Le Tour de la France par deux enfants/054

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LIV. — Julien parcourt Clermont-Ferrand — Les maisons en lave. — Pâtes alimentaires et fruits confits de la Limagne. — Réflexions sur le métier de marchand.

Le vrai bonheur est dans la maison de la famille.

Quand le petit Julien arriva à Clermont et qu’il eut parcouru les rues de la ville pour faire les commissions du patron, il fut tout désappointé.

— Oh ! André, dit-il au retour pendant le dîner, que c’est triste, cette ville-là ! les maisons sont si hautes, et toutes les pierres noires comme de l’ardoise ! on dirait une prison ; pourquoi donc, monsieur Gertal ?

— C’est qu’ici, presque tout est construit en lave.

— En lave ? ce n’est pas beau, la lave ; qu’est-ce que c’est donc ?

— Julien, dit André, tu réponds trop vite ; cela fait que tu parles sans réfléchir. Voyons, qu’est-ce qui sort des volcans ?

UNE COULÉE DE LAVE LE LONG D’UNE RIVIÈRE. — Lorsque la lave des volcans coulait liquide et brûlante sur leurs flancs, elle s’amassait là où elle rencontrait des obstacles, et en se refroidissant elle forma ainsi des sortes de murs. Plus tard, ces murs se sont fendus et divisés régulièrement. La coulée de lave représentée ici a l’aspect d’une rangée de tuyaux d’orgue.


Cette fois, Julien réfléchit un moment et dit :

— Je me rappelle, à présent : il sort des volcans une sorte de boue brûlante appelée lave. Il y a beaucoup d’anciens volcans en Auvergne, il doit y avoir de la lave ; mais on fait donc des maisons avec la lave des volcans ?

— Oui, Julien, reprit M. Gertal, la lave refroidie a la couleur de l’ardoise, ce qui est sombre, c’est vrai ; mais la lave a une dureté et une solidité égales à celles du marbre. Il y a en Auvergne des masses de lave considérables qu’on appelle des coulées parce qu’elles ont coulé des volcans ; on en rencontre parfois qui bordent le lit des rivières comme une longue rangée de tuyaux d’orgue ; il y a aussi dans la lave des trous, des colonnades, des grottes curieuses ayant toute sorte de formes. Depuis cinq siècles on exploite en Auvergne des carrières de lave, et on en a retiré de quoi bâtir toutes les maisons de la Limagne, et des pays voisins.

UNE GROTTE DE LAVE. — Dans la lave sortie autrefois des volcans se creusent des grottes avec des colonnes, dont quelques-unes ont des formes les plus curieuses.

— Tout de même, dit le petit Julien, c’est bien singulier de penser que les volcans nous ont donné la maison où nous voilà !

— Ils ont aussi donné à la Limagne sa richesse. Généralement les terrains volcaniques sont plus fertiles. C’est avec les blés abondants de la Limagne que Clermont fait les excellentes pâtes alimentaires, les vermicelles, les semoules dont j’ai acheté une grande quantité et que nous chargerons demain dans la voiture. Les fruits secs et confits que Clermont prépare si bien et à bon marché ont aussi mûri dans la Limagne.

— Est-ce que vous en avez acheté, monsieur Gertal ?

— Oui, dit le patron, et j’en trouverai une vente certaine, car ils sont renommés. En même temps, il chercha dans sa poche et atteignit un petit sac : — Voici des échantillons ; goûtez cette marchandise, enfants.

Il y avait des abricots, des cerises, des prunes. Julien fut d’avis que la Limagne était un pays superbe, puisqu’il donne des fruits si parfaits, et que les habitants étaient fort industrieux de savoir si bien les conserver.

M. Gertal reprit alors : — Pour votre vente à vous, enfants, je vous achèterai des dentelles du pays : à Lyon, vous les vendrez à merveille.

— Des dentelles ! s’écria Julien ; mais, monsieur Gertal, est-ce que nous saurons vendre cela ?…Comment voulez-vous ?… — Et l’enfant regardait le patron d’un air penaud.

— Bah ! pourquoi non, petit Julien ? Je te montrerai. Il est bon de s’habituer à travailler en tout genre quand on a sa vie à gagner. Un paquet de dentelles sera moins lourd à porter chez les acheteurs que deux poulardes.

— Pour ça, c’est vrai, reprit gaîment le petit garçon ; les poulardes étaient pesantes, monsieur Gertal : vous les aviez joliment choisies. Mais, dites-moi, en Auvergne, les femmes font donc de la dentelle et des broderies, comme dans mon pays de Lorraine ?

DENTELLIÈRE D’AUVERGNE. — La dentelle se fait sur un métier portatif, sorte de coussin, au milieu duquel se trouve une petite roue percée de trous qui correspondent au dessin de la dentelle. Les dentellières ont souvent le tort de tenir leur métier sur leur genoux, au lieu de le placer sur une table ; elles peuvent ainsi devenir contrefaites et même, à la longue, elles s’exposent aux paralysies, à cause de la position immobile qu’elles gardent pour ne pas ébranler leur métier.


— Elles font des dentelles à très bas prix et solides. Il y a soixante-dix mille ouvrières qui travaillent à cela dans l’Auvergne et dans le département voisin, la Haute-Loire, chef-lieu le Puy. Comme la vie est à bon marché dans tous ces pays, et que les populations sont sobres, économes et consciencieuses, elles fabriquent à bon compte d’excellente marchandise, et le marchand qui la revend n’a point de reproches à craindre.

— C’est un métier bien amusant d’être marchand, dit le petit Julien ; on voyage comme si on avait des rentes, et on gagne l’argent aisément.

— Petit Julien, répondit M. Gertal, je m’aperçois que tu parles souvent à présent sans réflexion. En ce moment-ci, il se trouve que la vente est bonne et qu’on gagne sa vie, c’est agréable ; mais tu oublies qu’il y a des mois et quelquefois des années où on ne vend pas de quoi vivre, et petit à petit on mange tout ce qu’on avait amassé. Et puis, tu crois donc que moi, qui ai vu cent fois ces pays nouveaux pour toi, je n’aimerais pas mieux, à cette heure, être au coin de mon feu, assis auprès de ma femme avec mon fils sur les genoux, au lieu d’errer sur toutes les grandes routes en songeant à ma petite famille et en m’inquiétant de tout ce qui peut lui arriver pendant mon absence ?

— Oh ! c’est vrai, monsieur Gertal ; voilà que je deviens étourdi tout de même ! Je parle comme cela, du premier coup, sans réfléchir ; ce n’est pas beau, et je vais tâcher de me corriger. Je comprends bien, allez, que, pour celui qui a une famille, rien ne vaut sa maison, son pays.