Le Tourbillon/02

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Postif.
Les Éditions G. Crès & Cie (p. 9-17).


CHAPITRE II

UN BAL À WEASEL-PARK


Chacune des deux jeunes filles acheta son billet à l’entrée de Weasel-Park[1], et chacune, en allongeant son demi-dollar, se rendait parfaitement compte du nombre d’amidonnages de fantaisie que représentait cette somme.

Il était trop tôt pour qu’il y eût foule, mais les maçons commençaient à arriver avec leurs familles, chargés d’énormes paniers de provisions et de brassées de bébés ; race saine et rude d’ouvriers bien payés et robustes mangeurs. Disséminés parmi eux, plus petits de stature et de contours, ratatinés non seulement par l’âge mais aussi par les années de disette et une enfance misérable, on devinait, malgré leurs habits de coupe américaine convenable, des grands-pères et grand’mères qui avaient évidemment vu le jour en terre irlandaise. Leurs visages rayonnaient de contentement et d’orgueil pendant qu’ils trottinaient à côté de leur progéniture corpulente et mieux nourrie.

Marie et Saxonne n’appartenaient pas à ce milieu-là. Elles l’ignoraient et n’y connaissaient personne. Peu leur importait que la fête fût irlandaise, allemande ou slave, que ce fût le pique-nique des maçons, des brasseurs ou des bouchers. Les jeunes filles, elles, faisaient partie de la confrérie des danseuses, qui apportaient un appoint sérieux et constant aux recettes de toutes les réunions de ce genre.

Elles errèrent parmi les baraques où les moulins à cacahuètes et les brûloirs à maïs grillé tournaient à l’envi, puis allèrent inspecter le parquet du pavillon de danse. Saxonne, enlaçant un cavalier imaginaire, essaya quelques pas de valse chaloupée. Marie battit des mains.

— Bon sang ! s’écria-t-elle, ce que tu as du chic ! Et tes bas sont en duvet de pêche.

Saxonne eut un sourire flatté, pointa son pied chaussé de velours sur de hauts talons cubains, et souleva légèrement son étroite jupe noire, découvrant une cheville bien faite et la naissance du mollet, dont la peau blanche transparaissait sous les plus minces et les plus fragiles des bas de soie noire à cinquante cents. Elle était svelte et pas très grande, mais possédait les courbes classiques de la féminité. Sur sa chemisette blanche s’étalait un jabot plissé de dentelle à bon marché, retenu par une grosse agrafe en imitation de corail. Elle portait par là-dessus une pimpante jaquette dont les manches s’arrêtaient au coude, et des gants montants en faux suède. Le plus naturel de tous ces attraits consistait en quelques boucles, vierges du fer à friser, qui s’échappaient du provocant petit chapeau de velours noir rabattu sur ses yeux.

Les yeux noirs de Marie brillèrent de plaisir, d’un rapide élan elle saisit l’autre et l’embrassa à l’étouffer. Puis elle la lâcha, rougissant de sa propre extravagance.

— C’est une joie pour moi de te regarder ! dit-elle en manière d’excuse. Si j’étais un homme, je ne pourrais retenir mes mains de te toucher. Je te mangerais, j’en suis certaine !

Elles sortirent du pavillon la main dans la main, et se promenèrent au soleil, balançant joyeusement les bras, dans une exubérance de réaction contre leur semaine de labeur morbide. Elles se penchèrent sur la balustrade de la fosse aux ours, frissonnèrent à la vue de son unique et monstrueux occupant, puis coururent se payer dix minutes de rire devant la cage aux singes. Traversant les terrains, elles regardèrent la petite piste de courses au fond d’un amphithéâtre naturel où devaient avoir lieu les premiers jeux de l’après-midi. Puis elles explorèrent les bois, et s’égarèrent dans un lacis de sentiers dont chacun débouchait devant des tonnelles garnies de tables rustiques et de bancs peints en vert ; beaucoup étaient déjà retenues par des familles en partie de plaisir. Sur une pente gazonnée, entourée d’arbres, elles étendirent un journal et s’assirent sur l’herbe courte déjà bronzée par le soleil de Californie. L’idée de cette halte leur était inspirée moitié par le plaisir de ne rien faire après leurs six journées de mouvement perpétuel, moitié par le désir de ménager leurs forces pour les heures de danse à venir.

