernière fois de sa vie — elle devait mourir à la fin de l’hiver — Autour d’un berceau, de Legouvé. C’était une délicieuse artiste, au jeu spirituel, espiègle, très parisien, que rehaussait, le moment voulu, une pointe d’émotion toute personnelle. Elle sentait que Mlle Reichemberg allait, peu à peu, la supplanter dans tous ses rôles ; aussi songeait-elle à jouer, au printemps, la Coupe enchantée, les Folies amoureuses et même le Mariage de Figaro.

Georges Baillet, encore élève du Conservatoire, et qui était, nous l’avons dit, lieutenant des mobiles de Saône-et-Loire, venait de quitter l’ambulance d’Agar pour reprendre son service. Il prit part à une de ces soirées, avant de quitter Paris, et obtint un vif succès avec les beaux vers de Leconte de Lisle : Après la bataille.

C’est aussi à une de ces représentations que Frédérik Lemaître lisait la Nuit du 4 avec cette voix prenante, cette émotion communicative inoubliables pour tous ceux qui l’ont entendu. En ces soirées lugubres du siège, l’impressionnabilité du public était particulièrement vive, on pleurait, tandis que le grand Frédérik, en longue redingote, lisait les vers des Châtiments à la lueur d’une lampe fumeuse. Au beau milieu du morceau, Frédérik Lemaître s’arrête, sort tranquillement un mouchoir de sa poche, essuie son lorgnon que l’humidité avait obscurci, serre son mouchoir, remet, sans se presser, son lorgnon, reprend sa lecture, et, quelques secondes plus tard, après deux ou trois vers, l’émotion du public était aussi intense qu’auparavant.

N’est-ce pas là, en matière de théâtre, une curieuse anecdote, un exemple extraordinaire de l’autorité d’un artiste, de la puissance émotive d’un comédien pouvant imposer le contraste instantané d’envolées poétiques interrompues brusquement par la réalité toute simpliste d’une occupation familière ?

En dehors des concerts organisés dans les théâtres, plusieurs soirées de bienfaisance eurent lieu dans les mairies, dans les salles de quartiers, aux Batignolles, où Pacra donna, avec le concours d’Agar, une représentation au bénéfice des blessés de la garde Nationale, à Montmartre, au Marais, où Monval, en uniforme de sergent-major de mobiles, dit des vers de Victor Hugo.

Pour dissiper l’ennui de longues factions, les artistes gardes nationaux improvisèrent de véritables concerts. Pacra, Gravier, entre autres, chantèrent dans une salle voisine du bastion 16, près de la barrière du Trône.

D’autres fois, c’était un punch d’adieux qui prenait les allures d’une véritable soirée théâtrale, telle cette réunion à la salle Sax, rue Saint-Georges, où les gardes nationaux restant à Paris fêtaient, à la veille de Champigny, leurs camarades des compagnies de marche qui partaient le lendemain. Il y avait là Lassouche, Grivot, Émile Pessard, Gaboriau, Solon, du Théâtre-Italien. Émile Pessard se mit au piano ; on chanta, on dit des vers pour se séparer tard dans la nuit à travers les rues obscures.

Les « redoutes » où Arsène Houssaye réunissait en son hôtel de l’avenue de Friedland le Tout-Paris artiste et mondain étaient célèbres sous le second Empire. Comme un écho, qui semblait lointain, de la gaîté insouciante des fêtes de l’hiver précédent, Arsène Houssaye voulut réunir ses amis malgré les tristesses du siège. Auber souffrant et très abattu depuis le début de la guerre, Léon Say, Henri Meilhac, François Coppée, Louis Ratisbonne assistaient à cette soirée dont nous avons retrouvé le curieux programme :

première partie
Une ouverture de Métra.
Le Rouge et le Bleu.
Le Bavarois 
Th. de Banville.
(Saint-Germain)
Chanson Espagnole.
Chanson Anglaise.
(Mlle Carmen)
Duo du Trouvère 
Verdi.
(Devoyod et Mlle Hisson)


deuxième partie
Les Roses 
Métra
La Popularité 
Aug. Barbier.
(Marie Colombier)
Les Djinns 
Auber.
Chantés par Mlle Marie Boze.
Poésie 
F. Coppée.
(Dite par Coquelin).
Duo de Rigoletto 
Verdi.
(Devoyod et Mlle Hisson).
Le Paresseux 
Ch. Monselet.
(Dit par l’auteur).
Le Chant du départ 
André Chénier.
(Devoyod et Mlle Hisson)
Adélaïde et Vermouth 
Verconsin.
(Mlle Bianca et Saint-Germain).


Ce fut une fête très réussie et fructueuse, car chacun avait apporté son obole pour l’œuvre des blessés, mais combien plus curieuse et pittoresque fut une matinée improvisée au plateau d’Avron, quelques jours seulement avant que l’on évacuât cette position. On avait découvert là une salle dont il ne restait que les quatre murs ; les interstices avaient été bouchés avec de la paille et un peintre avait décoré cette scène rudimentaire avec un morceau de charbon. Sur cette estrade élevée à la diable, plusieurs artistes, gardes nationaux, Lassouche et Saint-Germain en tête, déchaînaient des tempêtes d’applaudissements, auxquels répondait alentour l’écho des canons allemands.


X


L’armistice. — Réouverture et projets interrompus. — La Comédie-Française pendant la Commune. Le départ pour Londres, la jeune troupe.

La signature de l’armistice donna aux théâtres un moment d’espoir que les événements de la Commune devaient dissiper.

Dès l’armistice provisoire (3 février), la Comédie-Française fit un timide essai de réouverture ; du 5 au 26 février, dix représentations furent données devant des salles à peine garnies par des billets de faveur généreusement distribués.

Vers le 15, à l’approche du traité de paix qui s’élaborait, les affiches des divers théâtres réapparaissaient : le 16, les Variétés rouvraient leurs portes avec le Chevreuil, une vieille comédie de Léon Halévy ; les Deux Aveugles et les Saltimbanques ; le Palais-Royal donnait les Diables roses. Le 18, on joue, aux Bouffes, sans grand succès, la Princesse de Trébizonde. Délaissant l’opérette qui semblait, étrange aberration, comme une évocation du régime déchu, on donne, quelques jours après, le Roman d’un jeune homme pauvre, avec Febvre et Marie Brindeau. Le Gymnase annonce une reprise de Froufrou ; la Gaîté reprend la Chatte blanche, dont le succès de mauvais aloi résiste décidément à tous les événements. Le théâtre Cluny donne une représentation de l’Aventurière avec Mlle Duguéret et Saint-Germain et, quelques jours après, Don Cézar de Bazan avec Frédérik Lemaître. L’éditeur Lemerre organise des matinées à l’Ambigu, Taillade et Dumaine y jouent le Cid, Francisque Sarcey y fait des conférences où des allusions politiques par trop répétées sont médiocrement goûtées du public. Les Menus-Plaisirs donnent les Maris à la campagne, on répète les Misérables à la Porte-Saint-Martin.

