Le Tourbillon/01

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Postif.
Les Éditions G. Crès & Cie (p. 1-8).


CHAPITRE PREMIER

LES REPASSEUSES


— Tu m’entends, Saxonne ? Il faut venir. Qu’importe que ce soient des maçons ? J’y rencontrerai des amis très comme il faut, et toi aussi. L’harmonie Al Vista sera là, et tu sais qu’elle joue divinement. D’ailleurs tu raffoles de la danse.

À vingt pas, l’exclamation d’une femme âgée interrompit les exhortations de la jeune fille. Elle leur tournait le dos, un dos branlant, bombé, déformé, et ce dos commençait à se soulever convulsivement.

— Mon Dieu ! criait la vieille, oh ! mon Dieu !

Comme un animal pris au piège, elle lançait des regards effarés d’un bout à l’autre de la grande salle blanchie au lait de chaux, qui semblait vibrer de chaleur et qu’embuait la vapeur surgie du linge humide sous les nombreux fers des repasseuses. Ses voisines, qui toutes balançaient leurs carreaux avec une précipitation bien rythmée, lui jetèrent de rapides coups d’œil, et le taux d’efficacité du travail dut pâtir d’une vingtaine de mouvements inachevés ou maladroits. Parmi les repasseuses de fin, qui travaillaient aux pièces, le cri de la vieille avait fait passer le frisson angoissant d’une perte d’argent possible.

D’un visible effort elle se ressaisit en même temps qu’elle reprit son fer, puis se mit à tapoter fébrilement le vêtement fragile et garni de volants disposé sur sa planche.

— J’ai cru que ça allait la reprendre ; et toi ? demanda la jeune fille.

— Quel malheur ! Une femme de son âge et de sa… condition ! répondit Saxonne en tuyautant au petit fer un col de dentelle. Ses mouvements étaient délicats, sûrs et rapides, et bien que sa figure blêmît de fatigue et de chaleur, elle ne ralentissait pas son allure.

— Et dire qu’elle en a sept, dont deux à la maison de correction ! appuya la titulaire de la planche voisine, avec un reniflement sympathique.

— Il faut absolument que tu viennes à Weasel-Park demain, Saxonne. Les réunions des maçons sont toujours amusantes ; il y aura des équipes à la corde, des courses de cent kilos, de la vraie gigue irlandaise, et tout le tremblement. Et le parquet du pavillon est une merveille.

Nouvelle interruption du fait de la vieille : elle laissa tomber son fer en plein sur la chemisette, tâtonna pour se raccrocher à la planche, plia sur les genoux et les hanches, et s’affaissa sur le plancher comme un sac à moitié vide. Son cri prolongé s’éleva dans l’air renfermé de la salle en même temps que l’odeur du roussi. Les voisines se bousculèrent, en premier lieu vers le fer pour sauvegarder le linge, puis autour de la malade, tandis que la contremaîtresse accourait dans l’allée d’un air belliqueux. Les ouvrières un peu plus éloignées continuaient leur travail, mais avec une imprécision de gestes qui dut bien abaisser d’une minute le rendement de l’atelier de fin.

— Il y a de quoi faire tourner de l’œil à un chien ! murmura la jeune fille en cognant le support de son fer avec détermination. La vie d’une honnête ouvrière n’est pas ce qu’on dégoise. Vivement mon numéro pour la sortie ! Voilà où j’en suis.

— Marie !…

Ce nom fut prononcé avec une telle profondeur de réprobation que Saxonne, pour l’accentuer, dut arrêter son fer et perdre de ce fait une douzaine de mouvements.

Marie, à moitié effrayée, lui lança une œillade par-dessus la table.

— Ce n’est pas cela que je voulais dire, Saxonne, gémit-elle. Parole d’honneur, je ne ferais jamais une chose pareille. Mais je te demande un peu si une journée comme celle-ci n’est pas faite pour vous porter sur les nerfs. Écoute-moi ça !

La femme affligée, étendue sur le dos, tambourinait des talons sur le plancher, et poussait une clameur incessante et monotone, comme une sirène mécanique. Deux compagnes l’avaient saisie sous les aisselles et la traînaient le long de l’allée, sans qu’elle interrompît son roulement ni sa complainte. Mais, par la porte ouverte éclata soudain le tonnerre contenu des machines, et ces bruits secondaires furent noyés avant qu’elle ne se refermât. Il ne subsista de l’épisode que cette sinistre odeur de roussi.

— C’est écœurant, déclara Marie.