— Bert Wanhope est sûr de venir, balbutia Marie, et il a dit qu’il amènerait Billy Roberts, le grand Bill, comme ses camarades l’appellent. Il est certainement bien balancé, mais diablement réfractaire aux femmes. C’est un boxeur professionnel, et toutes les filles lui courent après. J’ai peur de lui. Ce n’est pas un beau parleur. Il ressemble plutôt à l’ours que nous avons vu : Mrr… ouf, Mrr… ouf ! prêt à vous mordre la tête. Ce n’est pas réellement un boxeur de métier. Il est conducteur d’attelages et fait partie du syndicat des charretiers. Il conduit pour Corberky et Morrison. Mais quelquefois il boxe dans les clubs. La plupart des types sont intimidés devant lui. Il a mauvais caractère, et le coup de poing aussi facile que le coup de fourchette. Voilà ! Tu ne l’aimeras pas, mais c’est un danseur de premier ordre. Lourd comme il est, il ne fait que glisser, et glisser en tournant. De toute façon il faut que tu danses avec lui. Et puis il ne regarde pas à la dépense : jamais pingre. Mais, bon sang ! il a un caractère !

La conversation dégénéra en un monologue de Marie, exclusivement consacré à Bert Wanhope.

— Toi et lui vous êtes bien ensemble, risqua Saxonne.

— Je l’épouserais demain ! lança Marie dans un élan d’enthousiasme.

Puis, subitement, son visage prit une expression froide et dure, presque pathétique, dans son incurable délaissement. Elle s’arrêta puis reprit avec une passion soudaine :

— Seulement, il ne me l’a jamais demandé. C’est… Prends garde à lui, Saxonne, s’il s’avise de venir faire le pantin autour de toi… C’est un vaurien !… Quand même, je l’épouserais demain… Il ne m’aura pas d’une autre manière.

Sa bouche s’ouvrit, mais au lieu de parler elle poussa un long soupir.

Un air de musique venant du pavillon de danse remit les jeunes filles sur pied.

— Nous pouvons faire un ou deux tours de valse avant de manger, proposa Marie. Puis ce sera l’après-midi et tous les types seront là. La plupart sont des grigous ; c’est pourquoi ils ne viennent pas de bonne heure, pour éviter d’offrir à dîner aux filles. Mais Bert n’est pas chiche de son argent, Billy non plus. Si nous pouvons faire la pige aux autres filles, ils nous mèneront au restaurant. Viens, dépêche-toi, Saxonne !

Les couples étaient encore rares sur le plancher du pavillon, et les deux jeunes filles essayèrent la première valse ensemble.

— Bert est là, murmura Saxonne au second tour.

— N’aie pas l’air de les voir, répondit Marie sur le même ton. Continuons comme si de rien n’était. Inutile de leur faire croire que nous leur courons après.

Cependant Saxonne remarqua que les joues de son amie se coloraient, et sentit sa respiration accélérée.

— As-tu vu l’autre type ? demanda Marie, faisant reculer sa partenaire en une longue glissade vers l’autre extrémité de la salle. C’est Billy Roberts. Bert avait dit qu’il viendrait. Il t’offrira à dîner, et Bert m’invitera aussi. Ça va être une journée superbe, tu vas voir. Bon sang ! pourvu que la musique dure jusqu’à ce que nous revenions à l’autre bout !

Elles se rapprochèrent en dansant, attentives à capter les hommes et le dîner. Elles dansaient certainement bien, ces deux fraîches jeunesses, et elles furent délicieusement surprises quand le dernier flot de musique les déposa à dangereuse proximité de leur désir.