Il faut même citer une première, Racontars de merlans, de Gosserand et Kriésel, un acte joué aux Bouffes, dont le titre n’éveillera pas la curiosité.

Les cafés-concerts, de leur côté, reprennent leurs représentations maintes fois interrompues pendant le siège.

Cependant la signature du traité de paix, l’entrée des troupes allemandes arrêtent encore tout essor de vie théâtrale. L’arrêt est absolu du 26 février au 4 mars.

Les représentations reprennent ensuite leur cours, une première est même donnée aux Délassements le 5 mars, Contes de fées, fantaisie en 4 actes de Bloch et Oswald, et Garçon, l’addition, un acte de Devanne.

Mais la tournure que prennent les événements, les menaces de guerre civile enlèvent, peu à peu, l’espoir prématuré de meilleurs jours.

Le 18 mars, la Commune est proclamée, et le lendemain, la plupart des théâtres restaient fermés ; l’agitation révolutionnaire, en même temps que l’exode de beaucoup d’artistes ne pouvaient que contribuer à leur déroute.

Une première représentation eut lieu cependant le 27 mars aux Menus-Plaisirs, le Siège des Épiciers. Toute trace de cette pièce semble disparue, et nous ignorons si ce titre suggestif cache une simple farce ou une bouffonnerie d’actualité.

L’existence de la Comédie-Française fut des plus agitées et des plus curieuses pendant la Commune. Édouard Thierry et d’Heylli ont retracé les vicissitudes que traversa le Théâtre-Français durant cette période révolutionnaire. Notre étude serait incomplète si nous n’exposions pas néanmoins ces événements qui sont la phase principale de l’histoire des théâtres sous la Commune.

La réouverture eut lieu le 28 mars. On joua successivement Tartufe, l’Honneur et l’Argent, le Duc Job, la Joie fait peur. La distribution des rôles se faisait avec la plus grande difficulté, par suite du départ de beaucoup d’artistes. Thiron joua le Malade imaginaire, à la grande indignation de Coquelin, réfugié à Versailles, et qui aborda ainsi un de ses amis : « — Ah ! mon cher, que dites-vous de ce qui se passe à Paris, c’est épouvantable ! — Eh oui, cette révolution, alors que les Allemands n’ont pas encore évacué le territoire… — Il s’agit bien de cela ; vous ne savez donc pas ce que l’on fait au Français ! Thiron joue les grands premiers comiques !!! »

Les représentations se poursuivaient cependant malgré les difficultés de distribution des rôles et aussi le peu d’empressement du public. Le 31 mars, le jour même où Régnier quittait définitivement le théâtre, avaient lieu, au bruit du canon, les obsèques de Samson, mort à Auteuil, à l’âge de soixante-dix-huit ans.

Les événements du siège avaient déjà fortement ébranlé la situation de la Comédie-Française. L’armistice n’avait donné que quelques lueurs d’espoir. La proclamation de la Commune donnait le coup de grâce à la prospérité financière de la société. Qu’allait-il advenir ? La Comédie-Française allait-elle subir la honte d’une faillite ? Pouvait-on songer à emprunter ? Et qui, à une époque aussi tourmentée, pouvait être susceptible de fournir des capitaux ? À quel taux d’ailleurs ? Il n’y fallait pas songer, et grande était l’anxiété des sociétaires quand Got fit une proposition qui devait être le salut.

Il fallait quitter Paris et donner des représentations à l’étranger pour sauver la situation matérielle de la compagnie. L’idée était excellente, puisqu’elle devait brillamment réussir. On décida d’aller à Londres. Mais comment allait-on quitter Paris ? Le gouvernement de la Commune allait-il le tolérer ?

La combinaison suivante fut adoptée : diviser la troupe en deux fractions : la première, la plus importante, irait en Angleterre ; l’autre resterait à Paris et assurerait, coûte que coûte, le service du théâtre, pour ne pas déplaire au gouvernement.

Got alla trouver Raoul Rigault, qui accorda, sans trop de difficultés, l’autorisation. Il partit avec Brossant pour Londres, afin de tout organiser, puis revint seul à Paris, pour repartir avec ses camarades. Mais pendant les quelques jours qui précédèrent l’exode des artistes vers l’Angleterre, une représentation, organisée par le gouvernement au bénéfice de la veuve du général Duval, faillit provoquer de graves difficultés.

Édouard Thierry, pressenti le premier, fit d’abord la sourde oreille, puis manœuvra si adroitement que cette représentation, qu’on voulait donner à la Comédie-Française, eut lieu à la Porte-Saint-Martin. Les artistes du Français, Mme Plessy en tête, durent néanmoins aller y jouer Tartufe. Got, au milieu des préparatifs du départ, exhalait sa colère dans son journal :

« Jeudi 20 avril. — Voilà-t-il pas qu’on vient me fourrer dans un bénéfice donné par ordre (par ordre !!) pour la veuve du « général » Duval ! Oh ! cette fois, je m’insurge contre l’insurrection et je ne jouerai pas là-dedans. N’ai-je pas, en bonne conscience, l’excuse de mon retour précipité de Londres et de mon prochain « redépart » ?

« Vendredi 21 avril. — J’ai vu l’ex-préfet Rigault. N’avait-on pas dit (qui ? je donnerais beaucoup pour le savoir, mais le bon Rigault n’a pas voulu me le révéler) que j’avais personnellement refusé déjouer au bénéfice de la veuve Duval. Heureusement l’ex Rigault m’a affirmé plus que familièrement « qu’il s’en foutait » (sic) et qu’il allait, tout bonnement, faire jouer Tartufe à la Porte-Saint-Martin.

