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Le Tourbillon/05

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Postif.
Les Éditions G. Crès & Cie (p. 42-46).


CHAPITRE V

DANS LE TRAIN D’OAKLAND


À huit heures, l’harmonie Al Vista joua le Home, Sweet Home, et, malgré la ruée qui se produisit au crépuscule vers le train d’excursion, notre quatuor réussit à s’assurer des doubles sièges en vis-à-vis. Lorsque les corridors et plates-formes furent bondés d’une foule en gaîté, le train démarra pour le bref trajet des faubourgs à Oakland. Le wagon résonna à la fois d’une vingtaine de chants différents. Bert, la tête appuyée sur la poitrine de Marie, et ceinturé de ses bras, entonna Aux rives du Wabash : il chanta cet air d’un bout à l’autre, sans se laisser troubler par le tumulte de deux batailles engagées, l’une sur la plate-forme voisine, l’autre à l’extrémité opposée du wagon ; la police spéciale vint à bout de les apaiser, au milieu des hurlements de femmes et d’un fracas de vitres.

Billy débita les nombreux et lugubres couplets d’une complainte de vacher dont le refrain exprimait ce vœu :

Je désire qu’on m’enterre
Dans la prairie solitaire.

— Vous n’aviez jamais entendu celle-là : c’était la chanson favorite de mon père, déclara-t-il à Saxonne, charmée qu’elle fût finie.

Elle venait de découvrir son premier point faible : il n’avait pas d’oreille : pas un instant il n’avait chanté juste.

— Je chante rarement, ajouta-t-il.

— Vous pouvez l’en croire ! s’écria Bert, sans quoi ses amis le tueraient.

— On se moque toujours de mon chant, dit-il à Saxonne d’un ton plaintif. Franchement, le trouvez-vous si mauvais que ça ?

— C’était peut-être un peu bas, avoua-t-elle à contrecœur.

— Il ne me fait pas cet effet-là, protesta-t-il. C’est une véritable cabale, et je parie que c’est Bert qui vous a prévenue contre moi. Maintenant gazouillez-nous quelque chose, Saxonne. Je suis sûr que vous vocalisez bien ; je peux le dire rien qu’en vous regardant.

Elle chanta : Une fois la moisson passée… Bert et Marie se mirent à l’unisson. Mais quand Billy essaya d’en faire autant, Bert l’en dissuada par un coup de pied dans les tibias. Saxonne possédait une véritable voix de soprano, faible, mais claire et juste, et elle avait conscience qu’elle chantait pour Billy.

— Ah ! ça, c’est du chant ! s’écria-t-il quand elle eut fini. Recommencez. Allez-y. Vous savez y faire. C’est magnifique !

Sa main se glissa vers la sienne et l’emprisonna, et elle, en chantant, se sentit réchauffée par cette étreinte virile.

— Regarde-les se tenir les mains ! plaisanta Bert. Ils se cramponnent l’un à l’autre comme s’ils avaient peur. Ce n’est pas comme Marie et moi. Gigotez un peu, si vous avez froid aux pieds. Rassemblez vos esprits. Sans quoi, ça me semblera drôle. Déjà je soupçonne quelque chose. Vous êtes en train de tirer des plans.

Il n’y avait pas à se méprendre sur son insinuation, et Saxonne sentit ses joues s’empourprer.

— Reprends tes esprits toi-même, Bert, remontra Billy.

— Taisez-vous, ajouta Marie avec tout le poids de son indignation. Vous êtes terriblement grossier, Bert Wanhope, et je ne veux plus rien avoir à faire avec vous… là !

Elle le repoussa d’entre ses bras, mais seulement pour l’y recevoir à résipiscence quelques secondes après.

— Restons ensemble tous les quatre ! proposa l’insupportable Bert. La nuit ne fait que commencer. Allons faire la noce, au café Pabst d’abord, ensuite ailleurs. Qu’en dis-tu, Bill, et vous, Saxonne ? Marie, elle, ne demande pas mieux.

Saxonne ne répondit pas, se demandant avec appréhension ce qu’allait dire cet homme assis près d’elle et qu’elle connaissait depuis si peu de temps.

