Le Tourbillon/10

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Traduction par Louis Postif.
Les Éditions G. Crès & Cie (p. 78-90).


CHAPITRE X

PROMENADE


— Je ne m’y connais pas en chevaux, dit Saxonne. Je n’en ai jamais monté aucun, et quand par hasard j’ai essayé de conduire, il n’y en avait qu’un seul, et encore il était boiteux, ou buttait à chaque pas, ou quelque chose de ce genre. Mais je n’en ai pas peur. Je les aime beaucoup, et je crois les aimer de naissance.

Billy lui jeta un regard d’admiration.

— Ah ! vous êtes de bonne qualité, vous. Voilà ce que j’apprécie chez une femme, du cran. Certaines jeunes filles que j’ai emmenées en promenade, je vous le dis entre nous, me rendaient malade ; toujours bâties sur le même modèle : nerveuses, tremblantes, criardes et irrésolues. Moi, j’en suis pour la fillette brave qui aime les poneys. Sur ma parole, Saxonne, vous êtes de bonne étoffe. C’est un vrai plaisir de causer avec vous. Avec les autres, je me sens comme un mollusque. Elles ne savent rien de rien et elles ont la frousse tout le temps. Enfin, vous devez me comprendre.

— Il faut que l’amour des chevaux vienne de naissance, sans doute, répondit-elle. Peut-être ce qui me les fait aimer, c’est que je pense toujours à mon père sur son chargeur rouan. Quoiqu’il en soit, j’en raffole. Quand j’étais toute petite, j’en dessinais tout le temps, et ma mère m’y encourageait. J’ai un album presque rempli de ces dessins. Savez-vous, Billy ? je m’imagine parfois que je possède un cheval, bien à moi. Et très souvent, je rêve que je suis à cheval, ou que je conduis un attelage.

— Je vous les laisserai conduire plus tard, quand ils auront jeté leur feu. Ils tirent dur en ce moment. Tenez, mettez vos mains devant les miennes, serrez bien les guides. Sentez-vous le tirage ? Sûrement vous devez le sentir, mais pas tout entier, il s’en faut. Je n’ose pas les lâcher, étant donné que vous êtes un poids si léger.

Les yeux de Saxonne étincelèrent quand elle se rendit compte, elle aussi, de la pression opérée par la bouche de ces superbes créatures ; et ses yeux à lui étincelèrent de son plaisir à elle.

— À quoi sert une femme si elle ne peut se mettre au niveau d’un homme ? s’écria-t-il avec enthousiasme.

— Les gens qui aiment les mêmes choses s’entendent toujours mieux ensemble, répondit-elle, dissimulant sous cette banalité la joie qu’elle ressentait de se trouver si spontanément en contact avec lui.

— Écoutez, Saxonne : j’ai soutenu des assauts, des batailles sérieuses, me faisant tanner la peau pour avoir le dessus, devant des assemblées d’habitués, gens malpropres, saturés de whisky et de tabac, qui me dégoûtaient profondément. Et ces gens qui n’auraient seulement pas pu supporter un direct ou un crochet à la mâchoire ou à l’estomac, m’applaudissaient et hurlaient pour réclamer du sang. Du sang ! vous m’entendez ? Eux qui n’avaient pas plus de sang dans le corps qu’une crevette ! Eh bien, sincèrement, je préférerais combattre devant une assistance d’une seule personne, pourvu qu’elle me soit sympathique, vous, par exemple. J’en serais fier. Mais imaginez-vous ces croquants-là, avec la hardiesse d’un lapin et la force d’un roquet galeux, m’applaudissant, moi ! Pouvez-vous me blâmer d’avoir quitté ce vilain jeu ? J’aimerais mieux me battre devant de vieilles rosses vouées à l’équarrisseur que devant cette pourriture de crétins qui n’ont rien de plus épais que de l’eau dans les veines, de l’eau de Contra-Costa quand il pleut très fort dans la montagne.

— Je… je ne savais pas que c’était ça la boxe de profession, balbutia-t-elle, lâchant les guides et se renfonçant près de lui.