« Samedi 28 avril. — En effet, ce n’était pas une blague. Je vois aujourd’hui dans la rue la Comédie-Française affichée avec Tartufe, Mme Plessy et notre troupe au bénéfice de la veuve du général Duval. C’est trop bleu ! Si jamais l’histoire réclame tout cela, on dira bien sûr, encore, que c’était pour sauver la Comédie-Française. »

Après le départ pour Londres, la « jeune troupe », c’est le nom que donne Éd. Thierry aux artistes restés à Paris, fut ainsi constituée :

« MM. Gibeau, Mazudier, Charpentier, Masquillier, Kime, Coquelin cadet, Thiron, Montet, Tronchet ;

« Mmes Fleury, Devoyod, Llyod, Granger, Tholer, A. Plessy, Croizette, Delmary, Agar, Reichemberg. »

Un vieux comédien, Boudeville, et un jeune premier du théâtre Cluny se joignirent bénévolement à la troupe.

Comme on doit le penser, la présence des artistes était subordonnée aux événements. Les absences forcées étaient nombreuses et on eut les plus grandes difficultés à assurer les représentations. Une lettre de Gibeau à Éd. Thierry donne une idée de transes dans lesquelles on vivait :

« Asnières, 14 avril, 1871.
« Mon cher Thierry,

« Je ne sais si cette lettre vous parviendra ; je vous l’écris plongé dans le désespoir. Depuis huit jours, nous sommes au milieu d’une horrible bataille, les obus et les balles pleuvent comme grêle, impossible de sortir des caves ! Ma maison est criblée de projectiles, tout sommeil nous est interdit. Ayez pitié de cette horrible position et ne m’en veuillez pas. Vingt fois j’ai tenté d’entrer dans Paris, et vingt fois j’ai échoué. Et, en admettant le succès, pouvais-je laisser les miens abandonnés à une situation pareille ? Ce n’est pas avec un homme comme vous qu’il faut insister, et si, comme directeur, vous devez me blâmer, je suis sûr que, comme homme et comme fils, vous m’absoudrez complètement. Quoique nous ayons reçu, cette nuit, deux balles dans la chambre de mon père, la situation, depuis ce matin, semble se débattre d’un autre côté. Tout semble se concentrer sur Neuilly et Courbevoie, mais les éclaireurs de Versailles sont en vue et, si Asnières est occupé de nouveau, nous serons probablement anéantis. Encore une fois, prenez-nous en pitié, mais croyez bien que je guette la moindre circonstance pour aller vous porter mes excuses.

« Votre dévoué,
« Gibeau. »

Le Théâtre-Français organisa péniblement ses représentations, mais le résultat financier fut lamentable.

Lettre d’Éd. Thierry à Got :
« 11 mai 1871.

« … Ici nous faisons comme à Londres des raccords et des répétitions. Vous savez probablement que Boudeville nous est venu en aide. Avec lui, nous avons eu le Menteur, où il a joué le rôle de Cliton, et nous allons avoir le Mariage de Figaro, où il jouera Antonio. Un jeune comédien du théâtre Cluny, Richard, s’est mis aussitôt, pour l’honneur, à notre disposition, ce qui nous a fait, à peu près, deux amoureux, car nous n’en avions qu’un, hélas ! Nous n’avions que Charpentier pour la tragédie et la comédie et nous ne pouvions pas même jouer les deux actes du Dépit amoureux. Il n’est pas possible de se figurer une plus étroite pénurie…

« … En dépit de tout, nous allons finir par avoir quelques pièces montées et nos jeunes filles qui se multiplient font des progrès qui se remarquent. Quant au public, il est abondant, mais peu lucratif. La garde nationale nous visite en bonne voisine et nous lui en sommes une diversion agréable pour les ennuis du poste. La municipalité du 4e arrondissement a failli nous envoyer une tragédie. Elle l’a, en effet, envoyée, brochure et auteur. J’ai objecté que nous n’avions pas de comité de lecture : « Nous vous en ferons un », m’a-t-on dit ; — que je n’avais pas d’acteurs : « Nous vous en fournirons. » — « Cela m’a bien un peu inquiété, mais j’ai vu l’auteur et j’espère que nous en resterons là. »

Cette lettre donne une idée du désarroi dans lequel se trouvait la Comédie-Française. Quant au public de ces soirées de la Commune, il était même au-dessous de cette lamentable situation. Où étaient les élégances, la distinction du grand public du second Empire ? Des officiers galonnés sur toutes les coutures, leurs « épouses » aux toilettes prétentieuses et voyantes, encombraient l’orchestre et les loges. Les képis et les ceintures rouges remplaçaient les habits noirs, les képis d’autant plus en vue que leurs possesseurs les gardaient obstinément sur la tête. Ce fut, lors des premières soirées après le 18 mars, le sujet d’une petite émeute de coulisses, les actrices ne parlant de rien moins que de refuser de jouer en présence de l’impolitesse des spectateurs.

Le grand répertoire n’était guère à la portée de ce public, bon tout au plus à voir jouer le mélodrame ou à écouter la romance sentimentale de café-concert.

Tous ces généraux, officiers aux uniformes chamarrés, faisaient néanmoins bonne contenance, tout en bâillant sous cape. D’aucuns exhalaient cependant leur mauvaise humeur, tel ce colonel de la Commune à qui Verteuil, le secrétaire général, entendait dire au sortir d’une représentation des Femmes savantes : « Eh bien ! voilà donc ce qu’était cette littérature de l’empire ! Pas même amusante ! »

Les demandes de billets de faveur étaient innombrables, écrites sur du papier à en-tête des mairies, rédigées souvent en style de tourlourou, généralement émaillées de fautes d’orthographe ; plusieurs étaient même écrites en italien et en allemand, tant était grande la diversité des états-majors de la Commune et aussi, disons-le, la confiance dans l’érudition de l’administrateur de la Comédie-Française.

Il était répondu à toutes les lettres, les places de faveur étaient toujours accordées. On peut penser, dans de telles conditions, ce qu’était le désarroi financier.

Comme nous l’avons dit, ce fut Londres qui sauva la situation. Les recettes, faibles au début, atteignirent bientôt une moyenne de 6.000 francs. Au règlement final, l’excédent atteignit 312.000 francs.

Got et ses camarades ne devaient rentrer de Londres que le 8 juillet. Édouard Thierry, surmené, fatigué par tant de vicissitudes, se retirait définitivement à l’Arsenal. Il quitta la Comédie-Française, y laissant la réputation d’un homme bon et juste entre tous. On ne saurait trop admirer son courage, sa ténacité, qui sauvèrent le Théâtre-Français d’un désastre véritable.