Bert et Marie s’abordèrent par leurs petits noms, mais Saxonne donna du « Monsieur Wanhope » à Bert, malgré qu’il l’eût saluée de son prénom. La seule présentation fut celle de Saxonne et Billy Roberts. Marie s’en acquitta en coup de vent, avec une nervosité insouciante.

— Monsieur Roberts… Mademoiselle Brown, ma meilleure amie. Son petit nom est Saxonne. N’est-ce pas un amour de prénom ?

— Je le trouve très bien, répondit Billy, chapeau bas et main tendue. Charmé de faire votre connaissance, Mademoiselle Brown.

Pendant qu’ils se serraient les mains, elle sentit sur la sienne les callosités de la paume du charretier, et ses regards rapides saisirent une vingtaine d’autres détails. Quant à lui, il ne remarqua guère que ses yeux, qui lui semblèrent vaguement bleus ; c’est seulement plus tard dans la journée qu’il se rendit compte qu’ils étaient gris. Elle, au contraire, vit tout de suite ses yeux à lui tels qu’ils étaient, d’un bleu profond, larges et beaux comme ceux d’un enfant boudeur. Ils regardaient bien en face et elle les aima, comme elle avait aimé sa main en l’entrevoyant et en la pressant. Du même coup d’œil, mais moins nettement, elle avait observé le nez court et bien planté, la teinte rose des joues, la fermeté d’une lèvre supérieure un peu mince ; puis son attention s’était concentrée avec plaisir sur la bouche grande et bien modelée, dont les lèvres rouges s’ouvraient franchement sur les dents d’une rare blancheur. Un enfant, un grand garçon d’homme, pensa-t-elle ; et tandis qu’ils se souriaient en se lâchant les mains, elle fut surprise du reflet cendré de sa chevelure courte et frisée, qui paraissait de l’or le plus pâle, bien qu’elle fût en réalité d’un blond de lin.

Il était tellement blond qu’il lui rappelait certains personnages typiques qu’elle avait vus à la scène, tels que Ole Olson et Yon Yonson ; mais là s’arrêtait la ressemblance. Ça n’était qu’une affaire de nuances ; il avait les cils et les sourcils noirs, et ses yeux étaient plutôt approfondis par sa force de caractère qu’agrandis par un émerveillement enfantin. Son vêtement de drap brun uni avait été coupé par un tailleur ; Saxonne l’avait apprécié du premier coup d’œil, il ne devait pas coûter moins de cinquante dollars. En outre, l’homme n’avait rien de la gaucherie des émigrants scandinaves. Au contraire, il était l’un de ces rares individus dont la beauté musculaire s’affirme malgré les disgracieux vêtements de la civilisation. Tous ses mouvements étaient souples, lents et apparemment réfléchis. Mais Saxonne ne poussait pas l’analyse à ce point. Elle voyait seulement un homme endimanché, possédant de la grâce dans l’attitude et les mouvements. Elle sentait, plutôt qu’elle ne percevait, la calme assurance du jeu de tous ses muscles, comme une promesse d’allégement et de répit particulièrement agréable et bienvenue pour une femme qui pendant six longues journées, sans relâche, et à toute vitesse, a repassé du linge fin. Sa main lui avait paru douce, et elle trouvait également doux le contact plus subtil de tout son être, corps et âme.

Quand il prit son carnet de bal et se mit à la taquiner en plaisantant à la manière des jeunes gens, elle comprit la soudaineté de l’intérêt qu’il lui avait inspiré. Jamais de sa vie aucun homme ne lui avait tant plu. Elle se demanda si c’était celui-là qui lui était destiné.

