Le Tour de la France par deux enfants/027
Le samedi suivant, Julien fut encore le premier ; il était si content,
qu’il sautait de plaisir en revenant de l’école.
Mme Gertrude était assise à sa fenêtre devant sa machine à coudre. La fenêtre était ouverte, car il faisait beau temps.
En relevant la tête Mme Gertrude aperçut de loin le petit garçon : à son air satisfait elle devina vite qu’il avait de bonnes nouvelles ; elle lui sourit donc ; l’enfant aussitôt éleva en l’air ses bons points et accourut à toutes jambes pour les lui mettre dans la main. Cette fois il ne dit rien pour se glorifier, mais le cœur lui battait d’émotion.
— Vous êtes un brave enfant, Julien ; embrassez-moi, et dites-moi ce qui vous ferait le plus de plaisir, car je veux vous récompenser.
Julien rougit, et lorsqu’il eut embrassé la bonne dame :
— Peut-être bien, Madame Gertrude, qu’en cherchant dans votre mémoire vous y retrouveriez encore une histoire à me raconter, comme celle de Claude le Lorrain.
— Mon Dieu, Julien, puisque vous aimez tant la Lorraine et que j’ai commencé à vous parler des grands hommes qu’elle a donnés à la patrie, je veux bien continuer.
Julien approcha sa petite chaise pour mieux entendre ; car la machine à coudre faisait du bruit et il ne voulait pas perdre une parole.
— Vous saurez d’abord, Julien, que, toutes les fois qu’il s’est agi de défendre la France, la Lorraine a fourni des hommes résolus et de grands capitaines. Vous vous rappelez que la Lorraine est placée sur la frontière française : nous sommes donc, nous autres Lorrains, comme l’avant-garde vigilante de la patrie, et nous n’avons pas manqué à notre rôle : nous avons donné à la France de grands généraux pour la défendre. Nancy a vu naître Drouot, fils d’un pauvre boulanger, célèbre par ses vertus privées comme par ses vertus militaires, et que Napoléon Ier appelait le sage. Bar-le-Duc, le chef-lieu du département de la Meuse, nous a donné Oudinot, qui fut blessé trente-cinq fois dans les batailles, et Exelmans, autre modèle de bravoure. Le général Chevert, de Verdun, défendit une ville avec quelques centaines d’hommes seulement et donna l’exemple d’une valeur inflexible. Et votre ville de Phalsbourg, petit Julien, elle a vu naître le maréchal Lobeau, encore le fils d’un boulanger, qui devint un de nos meilleurs généraux et dont on disait : « il est invariable comme le devoir. »
Mais si les hommes, en Lorraine, se sont illustrés à défendre la patrie, sachez qu’une femme de la Lorraine, une jeune fille du peuple, Jeanne Darc s’est rendue encore plus célèbre. Écoutez son histoire.
I. Jeanne Darc était née à Domremy, dans le département des Vosges où nous sommes, et elle n’avait jamais quitté son village.
Bien souvent, tandis que ses doigts agiles dévidaient la quenouille de lin, elle avait entendu dans la maison de son père raconter la grande misère qui régnait alors au pays de France. Depuis quatre-vingts ans la guerre et la famine duraient. Les Anglais étaient maîtres de presque toute la France ; ils s’étaient avancés jusqu’à Orléans et avaient mis le siège devant cette ville ; ils pillaient et rançonnaient le pauvre monde. Les ouvriers n’avaient point de travail, les maisons abandonnées s’effondraient, et les campagnes désertes étaient parcourues par les brigands. Le roi Charles VII, trop indifférent aux misères de son peuple, fuyait devant l’ennemi, oubliant dans les plaisirs et les fêtes la honte de l’invasion.
Lorsque la simple fille songeait à ces tristes choses, une grande pitié la prenait. Elle pleurait, priant de tout son cœur Dieu et les saintes du paradis de venir en aide à ce peuple de France que tout semblait avoir abandonné.
Un jour, à l’heure de midi, tandis qu’elle priait dans le jardin de son père, elle crut entendre une voix s’élever : — Jeanne, va trouver le roi de France ; demande-lui une armée, et tu délivreras Orléans.
Jeanne était timide et douce ; elle se mit à fondre en larmes. Mais d’autres voix continuèrent à lui ordonner de partir, lui promettant qu’elle chasserait les Anglais.
Persuadée enfin que Dieu l’avait choisie pour délivrer la patrie elle se résolut à partir.