XI


Les théâtres sous la Commune. — Projets de réouverture de l’Opéra. — Salvador, directeur du Conservatoire.

Nous avons dit que l’absence de la plupart des artistes qui avaient quitté Paris avant les événements du 18 mars, en même temps que l’impossibilité de réaliser des recettes en présence des désordres révolutionnaires, obligèrent une fois de plus les théâtres à fermer leurs portes. Seuls, le Gymnase, avec l’opiniâtreté dont nous avons parlé (il n’avait fait relâche que le Vendredi saint), la Gaîté, où l’on jouait la Grâce de Dieu, les Délassements, avec les Contes de fées, donnèrent quelques représentations[20].

Le gouvernement se préoccupa de cette absence presque absolue de spectacles. Il s’efforça d’arrêter l’exode des artistes, qui eurent, dès lors, les plus grandes difficultés à quitter Paris. Il nomma une commission des théâtres, dont la formation fut quelque peu pénible si l’on en juge par les noms peu connus, pour la plupart, du public, des membres qui la composaient :

Auteurs : Blousset et Nazet.

Compositeurs : Litollff, de Villebichot[21], Javelot, Benza.

Artistes dramatiques : Delanglay (Ambigu), Dumiens (Porte-Saint-Martin).

Artistes lyriques : Perrin, Muller, Berger, Litollff, Benza.

S’inspirant des idées qui avaient présidé à sa formation, la commission élabora et fit publier le décret suivant (21 mars) :

« La Commune de Paris, conformément aux principes établis par la première République et déterminés par la loi du 11 germinal an II, décrète :

« Les théâtres relèvent de la délégation de l’enseignement. Toutes les subventions et monopoles des théâtres sont supprimés. La délégation se chargera de faire cesser pour les théâtres le régime de l’exploitation par un directeur ou une société, et y substituera, dans le plus bref délai, le régime de l’association. »

Ces projets de réformes chimériques étaient publiés le 21 mai, c’est dire que la commission et la délégation de l’enseignement n’eurent pas même le temps d’en faire l’essai. L’approche de l’armée de Versailles appelait le gouvernement à des soucis plus impérieux que les questions de théâtre.

La Commune tenta cependant la réouverture de l’Opéra. Émile Perrin, n’ayant plus ni personnel, ni décors, ni machinistes, s’était retiré chez lui, rue Drouot. Il reçut, vers la fin de mai, la visite d’un délégué de la Commune, qui lui demanda d’organiser une représentation au bénéfice des veuves, des orphelins et des victimes de la guerre civile.

Perrin expliqua l’impossibilité matérielle où il se trouvait d’organiser un spectacle quelconque. Le délégué insista très vivement, donna presque des ordres, mais ne réussit qu’à se heurter à un refus froid et poli. Il sortit furieux et, dès le lendemain, paraissait à l’Officiel la révocation de Perrin, la nomination de Garnier comme directeur, et de Hainl, chef d’orchestre. Ce dernier accourut d’Étampes, persuadé que le nouveau directeur était l’architecte de l’Opéra qui, pendant le siège, avait approprié d’une façon si utilitaire le monument qu’il venait de construire. Or, ce Garnier n’était qu’un jeune premier qui avait vaguement chanté les trials dans l’opérette aux Bouffes et à Déjazet.

Il prit possession du fauteuil directorial, annonçant qu’il allait substituer le régime de l’association à celui de l’exploitation. Il engagea quelques artistes, entre autres Madame Ugalde, racola des choristes et des musiciens, épaves de l’Opéra, de l’Opéra-Comique ou du Théâtre-Lyrique. On répéta un acte de la Favorite, un acte du Trouvère, un de la Juive, programme artistique qui n’avait, comme on le voit, rien de révolutionnaire. On prépara l’exécution de cantates de jeunes compositeurs trop heureux de voir une direction imprévue permettre à leurs œuvres de voir le jour.

Des affiches gigantesques, dans le goût des réclames actuelles de nos music-halls, annoncèrent pour le 20 mai la réouverture de l’Opéra, avec le programme suivant :


Ouverture du Freyschütz
Hymne aux immortels 
Raoul Pugno[22].
(Villaret, Melchissédec, Lacaze)
Scène funèbre (sic) 
Selmer.
(pour orchestre).
Air du Bal masqué.
(Caillol, du Théâtre-Lyrique)
Patria 
V. Hugo — Beethoven( !).
(Mlle Ugalde)
Air des Bijoux de Faust
(Mlle Arnault)
Quatre-vingt-neuf 
Moreau.
(Chant patriotique)
Finale de l’opéra Nahel 
Litollff.
(Mlle Morio, de la Scala de Milan).
Le 2e acte de la Favorite.
(Mlle Ugalde, Melchissédec et Michot).
L’Alliance des Peuples 
Raoul Pugno.
(chœur)
Trio de Guillaume Tell.
(trois élèves du Conservatoire)
Vive la liberté !  
Gossec.
(chœur)


Cette représentation était annoncée pour le 20 mai, c’est dire que les combats qui ensanglantaient les rues y suppléaient douloureusement et arrêtaient tout essor des projets chimériques d’une direction éphémère.

Le gouvernement de la Commune avait eu, entre temps, le souci de nommer un directeur du Conservatoire. C’était une curieuse figure que ce Daniel Salvador, auteur d’ouvrages sur la musique arabe et de compositions sur des airs maures, d’un orientalisme réel sans doute, mais quelque peu dépourvues de charme et d’intérêt. Fils d’un réfugié espagnol, esprit mystique et exalté, il avait adopté avec un naïf enthousiasme les idées révolutionnaires. Il était l’un des signataires de l’affiche du 6 janvier qui se terminait ainsi : « La politique, la stratégie, l’administration des hommes du 4 septembre continuées de l’empire sont jugées ! Place au peuple ! Place à la Commune ! »

Ce fut une étrange destinée que celle de ce rêveur qui passa une grande partie de sa vie dans ce petit cénacle intime et éclectique qu’était la société d’Alger sous le second empire. Il y avait, maintes fois, manifesté le désir que l’on jouât à ses obsèques l’andante du second quintette de Beethoven. Cette volonté de mélomane sentimental ne devait pas être exaucée. Ce ne fut pas la phrase émue de Beethoven, que ses amis d’Alger appelèrent en souvenir l’Enterrement de Salvador, qui accompagna la mort du malheureux musicien, mais les détonations brutales de la fusillade. Contraste absolu des aspirations d’un idéalisme tout pacifique qu’avait été sa vie, il fut tué dans la rue, on n’a jamais bien su exactement dans quelles circonstances, par les balles des troupes versaillaises.