— Ce n’est pas la boxe, c’est le public qu’elle attire, riposta-t-il ardemment. Naturellement, les combats sont malsains pour les jeunes hommes qu’ils esquintent. Mais ce qui me répugne le plus, ce sont les voyous qui fréquentent les assauts. Toutes leurs flagorneries, tous leurs éloges me font l’effet d’insultes. Vous comprenez ? cela me rabaisse. Un tas de boit-sans-soif qui craindraient de toucher un chat malade, indignes d’aider un homme comme il faut à mettre son pardessus ; les voyez-vous juchés sur leurs pattes de derrière, braillant des encouragements à mon adresse, à moi !… Ah, Ah ! comment trouvez-vous ça ?

Un gros bouledogue traversa la rue obliquement et en silence, sans paraître s’inquiéter de l’attelage qu’il évitait. Il avait passé si près de Prince que celui-ci, montrant les dents comme un étalon, avait plongé la tête en avant pour essayer de happer le chien.

— C’en est un batailleur, ce Prince ! Et chez lui c’est naturel. S’il a fait cet effort, ce n’est pas pour être applaudi par la racaille, mais par pur dépit et pour son propre plaisir. Ça, c’est bien, c’est franc, c’est spontané. Mais tous ces habitués des arènes ! Ma parole, Saxonne !…

Saxonne le regardait de côté, tandis qu’il guidait attentivement ses chevaux à travers les rues désertes de ce dimanche matin, les retenant et les détournant instantanément pour éviter deux enfants qui zigzaguaient dans une voiturette. Elle découvrait en lui des profondeurs et des intensités, tous les symptômes magiques d’un caractère puissant, des lueurs suggestives et des colères sérieuses, des indifférences glaciales et lointaines comme les étoiles, une sauvagerie aiguisée comme celle du loup et franche comme celle de l’étalon, le courroux implacable et destructeur d’un ange, une jeunesse de feu et une vie débordant l’instant et le lieu. Elle se sentait intimidée et fascinée ; son désir de femme franchissait la distance et volait vers lui ; elle osait l’aimer, elle aurait voulu le serrer sur sa poitrine, et l’aveu qu’elle se murmurait à elle-même vibrait sur toutes les fibres de son âme : « Oh, cher, cher, et tendre aimé ! »

— Franchement, Saxonne, dit-il en reprenant le fil de sa conversation, il y a eu des moments où je les prenais en haine, où j’avais envie de sauter par-dessus les cordes et de leur entrer dedans, de les assommer et de les traîner dehors et de leur montrer ce que c’est que de se battre. Par exemple, le soir de mon assaut avec Billy Murphy. Billy Murphy ! si seulement vous le connaissiez ! C’est mon ami : le garçon le plus propre et de franc-jeu qui soit jamais monté sur une estrade pour disputer un prix. Ensemble nous avons fréquenté l’École Durant, et grandi en camarades. Ses batailles étaient les miennes et je partageais ses ennuis. Nous nous sommes mis tous les deux à faire de la boxe. On nous fit battre l’un contre l’autre. Ce n’était pas la première fois. Nous avions fait deux parties nulles : une fois la décision avait été pour lui, une autre fois pour moi. Ce cinquième assaut s’engagea entre deux hommes qui s’aimaient parfaitement. Il a trois ans de plus que moi, avec une femme et deux ou trois enfants, que je connais aussi. Et c’est mon ami. Vous comprenez ?

Je pèse dix livres de plus que lui, mais entre poids lourds, ça ne fait rien. Il ne calcule pas son temps et sa distance aussi bien que moi, et je puis rester plus ferme sur mes jambes ; mais il est plus adroit et plus vif. Tous deux nous savons supporter les coups et nous servir des deux mains, une volée dans chaque poing. Je connais ses ripostes, il connaît les miennes, et nous nous respectons mutuellement. Enfin, nous sommes bien assortis comme adversaires. Deux parties nulles, et une par décision pour chacun. Franchement je ne peux jamais pressentir qui gagnera, tellement nous nous valons l’un l’autre… Nous voilà donc à cet assaut… Je ne vous ennuie pas ?

— Non, non, s’écria-t-elle. Je suis charmée de vous entendre. Vous êtes si intéressant !

Il reçut ce compliment d’un air calme, sans broncher ni remercier.