Il dansait superbement. Elle éprouva la joie de tous les bons danseurs quand ils rencontrent un partenaire digne d’eux-mêmes. La grâce de ses mouvements calmes et sûrs s’accordait parfaitement au rythme de la musique, sans la moindre hésitation. Elle regarda Bert, étroitement enlacé avec Marie : il carambolait d’un bout à l’autre du parquet et entrait plus d’une fois en collision avec les couples déjà nombreux. Assez gracieux lui-même avec sa taille svelte et malgré l’étroitesse de sa poitrine, Bert passait pour un bon danseur ; pourtant Saxonne ne se rappelait pas avoir jamais pris grand plaisir à danser avec lui. Sa danse était un peu saccadée, ou du moins menaçait constamment de l’être. Il avait dans l’esprit quelque chose de spasmodique. Il était trop vif, toujours comme sur le point de se trouver en avance sur la mesure. Il finissait par inspirer une inquiétude déconcertante.

— Vous êtes une danseuse de rêve ! déclara Billy Roberts. Du reste je vous avais entendu vanter par beaucoup de jeunes gens.

— J’adore ça, répondit-elle.

Mais à sa façon de dire, il sentit sa répugnance à parler et continua à danser en silence : elle sut apprécier cette délicatesse avec toute sa sensibilité féminine : de telles marques de bonne éducation étaient rares dans le milieu où elle vivait. Serait-ce l’élu ? Elle se souvint de ce qu’avait dit Marie à propos de Bert, et se demanda si elle-même ne serait pas prête à épouser Billy Roberts le lendemain, au cas où il le lui demanderait.

Fermant les yeux comme pour mieux goûter son rêve, elle subordonnait ses mouvements à la pression de ce guide expert. Un boxeur de profession ! Elle éprouva un frisson pervers à l’idée de ce que dirait Sarah si elle la voyait en ce moment. Seulement ce n’était pas un boxeur professionnel, mais un charretier.

Tout à coup la cadence s’accéléra : aussitôt la pression s’accentua ; elle fut enlevée et emportée, sans cependant quitter le plancher de ses pieds chaussés de velours. Puis soudain le pas redevint normal ; elle sentit qu’il l’écartait légèrement de lui-même pour la regarder en face et rire de la maîtrise qu’ils venaient de déployer. Aux dernières mesures, l’orchestre ralentit ; ils en firent autant, et leur danse se termina en un glissement prolongé en même temps qu’expirait la note finale.

— Nous sommes sûrement taillés l’un pour l’autre en matière de danse, dit-il, tandis qu’ils allaient rejoindre l’autre couple.

— C’est un rêve, répondit-elle.

Sa voix était si faible qu’il se courba pour l’entendre, et perçut la rougeur de ses joues, qui semblaient communiquer à ses yeux une douceur chaude et sensuelle. Il s’empara de son carnet de bal et traça gravement son nom en lettres énormes à travers toute la page.

— Et maintenant il n’est bon à rien, affirma-t-il ; vous n’en avez plus besoin.

Il le déchira en deux et le jeta.

— Vous et moi, Saxonne, pour la prochaine ! héla Bert en approchant. Bill, prends Marie pour le prochain tour.

— Rien à faire, Bert, fut la réplique, Saxonne et moi restons ensemble jusqu’à la fin de la journée.

— Prends garde à lui, Saxonne, avertit plaisamment Marie. Il est capable de tomber amoureux de toi.

— Ma foi, je sais apprécier ce qui est bon quand je le rencontre, répondit galamment Billy.

— Moi aussi, confirma hardiment Saxonne.

Marie les regarda avec une alarme affectée, et Bert ajouta avec enjouement :

— Tout ce que je puis dire, c’est que vous n’avez pas perdu de temps pour vous entendre. Néanmoins, si vous pouviez vous détacher l’un de l’autre pendant quelques instants après un autre tour ou deux, Marie et moi serons flattés de vous avoir à dîner avec nous.

— On ne saurait mieux dire ! appuya Marie.

— Assez blagué, répondit Billy en riant.

Et se détournant pour regarder Saxonne dans les yeux :

— Ne les écoutez pas. Ils sont de mauvaise humeur parce qu’ils sont obligés de danser ensemble. Bert est un détestable danseur et Marie ne vaut guère mieux. Venez, ça recommence. Vous, on vous rejoindra après les deux prochaines danses.



  1. Ou Parc de la Belette.