XII


La Fédération des artistes, son rôle, les services qu’elle a rendus. — Concerts aux Tuileries. Attitude courageuse d’Agar. — Les derniers jours de la Commune. — Les disparus. — Réouverture des théâtres (juin-juillet 1871).

En présence des événements tragiques qui se déroulaient, la situation des artistes habitant Paris devenait intolérable. Si les théâtres, fermés pour la plupart, n’assuraient plus leur existence matérielle, leur sécurité même était menacée : il fallait, en effet, prendre part pour ou contre la Commune. Dans le premier cas, ils s’exposaient à se voir obligés de combattre contre l’armée de Versailles et d’agir ainsi, pour la plupart, contre leur conscience ; dans l’autre alternative, ils s’attiraient les représailles des hommes du 18 mars.

Donnant un nouvel essor à leur collaboration habituelle, Antonin Louis et Paul Burani eurent une initiative qu’on ne saurait trop admirer, car elle assura la sauvegarde matérielle et morale des artistes.

Ils jetèrent les bases d’une fédération artistique indépendante. Sous la présidence de Pacra, dont le talent et le nom éminemment sympathique rallient tous les suffrages, 1.500 artistes ou musiciens des théâtres et des concerts se réunissent à l’Alcazar du faubourg Poissonnière le 16 et le 18 avril. Il est décidé que la Fédération formera un bataillon indépendant, ne prenant part à aucune offensive. Les membres de l’association devront se prêter un appui mutuel en présence des temps difficiles que l’on traverse. La fédération demande à la Commune de mettre à sa disposition les salles de spectacles, pour y donner des représentations au bénéfice des blessés des deux armées, sans distinction, affirmant ainsi sa neutralité.

Un écusson rouge aux initiales F. A. placé sur le képi devait distinguer la fédération des autres bataillons de la garde nationale. Ce fut cet insigne qui servit à reconnaître les membres de l’association à l’entrée des troupes versaillaises. 200 d’entre eux échappèrent ainsi aux fusillades du Père-Lachaise.

L’initiative d’Antonin Louis et de Paul Burani, les efforts de Pacra et des membres du comité qui menèrent à bien la formation de la fédération artistique, sauvèrent ainsi la vie d’un grand nombre d’artistes. Ce fut, en ces temps de désordres et de désorganisation, une œuvre de philanthropie et de solidarité toute à l’honneur des hommes de cœur qui en furent les dévoués protagonistes.

Citons, parmi les représentations organisées par la fédération, une matinée, le 30 avril, au Vaudeville avec Agar, Madame Duguéret et Marie Roze, Villaret, un grand concert donné le 7 mai au Châtelet.

Le gouvernement de la Commune fit organiser, de son côté, sous la direction du docteur Rousselle, « directeur général des ambulances de la République universelle », les trois concerts fameux donnés aux Tuileries pour les seuls blessés des troupes de la Commune.

Le premier eut lieu le 11 mai, en cette après-midi de sinistre mémoire où les énergumènes qui déshonoraient Paris devaient faire abattre la colonne Vendôme.

La Comédie-Française, dont on avait demandé le concours, — les avis du gouvernement étaient des ordres, — avait dû déléguer Agar. Elle allait, en cette journée, faire preuve d’un courage et d’un sang-froid qui sont une des plus belles pages de la vie de la grande artiste.

Invitée à dire l’Idole d’Auguste Barbier au moment où allait s’exécuter à quelques pas des Tuileries cet acte de vandalisme, Agar s’y refusa formellement. Les organisateurs, tous membres influents du gouvernement, ne réussirent pas davantage à lui faire chanter la Marseillaise. Elle s’avança sur le devant de l’estrade et harangua bravement le public : « On me demande la Marseillaise, s’écria-t-elle d’une voix vibrante. Je la chantais il y a quelques mois, quand les Allemands étaient à nos portes. En est-il de même aujourd’hui ? Je ne vois en présence, prêts à en venir aux mains, que des Français ! »

Ces paroles provoquèrent une telle stupéfacfaction qu’un silence profond se produisit, mais, quelques secondes après, la foule, secouée par un mouvement irrésistible d’admiration, éclatait en applaudissements.

Agar consentit cependant à dire quelques poésies, le Lion blessé de V. Hugo et l’Hiver d’Hégésippe Moreau, qui effacèrent cette pénible impression.

Elle dut reparaître dans les deux autres concerts organisés aux Tuileries. « Elle s’y est fait entendre, dit le Journal Officiel de la Commune, avec le magnifique talent que l’on connaît et le galbe (sic) si expressif qui donne encore du relief à sa diction. »

La presse versaillaise, mal informée, ignorant quelle avait été l’attitude d’Agar, devait lui reprocher en termes violents sa présence et son succès aux Tuileries. L’Officiel y répondait après le dernier concert du 20 mai :

« La citoyenne Agar a soulevé comme d’habitude les transports enthousiastes de l’auditoire. L’artiste a dû se trouver bien vengée des attaques malveillantes et mensongères de Versailles, et l’ovation dont elle a été l’objet, les applaudissements frénétiques et les bravos ont dû lui prouver que le peuple de Paris sait, lui aussi, protéger les arts à sa façon lorsqu’il apprécie le caractère de l’interprète. »

Les invectives contre Agar reprirent encore après la Commune. Édouard Thierry protesta avec la plus grande énergie contre ces fausses accusations, disant quel avait été l’esprit d’indépendance dont elle avait fait preuve.

Il est vraiment regrettable que Jules Claretie, dans son Histoire de la Révolution de 1870-1871, n’ait pas insisté, de son côté, sur le peu de fondement de ces calomnies, en écrivant, au contraire, ces lignes qui peuvent prêter à l’équivoque :

« Les Tuileries, palais des rois, s’illuminaient pour des fêtes où la citoyenne Agar déclamait des vers d’Auguste Barbier, où la citoyenne Bordas chantait sous les voûtes dorées les refrains mugissants de la canaille. »

Agar était aux Tuileries par ordre. Elle était si peu de cœur avec la Commune qu’elle cacha chez elle, au moment des massacres de la Roquette, un ecclésiastique et quatre gendarmes qu’elle arracha ainsi à une mort certaine. Ses camarades du Français ne savaient que trop répéter quel avait été son dévoûment pour les blessés, l’unique préoccupation de sa vie pendant le siège, combien admirables sa dignité et son courage dans la journée du 11 mai aux Tuileries.