— Nous voilà donc en train de nous battre six, sept, huit reprises, toujours à égalité de points. J’ai mesuré ses élans et lui ai envoyé des directs du gauche, et j’ai répondu à ses feintes par un méchant petit uppercut du droit, et il m’a tambouriné les mandibules et les oreilles jusqu’à ce que ma tête tout entière chante et bourdonne. Et tout est au mieux pour nous deux, avec une décision de partie nulle en perspective. La durée du combat était de vingt reprises.

Alors survient sa mauvaise chance. Nous sommes en train d’en venir à un corps à corps qui n’est pas encore engagé, quand il me lance un court crochet à la tête, du gauche, un coup à me faucher s’il m’atteignait à la mâchoire. J’esquive en plongeant en avant, mais pas assez vite, et il m’atteint en plein sur le côté de la caboche. Ma parole, Saxonne, le coup était si bien porté que j’en ai vu trente-six chandelles. Mais ça ne fait pas de mal et ce n’est pas sérieux ; à cet endroit les os sont épais. Et du coup c’est lui qui est fauché, car il avait un pouce en mauvais état, et je le savais depuis qu’il l’avait abîmé lors de nos batailles entre gosses dans le sable de Watts Tract. Murphy venait de briser son pouce sur ma tête dure : il l’avait fait rentrer dans son articulation avec une torsion en dehors, et tous les vieux tendons s’étaient déchirés à nouveau. Ce n’était pas ma faute. C’est un sale tour à jouer à un type, bien qu’admis de franc jeu, que de lui briser la main avec votre crâne. Mais ça ne se fait pas entre amis. Je n’aurais pas voulu jouer une blague pareille à Billy Murphy pour un million de dollars. C’était un accident provenant de ce que je n’avais pas été assez vif, de ce que je suis lent de naissance.

Ce qu’il devait souffrir ! Parole d’honneur, Saxonne, il faut y avoir passé pour savoir combien fait mal une vieille blessure endommagée de nouveau. Billy Murphy devait forcément rester à la traîne : pas d’autre alternative. Il ne se battait plus avec ses deux mains. Il le savait, moi de même, et l’arbitre aussi ; mais les autres l’ignoraient. Il continuait à se servir du bras gauche comme s’il était en bon état, mais il s’en fallait. Il éprouvait la même souffrance que si on lui eût enfoncé un couteau dans la chair. Il n’osait pas frapper pour de bon de son poing gauche. Il en souffrait même sans le remuer. Il me portait des coups pour rire, que j’étais trop avisé pour parer, sachant qu’il n’y avait aucune force derrière ; et même ces faibles contacts sur son pauvre pouce lui portaient au cœur, lui faisaient plus de mal que des coups de poing assénés sur un amas de furoncles ; et cette torture se renouvelait au moindre attouchement.

Supposez que nous ayons boxé pour nous amuser, dans la cour, et qu’il se soit abîmé le pouce de cette façon : en un clin d’œil, nous aurions retiré nos gants ; j’aurais mis des compresses d’eau fraîche sur ce pauvre doigt et je l’aurais bandé bien serré pour empêcher l’inflammation. Mais non ; c’était un combat devant des habitués, qui avaient payé pour voir du sang, et il leur fallait du sang. Ce ne sont pas des hommes, ce sont des loups.

Il était forcé d’en prendre à l’aise, maintenant, et moi je ne le pressais pas. Je n’étais plus bon à rien ; je ne savais que faire. Je ralentis, et voilà que les habitués s’en aperçoivent :

— Pourquoi ne cognez-vous pas ? se mettent-ils à brailler. C’est du chiqué ! Embrassez-vous, tant qu’à faire ! À toi la coupe de tendresse, Bill Roberts !… et autres aménités de ce genre.

— Cognez ! me dit l’arbitre, d’une voix basse et furieuse. Cognez ou je vous disqualifie ! vous, Bill ! c’est à vous que je parle. Et en parlant il me touchait l’épaule pour qu’il n’y ait pas d’erreur.

Ce n’était pas drôle. Ni juste non plus. Savez-vous pourquoi nous nous battions ? Pour cent malheureux dollars. Pensez-y. À ce prix-là nous devons faire de notre mieux pour abattre notre homme, à cause des amateurs qui ont parié sur nous. C’est charmant, n’est-ce pas ? Eh bien, ce devait être mon dernier combat ; ça m’a dégoûté du truc : très peu pour moi désormais !