En suite de quoi, et pendant longtemps, les fers nombreux furent soulevés et retombèrent. L’allure de l’atelier n’était en rien ralentie. La contremaîtresse arpentait les allées latérales, guettant d’un œil menaçant les moindres symptômes d’attaques de nerfs. De temps à autre une repasseuse perdait un instant le pas, poussait un halètement ou un soupir, puis se rattrapait avec une détermination excédée. Le long jour d’été déclina, mais non la chaleur, et le travail se poursuivit sous la clarté crue des lampes électriques.

Vers neuf heures les premières ouvrières commencèrent à quitter l’atelier. La montagne des empesages de fantaisie avait été démolie, à part quelques objets traînant sur les planches encore occupées. Saxonne termina son travail avant Marie, à la planche de qui elle s’arrêta en sortant.

— Samedi soir et encore une semaine de passée, observa Marie. Combien penses-tu avoir gagné, Saxonne ?

— Douze dollars et quart, fut la réponse, teintée d’une ombre de fierté. Et j’aurais fait davantage si ce n’était cette bande d’empeseuses à la manque.

— Bon sang ! Tu me fais la pige, complimenta Marie. Tu en mets ! Tu le boulottes ! Moi, j’ai seulement fait dix et demi, et pour une rude semaine… Je te verrai au train de neuf heures quarante. J’y compte, hein ? Nous pourrons faire un tour avant le commencement de la danse. Un tas de mes bons amis seront là dès l’après-midi.

À deux pas de la blanchisserie, un lampadaire électrique éclairait un groupe de vauriens. Saxonne pressa le pas en tournant le coin, et ses traits se durcirent inconsciemment. Elle ne saisit pas les mots murmurés à son passage, mais les rires grossiers lui laissaient deviner le commentaire, et du ressentiment lui échauffa les joues. Trois îlots plus loin, après avoir tourné à gauche, puis à droite, elle s’évanouit dans l’ombre déjà froide. Les deux côtés de la rue étaient occupés par des habitations ouvrières en bois caduc, dont les années avaient encrassé la vieille peinture, remarquables seulement par leur laideur et leur pauvreté.

Il faisait noir, certes, et cependant sans hésiter, d’un geste presque accueillant, elle tendit la main vers le gonflement familier et la protestation grinçante de la grande porte. Elle suivit l’étroite allée jusqu’au fond, évita la marche manquante sans même y penser, et entra dans la cuisine, où vacillait un unique bec de gaz qu’elle s’empressa d’ouvrir en grand. La chambre était petite, mais non en désordre, faute surtout de meubles à déranger. Le plâtre, terni par la vapeur des jours fréquents de blanchissage, restait fendillé depuis le grand tremblement de terre du printemps précédent ; le plancher était rugueux, disjoint et inégal ; devant le poêle il était percé de part en part et raccommodé avec un bidon à pétrole aplati en double. Un évier, une serviette sans fin, sale, quelques chaises et une table de bois complétaient le décor.

En approchant une chaise de la table elle écrasa du pied un trognon de pomme. Sur la toile cirée éraillée son souper l’attendait. Elle essaya les haricots refroidis et confits dans la graisse, mais y renonça et se beurra une tartine.

La maison branla sous un pas lourd, insouciant, et par la porte intérieure entra Sarah, personne d’âge moyen, émondée de poitrine, défaillante de chevelure, la face ridée de souci et bouffie de hargne.

— Euh ! c’est toi, grogna-t-elle en guise de bienvenue. Impossible de tenir ça au chaud. Quelle journée ! J’ai failli trépasser de chaleur. Et le petit Henri s’est fait une entaille horrible à la lèvre. Le docteur a dû y faire quatre points de suture.

Sarah s’approcha de la table et la domina de sa masse.

— Que trouves-tu à redire à ces haricots ? demanda-t-elle d’un air de défi.

Saxonne prit un temps et esquiva l’orage imminent.

— Rien, seulement… Seulement je n’ai pas faim. Il a fait si chaud toute la journée. C’était terrible à la blanchisserie.

Témérairement, elle prit une gorgée de thé refroidi, infusé depuis si longtemps qu’il lui fit dans la bouche l’effet d’un acide ; héroïquement, sous l’œil de sa belle-sœur, elle l’avala ; elle engloutit tout le reste de la tasse, s’essuya les lèvres de son mouchoir et se leva.

— Je vais me coucher.

— Ça m’étonne que tu n’ailles pas danser. C’est tout de même drôle que tu rentres morte de fatigue tous les soirs, et que quand même tu sois toujours prête à aller danser jusqu’à des heures indues.

Saxonne voulut parler, essaya de se retenir en serrant les lèvres, puis éclata :

— T’as jamais été jeune, peut-être ?