— Rien de fait ! dit-il lentement. J’ai une rude journée de travail pour demain, et je crois qu’il en est de même pour ces demoiselles.

Saxonne lui pardonna d’avoir chanté faux. C’était bien le genre d’homme dont elle avait toujours soupçonné l’existence et dont elle espérait la venue. Elle avait maintenant vingt-deux ans, et dès seize ans elle avait reçu sa première demande en mariage : la dernière lui avait été faite, le mois précédent, par le contremaître de la blanchisserie, un bon et brave homme, mais d’âge presque mûr ; tandis que son voisin actuel était un homme bon et brave, mais fort et jeune par-dessus le marché. Elle-même était trop jeune pour ne pas désirer la jeunesse. Avec le contremaître, elle se serait reposée du repassage, mais sa vie aurait manqué de chaleur. Par contre, l’homme assis près d’elle… Elle se surprit sur le point de serrer involontairement cette main qui tenait la sienne.

— Non, Bert, ne nous agace pas, disait Marie. Il a raison. Nous avons besoin de dormir. Demain c’est jour d’amidonnage de fantaisie, toute une journée à rester debout.

Un frisson d’angoisse traversa Saxonne à l’idée qu’elle était sûrement l’aînée de Billy. Elle regarda, à la dérobée, la peau satinée de son visage ; et cet air essentiellement jeune, ce caractère enfantin qu’elle appréciait tant, la choquèrent en ce moment. Naturellement, il épouserait une fille bien plus jeune qu’elle, et que lui-même. Quel âge avait-il ? Se pouvait-il qu’il fût trop jeune pour elle ? À mesure qu’il semblait devenir inaccessible, elle se sentait de plus en plus attirée vers cet être si fort et si doux. Elle revivait les moments de cette journée où elle n’avait surpris aucune discordance. Il avait pris soin d’elle et de Marie, tout le temps. Et ce geste de déchirer son carnet de bal pour danser avec elle seule ! Sûrement elle lui plaisait, sans quoi il n’aurait pas agi ainsi.

Elle remua légèrement sa main dans la sienne et sentit le dur contact de ses callosités de conducteur de chevaux. La sensation lui parut exquise. Lui aussi remua la main, pour l’adapter au déplacement de la sienne, et elle attendit avec anxiété. Elle ne voulait pas qu’il se montrât pareil aux autres hommes ; elle l’aurait peut-être pris en haine s’il eût osé se prévaloir de ce léger mouvement de ses doigts pour lui passer un bras autour de la taille. Il n’en fit rien, et elle s’enflamma pour lui. C’était un être raffiné, ne possédant ni la tête de linotte de Bert, ni la grossièreté de la plupart des hommes déjà rencontrés. Car elle avait acquis une certaine expérience, pas toujours agréable, et souffert du manque de cette chose rare qu’on nomme chevalerie, bien qu’elle-même ignorât ce mot pour préciser son désir instinctif.

Et c’était un boxeur ! Cette pensée lui coupa presque la respiration. Cependant il ne répondait pas du tout à ses idées préconçues sur cette profession. Mais justement, il n’était pas professionnel : il s’en était défendu. Elle résolut de le lui demander à lui-même quelque jour… s’il l’emmenait de nouveau. De cela il n’y avait guère à douter ; quand un homme a dansé toute une journée avec une jeune fille, il ne la laisse pas tomber immédiatement après. Elle espérait presque qu’il fût vraiment un boxeur professionnel. Cette idée la remuait délicieusement et d’une manière un peu perverse. Les boxeurs sont des hommes si terribles et si mystérieux ! Du fait qu’ils sortent de l’ordinaire, qu’ils diffèrent des simples ouvriers comme les charpentiers ou les blanchisseurs, ils représentent le romanesque. Ils représentent la Puissance. Ils ne travaillent pas pour des patrons, mais, au moyen de leurs propres forces, ils engagent contre le vaste monde une lutte théâtrale et magnifique, et arrachent une subsistance splendide à des mains récalcitrantes. Certains possèdent même des automobiles et voyagent avec une suite d’entraîneurs et de domestiques. Peut-être était-ce seulement par modestie que Bill avait déclaré avoir cessé de se battre. Cependant, les callosités de ses mains confirmaient cette déclaration.