Le gouvernement de la Commune organisait des concerts, il lui fallait des artistes. Agar, pas plus que Mme Bordas ni les autres artistes qui prirent part à ces fêtes, ne pouvaient, sans danger, refuser d’obéir à des ordres.

Malgré le trouble des journées révolutionnaires, en dépit de recettes lamentables, quelques théâtres étaient restés ouverts. Le Gymnase donnait Fernande, les Idées de Madame Aubray, le Collier de Perles, le Monde où l’on s’amuse ; la Gaîté, la Grâce de Dieu ; le Châtelet, le Courrier de Lyon.

Les cafés-concerts, depuis l’armistice, n’avaient guère fermé leurs portes. L’Eldorado, l’Alcazar, la Pépinière et Ba-ta-clan tenaient bravement tête à l’agitation révolutionnaire. Le répertoire n’avait pas changé, la vie était trop angoissée pour favoriser l’éclosion de chansons nouvelles.

Il n’y a pas encore d’allusions politiques ; ni les hommes de la Défense Nationale, ni les agitateurs de l’Hôtel de Ville ne se voient encensés ou ridiculisés, l’heure est trop grave, même en France « où tout finit par des chansons[23] ».

Dans les tout derniers jours de la Commune, le gouvernement ayant manifesté l’intention de fermer l’Eldorado pour y installer des services publics, Renard, alors directeur, se vit obligé d’abandonner ses fonctions. Voulant à tout prix sauvegarder les intérêts de ses camarades, Pacra obtint de J.-B. Clément, délégué de Montmartre, l’autorisation d’administrer l’Eldorado en société avec tout le personnel artistique. Cette association toute confraternelle eut une réussite complète. Les recettes partagées entre les artistes tarent presque brillantes malgré la période tourmentée que l’on traversait.

Mais les derniers jours de la Commune, les plus terribles que Paris ait vécus dans l’histoire contemporaine, sont arrivés. Le 25 et le 26 mai 1871, les incendies s’allument de toutes parts. Les Tuileries ne sont plus qu’un immense brasier, le feu est au Théâtre-Lyrique ; le théâtre de la Porte-Saint-Martin, les Délassements comiques sont détruits par les incendiaires.

C’est bien cette fois l’arrêt absolu de toute vie théâtrale et cette absence de tout spectacle comme de toute distraction mondaine se prolonge longtemps, si pénible est l’état d’esprit qui suit la chute de la Commune dans Paris ensanglanté et mutilé, si obsédants les souvenirs de cette guerre civile succédant aux souffrances du siège.

La France était en deuil, et, dans le monde des théâtres, nombreux étaient les disparus.

Auber, malade dès le début de la guerre, venait de mourir le 12 mai. Ses obsèques n’eurent lieu qu’après l’entrée de l’armée de Versailles.

Alexandre Dumas était mort, oublié au milieu de la tourmente, dans un coin retiré de la Normandie. Ponson du Terrail était mort à Bordeaux. Émilie Dubois venait de disparaître en pleine jeunesse. Rose Didier, du Gymnase, avait succombé aux privations du siège, elle avait à peine trente ans. Mort aussi de misère Bernardin, qui avait été chef d’orchestre aux Bouffes et à l’Athénée ; morts, Félix, du Vaudeville ; Villemot, le spirituel chansonnier ; Mme Henri Pottier, professeur au Conservatoire, ancienne dugazon de l’Opéra-Comique ; Ancessy, le chef d’orchestre du Théâtre-Français ; Deshayes, qui avait joué à l’Odéon et aux Variétés ; Belnice, ancien trial de l’Opéra-Comique, qui avait eu l’idée originale de se faire nommer garde forestier, pour pouvoir vivre à la campagne.

Morte, dès le 12 septembre, Clarisse Miroy, la gracieuse partenaire de Frédérik Lemaître. Elle avait joué, à ses côtés, la reine de Ruy Blas, lors de la célèbre reprise de 1858 ; elle fut la légendaire interprète de Fanchon la vielleuse et de la Grâce de Dieu. Plus tard, prise par l’embonpoint, elle avait eu le courage assez rare chez les comédiennes de se résigner aux rôles burlesques, aux types à la Daumier qu’elle joua aux Bouffes, à la Gaîté et au Châtelet.

C’est dans cette atmosphère de deuil, de regrets et d’unanimes tristesses que s’écoulaient les dernières semaines du printemps de 1871. Et, cependant, directeurs, artistes et employés des théâtres faisaient tous leurs efforts pour mettre fin à un chômage pénible que les événements leur avaient imposé. Si une partie de la maison de Molière était à Londres, si Faure, Marie Sass, Belval, Gapoul étaient à Bruxelles, à Saint-Pétersbourg ou à New-York, beaucoup, moins fortunés, n’avaient pas quitté Paris ou avaient, tout au plus, fait, en province, une saison éphémère et peu lucrative.

Le 15 juin, les affiches commençaient à reparaître peu à peu. La Comédie-Française donnait l’Aventurière, avec Coquelin cadet dans le rôle d’Annibal ; le Gymnase reprenait Froufrou ; le Châtelet annonçait le Courrier de Lyon. On jouait Gavault, Minard et Cie au Palais-Royal ; l’Ange de minuit à l’Ambigu. Le 18 juin, les Folies-Dramatiques reprenaient le Canard à trois becs ; Frédérik Lemaître interprétait, à Cluny, Trente ans ou la vie d’un joueur. Les concerts Pasdeloup conviaient, le 15 juin, malgré la saison tardive, leurs auditeurs fidèles aux matinées dominicales.

L’argent est rare, le public élégant et la colonie étrangère ont fui Paris. Les recettes des théâtres sont médiocres. Le gouvernement, désireux, de son côté, de faire des économies, songe à pratiquer des coupes sombres dans le budget des beaux-arts ; on ne parle de rien moins que de réduire de 850.000 francs à 500.000 francs la subvention de l’Opéra et de supprimer purement et simplement celles allouées à l’Opéra-Comique, au Français et à l’Odéon.