Sans attendre la réponse, elle entra dans sa chambre, qui ouvrait directement sur la cuisine. C’était une petite pièce, de huit pieds sur douze, et ici encore le tremblement de terre avait laissé ses marques sur le plâtre. Un lit, une chaise de bois blanc et une très ancienne commode constituaient l’ameublement. Saxonne avait connu cette commode toute sa vie et la revoyait parmi les souvenirs de sa plus tendre enfance. Elle savait que ses ancêtres l’avaient transportée à travers les plaines dans une « goélette des prairies ». Faite d’un acajou massif, une de ses extrémités était fendue et écornée par suite d’une chute du chariot dans le Rock Canyon. Un trou de balle rebouché dans le tiroir du haut attestait la bataille soutenue contre les Indiens à Little Meadow. Sa mère lui avait raconté ces événements ; elle lui avait dit aussi que la commode était venue originairement d’Angleterre avec la famille avant même la naissance de Washington.

Un petit miroir s’inclinait au-dessus de la commode. Sous le cadre étaient insérées des photographies de jeunes gens des deux sexes et de groupes de pique-nique où les hommes, le chapeau rejeté en arrière d’un air libertin, enlaçaient la taille des filles. Plus loin sur le mur étaient fixés un calendrier en couleurs, des réclames bariolées et de nombreux dessins découpés dans des revues, la plupart représentant des chevaux. À l’applique du gaz pendait un paquet embrouillé de carnets de bal copieusement griffonnés.

Saxonne commença à défaire son chapeau, puis soudain elle s’assit sur le lit. Elle pleurait doucement, se retenant autant que possible. Mais la porte mal fermée s’ouvrit sans bruit, et la voix de sa belle-sœur la fit tressaillir.

— Qu’est-ce que tu as encore ? Si tu n’aimais pas ces haricots…

— Non, non, ce n’est pas cela, s’empressa d’expliquer Saxonne. Je suis fatiguée, voilà tout, et les pieds me font mal. Je n’avais pas faim, Sarah. Je suis vannée.

— Si tu avais cette maison-ci à tenir, fut la réplique, et la cuisine à faire, et le blanchissage, et à supporter ce que je supporte, alors tu aurais de quoi être vannée. Tu as un boulot qui marche tout seul. Mais attends un peu… Sarah s’interrompit pour ricaner. Attends un peu, voilà tout, et quelque jour tu feras la sottise de te marier, comme moi, et alors ton tour viendra avec des gosses, des gosses, et des gosses, et adieu la danse et les bas de soie et les trois paires de souliers à la fois. Tu tiens un filon, tu n’as à t’occuper que de ta précieuse personne, avec un tas de jeunes gouapes à te faire de l’œil et à te dire que tu as de beaux yeux. Bah ! un beau jour tu t’attacheras à l’un d’eux, et alors, de temps en temps, tu auras peut-être les yeux au beurre noir, pour changer.

— Ne parle pas comme ça, Sarah ! protesta Saxonne. Mon frère n’a jamais porté la main sur toi, tu le sais bien.

— Non, il n’a jamais eu assez de culot. S’il ne peut pas gagner sa vie et entretenir sa femme avec trois paires de souliers, il vaut diantrement mieux que ta bande de gouapes sur laquelle une femme convenable ne voudrait même pas essuyer son unique paire de chaussures. Comment as-tu pu esquiver des ennuis depuis si longtemps, ça me dépasse. Possible que la jeunesse actuelle soit mieux renseignée sur ces affaires-là, je n’en sais rien. Mais je sais qu’une jeune fille qui a trois paires de souliers ne pense rien qu’à s’amuser, et qu’elle aura son tour, je le prédis. Quand j’étais fille, on ne se conduisait pas de la sorte. Ma mère m’aurait arraché la peau si j’avais fait les choses que tu fais. Et c’est elle qui avait raison, comme c’est tout le monde qui a tort maintenant. Regarde ton frère, qui court les réunions socialistes, qui mâche de l’air chaud et qui déterre, pour le syndicat, des cotisations supplémentaires de grève, comme qui dirait autant de pain qu’il retire de la bouche de ses enfants, au lieu de se mettre bien avec ses patrons. Rien qu’avec les droits qu’il paye il pourrait m’entretenir avec dix-sept paires de souliers, si j’étais assez bête pour les désirer. Un jour, rappelle-toi bien ce que je te dis, il se fera congédier, et alors qu’est-ce que nous deviendrons ? Qu’est-ce que je ferai, avec cinq bouches à nourrir et pas d’argent qui rentre à la maison ?

Elle s’arrêta à bout de souffle, mais en ébullition sous la pression de tirades encore prêtes à fuser.

— Oh, Sarah, je t’en prie, ferme la porte, implora Saxonne.

La porte battit violemment, et Saxonne, avant de se remettre à pleurer, entendit sa belle-sœur tripoter dans la cuisine en se parlant à haute voix.