— Abandonne ! dis-je à Billy Murphy pendant un corps à corps ; pour l’amour de Dieu, Bill, abandonne !

Et il me répond dans un murmure :

— Je ne peux pas, Bill, tu le sais bien.

Alors l’arbitre nous sépare, et la tourbe commence à siffler et hurler.

— « Maintenant rue un peu, bougre d’animal, et donne-lui le coup de grâce », me dit l’arbitre ; et je lui réponds qu’il aille au diable. Bill et moi nous retombons dans un corps à corps, sans frapper, et Bill touche son pouce encore une fois, et je puis voir sa souffrance à l’expression de son visage. Ah ! il en avait du courage, le pauvre garçon. Mais il atteignait la limite des forces humaines. Ainsi, de plonger ses regards dans ceux d’un ami brave, mais sur le point de défaillir de souffrance, et qu’on aime, et dans les yeux de qui on voit qu’il vous le rend, et être obligé de lui infliger une nouvelle torture, on appelle cela du sport ? Singulier divertissement, et qui n’est pas de mon goût ! Mais le public a parié sur nous. Nous ne comptons pas. Nous nous sommes vendus pour cent dollars, et il faut qu’ils en aient pour leur argent.

Je vous en donne ma parole, Saxonne, à des moments semblables j’avais envie de passer entre les cordes et de tomber sur le poil de ces hurleurs altérés de sang.

— Pour l’amour de Dieu, abats-moi, Bill, me dit Murphy dans ce corps à corps. Mets-m’en un coup et je tomberai pour de bon, mais je ne peux pourtant pas me coucher !

Croyez-moi si vous voulez. Je me mets à pleurer, là, sur l’arène, dans ce corps à corps, à pleurer comme un gosse.

— Je ne peux pas, Bill, lui dis-je dans un murmure, m’accrochant à lui comme à un frère, tandis que l’arbitre furieux nous tiraille pour nous séparer, et que toute la hurle se déchaîne.

— Tu le tiens ! hurle le public. Vas-y, finis-le ! Couche-le sur le foin, Billy ! Mets-lui en un coup sur la mâchoire et abats-le !

— Il faut que tu le fasses, Bill, ou tu n’es qu’un âne, me dit Murphy en me regardant de ses bons yeux pleins d’amitié tandis que la poigne de l’arbitre nous sépare. Et tous ces loups qui hurlaient : « C’est du chiqué, du chiqué ! » et dont la clameur ne s’interrompait plus ! Eh bien, je l’ai fait ! Il n’y avait pas d’autre moyen de s’en tirer. Oui, j’ai fait cela, moi ! J’y étais obligé. D’une feinte j’attire son gauche, j’esquive à droite, recelant le coup sur l’épaule, et mon poing droit lui arrive sur la mâchoire. Et il connaissait le truc ; il était à la hauteur ; cent fois il m’avait paré ce coup-là et l’avait arrêté avec son épaule. Mais cette fois-ci il ne le pare bas ; il reste découvert à dessein. Vlan ! ça y est. Il saute en l’air et retombe de côté, la figure en avant sur la toile résinée, la tête tordue sous lui comme s’il avait eu le cou brisé. Moi ! j’ai fait cela pour cent dollars, devant un ramassis de voyous sur lesquels je ne daignerais pas m’essuyer les pieds ! Puis j’ai pris Bill dans mes pas et je l’ai porté dans son coin, et aidé à lui faire reprendre ses sens. Eh bien, ils n’ont plus rien à réclamer. Ils ont payé leur argent et ils ont eu leur sang et un knock-out. Et voilà cet homme qui vaut mieux qu’eux, cet homme que j’aime, étendu insensible sur le paillasson, avec le visage en sang.

Il resta un instant immobile, les yeux fixés droit devant lui sur les chevaux, la figure dure et irritée. Puis il poussa un soupir, regarda Saxonne, et sourit.

— Et j’ai quitté le métier sur-le-champ. Et Billy Murphy s’est moqué de moi à ce sujet. Il est resté fidèle à la profession, bien que ce ne soit pour lui qu’un supplément, car il a un bon métier entre les mains. Mais de temps en temps, quand sa maison a besoin d’être repeinte ou que son aîné a envie d’une bicyclette, il se remue et se fait cinquante ou cent dollars dans quelque club. Je vous ferai faire sa connaissance quand l’occasion s’en présentera. C’est un type à la hauteur, je vous en réponds. Mais ce soir-là, ça m’a rendu malade.