L’Opéra-Comique fit, néanmoins, à ses risques et périls, sa réouverture le 3 juillet. Après le deuxième acte du Domino noir, chanté par Mlle Cicot, Montaubry et Melchissédec, Montaubry vint dire, à la mémoire d’Auber, des vers de Gallet, tandis que l’orchestre jouait, en sourdine, les motifs du maître disparu. La muse légère et gracieuse d’Haydée, du Philtre et de la Sirène revêtait une impression de tristesse. C’était comme le glas de toute une époque élégante et frivole qui avait disparu, comme devait tomber dans l’oubli cette musique aux mélodies faciles qui la caractérisait.

Le 12 juillet, eut lieu la réouverture de l’Opéra. Comme hommage à la mémoire d’Auber, malgré les amères désillusions que rappelait la soirée fameuse, au début de la guerre, dont c’était presque l’anniversaire, on reprit la Muette. Les artistes vinrent, entre le deuxième et le troisième acte, couronner le buste d’Auber.

Ce ne fut que le 12 septembre que le Théâtre-Lyrique rouvrit ses portes pour la première représentation d’un opéra-comique bien oublié aujourd’hui, Ne touchez pas à la reine, de Boisselot.

Avec l’hiver, la saison théâtrale retrouva son intensité. Le temps jetait, peu à peu, son voile sur les tristesses et les deuils. Paris reprenait sa physionomie et son activité, la vie artistique, un nouvel essor, aube d’une grande époque pour le théâtre comme pour la musique, et l’Entr’acte, qui reparaissait après une longue interruption, jetait ce cri d’espérance et de confiance dans l’avenir : « Les théâtres qui rouvrent, c’est Paris qui renaît. »


TABLE DES MATIÈRES


I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII


Imp. B. Aubin. — Ligugé (Vienne).
LIBRAIRIE FISCHBAGHER, 33, RUE DE SEINE, PARIS

EN VENTE :

Le Théâtre social en France de 1870 à nos jours, par ARMAND KAHN, un volume in-12 
 3 fr. 50
Le Théâtre du peuple, — Le Théâtre du Passé, — Le Théâtre nouveau, — Au delà du Théâtre, — Documents, par ROMAIN ROLLAND, un volume in-12 
 3 fr. 50
Le Théâtre Alsacien, par HENRI SCHŒN, un volume in-16 orné de 60 gravures 
 3 fr. 50
Le Théâtre à la mode au XVIIIe siècle, par BENEDETTO MARCELLO, un volume in-12 
 3 fr. 50
L’œuvre théâtrale de Meyerbeer, Étude critique, par ÉTIENNE DESTRANGES, in-12 
 2 fr.
L’œuvre de Meyerbeer, par HENRY EYMIEU, un vol. in-12 avec gravures et autographe 
 3 fr.
Meyerbeer. — Notes et souvenirs d’un de ses secrétaires, par JOHANNÈS WEBER, un vol. in-12 
 3 fr. 50
Le Théâtre contemporain et le répertoire de nos trois grandes scènes, par HENRI DE CURZON, in-8o 
 1 fr.
Le Théâtre espagnol et sa visite à Paris, par H. DE CURZON, in-8 
 1 fr.
Monsigny et son temps, l’Opéra-Comique et la Comédie italienne, les auteurs, les compositeurs, les chanteurs, par ARTHUR POUGIN. un volume grand in-8o 
 10 fr.
Soixante-sept ans à l’Opéra en 1 page, du Siège de Corinthe à la Walkyrie (1826 à 1893), par ALBERT SOUBIES, in-4o 
 15 fr.
Soixante-neuf ans à l’Opéra-Comique en 2 pages, de la première de la Dame blanche, à la millième de Mignon (1825 à 1894), par ALBERT SOUBIES, in-4o 
 5 fr.
La Comédie-Française depuis l’époque romantique, 1835-1894, ALBERT SOUBIES, un volume in-4o 
 12 fr.
Le Théâtre-Italien au temps de Napoléon et de la Restauration d’après des Documents inédits, par ALBERT SOUBIES, in-8o illustré de 13 planches 
 3 fr.
Notes et Documents inédits sur l’Opéra-Comique et quelques-uns de ses artistes pendant la Révolution, par ÉMILE BAUX, in-8. 
 2 fr.
Souvenirs d’un Artiste, par PAUL VIARDOT, un vol. in-12. 
 3 fr. 50

imp. e. aubin. — ligugé (vienne).
  1. Cette étude a été publiée par le Gil Blas dans les numéros parus du 12 au 25 mai 1910.
  2. G. d’Heylli a publié, dans le Correspondant de 1885, une étude des plus intéressantes sur la Comédie-Française pendant le siège et la Commune.
  3. Voici du reste quel était l’unique programme de chaque soir à l’Alcazar :

    La Marseillaise, Le Rhin Allemand, Les Girondins, Le Réveil du lion, Les Prussiens, À nous le Rhin, Nos ennemis, La Française, La 32e demi-brigade, Le bataillon de la Moselle, À la Frontière, Vive la France, La Garde mobile.

  4. « Une voix claire et perçante que tout le monde reconnut être celle d’Émile de Girardin. »
    (F. Sarcey : Le Siège de Paris.)
  5. La musique, composée sur la poésie de Casimir Delavigne, est plus que médiocre. Adolphe Nourrit provoqua néanmoins un enthousiasme indescriptible en la chantant, en 1831, à une cérémonie anniversaire des journées de Juillet, au Panthéon, en présence de Louis-Philippe.
    Au dernier couplet :