Tout d’abord elle fut traitée de folle, mais la ferme douceur de ses réponses parvint à convaincre les plus incrédules. Le roi lui-même finit par croire à la mission de Jeanne, et lui confia une armée.
A ce moment les Anglais étaient encore devant Orléans, et toute la France avait les yeux fixés sur la malheureuse ville, qui résistait avec courage, mais qui allait bientôt manquer de vivres. Jeanne, à la tête de sa petite armée, pénétra dans Orléans malgré les Anglais. Elle amenait avec elle un convoi de vivres et de munitions.
Les courages se ranimèrent. Alors Jeanne, entraînant le peuple à sa suite, sortit de la ville pour attaquer les Anglais.
Dès la première rencontre, elle fut blessée et tomba de cheval. Déjà le peuple, la croyant morte, prenait la fuite : mais elle, arrachant courageusement la flèche restée dans la plaie et remontant à cheval, courut vers les retranchements des Anglais. Elle marchait au premier rang et enflammait ses soldats par son intrépidité : toute l’armée la suivit, et les Anglais furent chassés. Peu de jours après, ils étaient forcés de lever le siège.
Après Orléans, Jeanne se dirigea vers Reims, où elle voulait faire sacrer le roi. D’Orléans à Reims la route était longue, couverte d’ennemis. Jeanne les battit à chaque rencontre, et son armée entra victorieuse à Reims, où le roi fut sacré dans la grande cathédrale.
Jeanne déclara alors que sa mission était finie et qu’elle devait retourner à la maison de son père. Mais le roi n’y voulut pas consentir et la retint en lui laissant le commandement de l’armée.
II. Bientôt Jeanne fut blessée à Compiègne, prise par trahison et vendue aux Anglais qui l’achetèrent dix mille livres. Puis les Anglais la conduisirent à Rouen, où ils l’emprisonnèrent.
Le procès dura longtemps. Les juges faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour embarrasser Jeanne, pour la faire se contredire et se condamner elle-même. Mais elle, répondant toujours avec droiture et sans détours, savait éviter leurs embûches.
— Est-ce que Dieu hait les Anglais ? lui demandait-on. — Je n’en sais rien, répondit-elle ; ce que je sais, c’est qu’ils seront tous mis hors de France, sauf ceux qui y périront.
On lui demandait encore comment elle faisait pour vaincre :
— Je disais : « Entrez hardiment parmi les Anglais, » et j’y entrais moi-même.
— Jamais, ajouta-t-elle, je n’ai vu couler le sang de la France sans que mes cheveux se levassent.
Après ce long procès, après des tourments et des outrages de toute sorte, elle fut condamnée à être brûlée vive sur la place de Rouen.
En écoutant cette sentence barbare, la pauvre fille se prit à pleurer. « Rouen ! Rouen ! disait-elle, mourrai-je ici ? » — Mais bientôt ce grand cœur reprit courage.
Elle marcha au supplice tranquillement ; pas un mot de reproche ne s’échappa de ses lèvres ni contre le roi qui l’avait lâchement abandonnée, ni contre les juges iniques qui l’avaient condamnée.
Quand elle fut attachée sur le bûcher, on alluma. Le Frère qui avait accompagné Jeanne Darc était resté à côté d’elle, et tous les deux étaient environnés par des tourbillons de fumée. Jeanne, songeant comme toujours plus aux autres qu’à elle-même, eut peur pour lui, non pour elle, et lui dit de descendre.
Alors il descendit et elle resta seule au milieu des flammes qui commençaient à l’envelopper. Elle pressait entre ses bras une petite croix de bois. On l’entendit crier : Jésus ! Jésus ! et elle mourut.
Le peuple pleurait : quelques Anglais essayaient de rire, d’autres se frappaient la poitrine, disant : — Nous sommes perdus ; nous avons brûlé une sainte.
Jeanne Darc, mon enfant, est l’une des gloires les plus pures de la patrie.
Les autres nations ont eu de grands capitaines qu’ils peuvent opposer aux nôtres. Aucune nation n’a eu une héroïne qui puisse se comparer à cette humble paysanne de Lorraine, à cette noble fille du peuple de France.
Dame Gertrude se tut ; Julien poussa un gros soupir, car il était ému, et comme il gardait le silence en réfléchissant tristement, on n’entendait plus que le bruit monotone de la machine à coudre.
Au bout d’un moment, Julien sortit de ses réflexions.
Oh ! Mme Gertrude, s’écria-t-il, que j’aime cette pauvre Jeanne, et que je vous remercie de m’avoir dit son histoire !