La dureté et l’irritation avaient reparu sur son visage, et Saxonne se surprit à imiter à son insu ce qu’ont fait délibérément bien des femmes dans une plus haute situation sociale. Impulsivement, elle tendit sa main vers celle dont il tenait les guides et l’appuya d’une brève mais ferme pression. Il la regarda, et elle fut récompensée par le sourire de ses lèvres et de ses yeux.

— Oh, mais ! s’écria-t-il, jamais je ne parle comme cela à personne. Je tiens ma langue et garde mes pensées pour moi. Je ne sais pas comment cela se fait, c’est quelque chose de bizarre, mais j’ai la sensation que je voudrais être de vos amis. Et c’est pourquoi je vous débite toutes ces histoires. Il ne manque pas de femmes qui savent danser, pourtant.

Remontant vers le haut de la ville, ils dépassèrent la mairie de la Cité et les gratte-ciels de la Quatorzième rue, puis traversèrent Broadway vers Mountain View, tournèrent à droite du cimetière, grimpèrent la hauteur de Piedmont vers Blair Park, et plongèrent dans la fraîche verdure du cañon de Jack Slayes. Saxonne ne put contenir la surprise et la joie que lui causait la rapidité avec laquelle ils avaient accompli tout ce trajet.

— Vos chevaux sont magnifiques, dit-elle. Je n’avais jamais rêvé d’être traînée par de pareilles bêtes. J’ai peur de m’éveiller et de découvrir que tout ceci n’était qu’un songe. Vous savez, je rêve tout le temps de chevaux. Je donnerais je ne sais quoi pour en posséder un quelque jour.

— C’est curieux, répondit Billy. C’est précisément de cette façon-là que je les aime aussi. Le patron prétend que je suis un connaisseur, et moi je sais que lui-même n’y entend rien, absolument rien. Pourtant il possède deux cents gros chevaux de trait outre cette paire pour l’attelage léger, et moi pas un seul.

— Pourtant c’est Dieu qui fait les chevaux, dit Saxonne.

— Ce n’est certainement pas le patron. Alors pourquoi en a-t-il tant ? Deux cents, je vous dis. Il croit aimer les chevaux. À vrai dire, Saxonne, toute sa cavalerie lui inspire moins d’intérêt que je n’en éprouve pour le moindre poil de la plus petite queue de la dernière de ses rosses. Malgré cela, c’est à lui qu’ils appartiennent. Ne trouvez-vous pas cela scandaleux ?

— Je vous crois ! affirma Saxonne en riant. Moi j’adore les chemisettes de fantaisie, et je passe ma vie à repasser les plus belles que j’aie jamais vues. C’est drôle, mais ce n’est pas juste.

Billy serra les dents dans un nouvel accès de colère.

— Et la façon dont certaines de ces femmes se procurent leurs chemisettes ! Ça me fait mal au cœur de penser que vous les repassez. Vous savez ce que je veux dire, Saxonne. Inutile de disserter là-dessus. Vous le savez, je le sais, chacun le sait. Et nous sommes dans un triste monde si l’on ne peut parfois causer de ces choses entre hommes et femmes.

Il avait presque l’air de s’excuser, mais d’un ton de défi.

— Je ne parle jamais ainsi aux autres jeunes filles. Elles croiraient que j’entretiens des intentions à leur égard. Ça me rend malade de les voir toujours chercher des sous-entendus. Mais vous êtes différente. Je puis vous parler ainsi, et je sens que je le dois. On peut y aller carrément. Vous êtes comme Billy Murphy, ou tout autre avec qui un homme peut causer.

Elle soupira, profondément heureuse, et le regarda sans en avoir conscience, avec des yeux brillant d’amour.

— Je suis dans le même cas, dit-elle. Quand je dansais avec des jeunes gens, je n’osais jamais les laisser parler de ces choses-là, parce que je savais qu’ils en profiteraient. Tenez, avec eux, j’ai toujours l’impression que nous trichons et mentons l’un à l’autre, que nous jouons une intrigue comme dans un bal masqué.