    Tambours, du convoi de nos frères
    Roulez le funèbre signal,

    l’émotion fut, paraît-il, indescriptible.
  6. Ed. Thierry : Journal de la Comédie Française pendant les deux sièges.
  7. Gibeau était petit, gros et… laid ; ses traits rappelaient quelque peu ceux d’un naturel du Céleste-Empire, mais c’était un excellent tragédien qui se fit remarquer à l’Odéon dans Macbeth. Il accompagna Agar, en 1872, dans sa tournée en Angleterre.
  8. Interprètes : Leroy, Miral, Nathan, Mmes Travisan, Heilbronn et Brière.
  9. Th. Gautier, Journal Officiel, août 1870.
  10. La réouverture eut lieu, comme nous le verrons, le 12 juillet 1871. On ne peut considérer comme représentations de l’Opéra quelques concerts organisés pendant le siège.
  11. Le directeur de l’Opéra-Comique reçut, le 20 août, une lettre du fils de Hérold, qui regrettait que la reprise de Zampa eût lieu en présence de nos désastres. Il abandonnait les droits d’auteur à la Société internationale des Secours aux blessés.
  12. Citons, parmi les actes héroïques, si nombreux à cette époque, le sculpteur Clésinger, qui, doué d’une force peu commune malgré ses cinquante-sept ans, s’engagea dans un régiment de cuirassiers.
  13. Quelque triste que fût la vie de Paris, l’aspect de Berlin, malgré les victoires successives des armées allemandes, était, paraît-il, plus sinistre encore. La Taglioni, devenue comtesse de Gilbert de Voisins, à la recherche de son fils, officier de zouaves, blessé et prisonnier à Gravelotte, et qu’elle devait retrouver à Cologne, écrivait ses impressions sur la capitale prussienne :

    « La ville est morte, les rues sont désertes. On ne rencontre que des femmes en deuil et des vieillards. La consternation est générale, la misère est épouvantable, la vie impossible à quiconque n’est pas très riche. Les grands magasins sont fermés. On s’étonne que, toujours vainqueurs, les Prussiens n’aient pas anéanti l’armée française et pris Paris. On parait singulièrement découragé. »

  14. Beethoven va souvent figurer en effigie dans les programmes avec cette poésie :

    Là-haut qui sourit,
    Est-ce un esprit, est-ce une femme ?

    Victor Hugo a appliqué ces vers des Châtiments à une musique de trivialité manifeste, qu’il a, le plus sérieusement du monde, attribuée à Beethoven. Pendant plus de vingt ans, cette hérésie est passée inaperçue. Ce n’est que ces dernières années que le Ménestrel a signalé cette erreur grossière et retrouvé le malheureux « air de Beethoven » dans un mauvais vaudeville du milieu du siècle dernier.

  15. Ces lignes étaient écrites quand ont paru les mémoires de Got. Cette lettre y est reproduite ainsi qu’une réponse de Coquelin et des commentaires du Figaro (21 novembre 1870). Ces paroles de Got sont si empreintes de dignité et d’indépendance qu’il nous a semblé néanmoins indispensable de les faire figurer dans cette étude.
  16. Éd. Thierry.
  17. Nous reproduisons la fin de la poésie de Gondinet, que nous avons retrouvée dans les journaux de l’époque :

    . . . . . . . . . . . . . . . .

    . . . . . . . . . . . . . . . .

    En quel temps serions-nous plus jaloux de nos gloires ?
    Il semble que jamais ton nom n’avait jeté
    Tant d’éclat, ô poète, et leurs sombres victoires
    Nous font plus grande encor ton immortalité.

    Mais ce n’est plus Paris, souriant et sceptique,
    Qui va fêter Agnès, Alceste et Scapin, non !
    C’est Paris prisonnier, blessé, meurtri, stoïque,
    Qui fête leur génie au bruit de leurs canons.

    En s’élevant vers toi, l’âme se rassérène !
    Jamais l’esprit français n’a résonné si fort.
    Et dans le doux pays où ton rêve nous mène,
    Nous nous sentons plus loin de ces hordes du Nord.

  18. Ed. Thierry, La Comédie-Française pendant les deux sièges.
  19. Jules-Didier Seveste, né à Paris le 24 octobre 1846, fils de Seveste (Édmond), directeur du Théâtre-Français, après 1848, et de l’Opéra National, qui devint le Théâtre-Lyrique. Il était élève de Régnier, et premier prix du Conservatoire. Il avait commencé par jouer les rôles comiques, mais il se sentit attiré peu à peu vers la tragédie.
  20. Les programmes de spectacles ne figurent au Journal officiel de la Commune qu’à partir du 29 avril, et, encore, d’une façon intermittente.
  21. De Villebichot n’a guère écrit que pour le café-concert. Ses compositions mirent en vedette Madame Amati, Marius Richard…
  22. On ne s’attendait guère
    À voir… Pugno… en cette affaire.

  23. Ce n’est que plus tard, pendant l’hiver de 1872 et encore plus les années suivantes, que les malheurs de la guerre fourniront aux auteurs de romances un thème inépuisable qui tournera vite à l’obsession. Chose curieuse, ce chauvinisme sentimental auquel nous faisons allusion ne sévira pas tout d’abord. La chanson qui évoquera le souvenir de nos défaites aura primitivement une allure de satire bon enfant, d’un caractère bien français. Pacra chante, par exemple, en octobre 1872, Les Pendules, de Roussel de Méry :

    S’il vous plaît, messieurs, s’il vous plaît,
    Puisque je fais votre rencontre,
    Dites-moi donc l’heure qu’il est,
    Certain voleur m’a pris ma montre !
    Chacun me dit : C’est un Prussien !
    Pauvre Jocrisse que vous êtes,
    Pour moi, Messieurs, n’en croyez rien,
    Non, les Prussiens sont trop honnêtes.

    Le voleur ne se contente pas de la montre ; la pendule du salon, le coucou du vestibule, l’horloge du village et jusqu’au cadran solaire qui a dû cependant être bien lourd à enlever du jardin, il a tout emporté !

    Si le soleil était moins haut,
    Il l’aurait pris avec la lune !
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
    C’est donc aux Prussiens désormais
    Qu’il nous faudra demander l’heure,
    Je vous promets qu’ils la diront.
    Quant aux pendules, leurs conquêtes,
    Soyez certains qu’ils les rendront,
    Tous les Prussiens sont si honnêtes !

    D’autres fois, ce sont les républicains, dont les convictions datent à peine du septembre, qui sont bafoués en langage encore plus familier dans ces couplets également au répertoire de Pacra :

    Tu dis, Poulot, que tu aim’s la République ?
    T’es employé, tu voudrais d’ l’avancement
    Et, fidèl’ment tu chang’s de politique
    À chaqu’ fois que chang’ le gouvern’ment.

    Servir la France est d’un bon patriote,
    Mais blanc ce soir et demain sans culotte.
    Ta politiq’ est cell’ d’un Arlequin :
    Ce n’est pas cell’ d’un vrai républicain !

    Nous avons cité ces rimes sans prétention, mais où l’esprit et l’idée ne manquent pas. C’était la vraie chanson, dans toute sa bonhomie, elle nous ramène bien loin des obscénités du café-concert contemporain.