Elle fit une pause, hésitant et réfléchissant, puis continua à voix basse :

— Je n’ai pas été endormie. J’ai vu et entendu bien des choses. J’ai eu des occasions, quand j’étais tellement fatiguée du blanchissage que j’aurais fait presque n’importe quoi. J’aurais pu en avoir, des chemisettes de fantaisie, et tout le reste… et peut-être même aurais-je pu monter à cheval. Il y avait le caissier d’une banque… un homme marié, s’il vous plaît. Il m’a parlé sans détours. Je ne comptais pas, vous comprenez. Je n’étais pas une jeune fille, avec des sentiments de jeune fille, ni rien de tout cela, mais une nullité, un zéro. Ça ressemblait à une conversation d’affaires. J’ai appris à juger les hommes d’après celui-là. Il m’a dit ce qu’il comptait faire. Il…

Sa voix s’éteignit tristement, et dans le silence qui suivit, elle entendit Billy grincer des dents.

— Vous n’avez pas besoin de m’en dire plus long, s’écria-t-il. Je sais. Nous sommes dans un vilain monde de sale vermine, dépourvu d’honnêteté, une énigme pour moi. Les femmes, avec ce qu’il y a de meilleur en elles, sont achetées et vendues comme des chevaux. Ce n’est pas de cette façon que je comprends les femmes ; ni les hommes non plus. Je ne puis considérer un homme autrement que comme volé quand il fait de pareils marchés. C’est drôle, n’est-ce pas ? Prenez pour exemple mon patron et ses chevaux. Il possède des femmes aussi. Il pourrait vous avoir possédée, puisqu’il est capable d’y mettre le prix. Et d’ailleurs, Saxonne, vous étiez faite pour porter des chemisettes de fantaisie et tout cela, mais franchement, je ne vous vois pas les payant de cette manière. Ce serait un crime… Oui, pourquoi mon patron a-t-il deux cents chevaux, et des femmes et tout le reste, tandis que vous et moi ne possédons rien ?

— Vous possédez votre force, Billy, dit-elle doucement.

— Et vous la vôtre, c’est entendu. Tout de même, nous la vendons au comptoir, à tant le mètre. Je parie bien que vous n’ignorez pas ce que produiront sur votre santé encore quelques années de repassage. Regardez-moi. Je suis en train de vendre ma santé à petit feu, à chaque journée de travail. Vous voyez ce petit doigt ? (Il prit un instant les rênes d’une seule main et lui montra l’autre.) Je ne puis plus le redresser comme les autres, et ça empire. Je le rentre toujours quand je me bats. C’est le métier de charretier qui en est cause. C’est de la force que j’ai vendue au comptoir, voilà tout. Avez-vous jamais vu les mains d’un vieux conducteur d’attelages à quatre chevaux ? on dirait des serres, tant elles sont déformées et tordues.

— Les choses ne se passaient pas ainsi dans le vieux temps, à l’époque où nos parents ont traversé les plaines, répondit-elle. Ils avaient peut-être des doigts tordus, mais ils possédaient ce qu’il y avait de mieux en fait de chevaux et autres richesses de ce genre.

— Sûrement. Ils travaillaient pour eux-mêmes. Ils se tordaient les doigts à leur propre service. Moi je me les tords pour mon patron. Figurez-vous, Saxonne, qu’il a les mains douces comme une femme qui n’a jamais travaillé. Pourtant il possède les chevaux et les écuries, et n’en fiche pas une datte, tandis que moi, tout ce que je peux faire est de gratter, pour ma nourriture et mes habits. Ça me met en rogne de voir comment les choses marchent. Et qui les fait marcher de cette façon ? Je voudrais bien le savoir. Les temps sont changés. Qui les a changés ?

— Ce n’est certainement pas Dieu.

— Je vous crois. Et c’est encore un des problèmes qui me tracassent. Qui est-ce, Dieu, après tout ? Si c’est lui qui fait marcher les choses, — sinon, à quoi sert-il ? — alors pourquoi permet-il que mon patron, ou des hommes comme ce caissier de banque dont vous parliez, possèdent les chevaux et achètent les femmes, les charmantes filles qui devraient aimer leurs maris et avoir des enfants dont elles n’aient pas à rougir, et être heureuses, simplement, selon leur nature ?