Le Tourbillon/09

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Postif.
Les Éditions G. Crès & Cie (p. 69-77).
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CHAPITRE IX

LA FOLIE DE SARAH


Le dimanche matin, Saxonne fut prête en avance. Comme elle revenait à la cuisine, après avoir jeté un coup d’œil par les fenêtres de devant, Sarah lança une de ses attaques coutumières.

— C’est honteux de voir comme il y a des gens qui peuvent se payer des bas de soie, commença-t-elle, quand de pauvres créatures comme moi, qui turbinent jour et nuit, n’ont jamais porté des bas de soie ni des souliers, des trois paires à la fois. Mais, aussi vrai qu’il y a un Dieu juste dans le ciel, il y en a qui seront rudement surpris quand la fin viendra et qu’ils recevront leur dû.

Tom, qui fumait sa pipe en dorlotant son petit dernier sur ses genoux, cligna de l’œil à la dérobée pour indiquer que Sarah était dans un de ses mauvais jours. Saxonne s’occupa d’attacher un ruban dans les cheveux d’une des fillettes. Sarah allait et venait lourdement dans la cuisine, en train de laver et de serrer la vaisselle. Elle se redressa au-dessus de l’évier en poussant un gémissement, et regarda Saxonne avec un renouveau d’hostilité.

— Tu ne dis rien, hein ? Et pourquoi ne réponds-tu pas ? Parce que je suppose qu’il te reste un peu de honte… d’aller courir avec un boxeur de profession ! Oh ! j’ai entendu raconter la façon dont tu te conduis avec Bill Roberts. Un beau spécimen, ma foi ! Mais attends un peu que Charley Long lui tombe dessus, nous verrons !

— Oh ! je ne sais pas trop, intervint Tom. D’après que j’ai entendu dire, Bill Roberts est assez à la hauteur.

Saxonne sourit d’un air entendu, et Sarah, surprenant ce sourire, en devint furieuse.

— Pourquoi ne pas te marier avec Charley Long ? Il est fou de toi, et ce n’est pas un ivrogne.

— Je crois qu’il boit bien sa part de bière, répliqua Saxonne.

— C’est vrai, confirma son frère. Et en outre, je sais positivement qu’il en a toujours un baril chez lui.

— Probablement que tu en as pompé ta part, aboya Sarah.

— Ça se peut, répondit Tom, s’essuyant rétrospectivement la bouche avec le revers de sa main.

— Eh bien, il peut bien se payer un baril chez lui s’il en a envie, dit-elle en renouvelant l’attaque, cette fois contre son mari aussi. Il paie ce qu’il doit, et certainement il gagne de bonnes journées, meilleures que bien d’autres hommes, en tous cas.

— Et il n’a pas de femme ni d’enfants à entretenir, riposta Tom.

— Ni d’éternelles cotisations à verser en pure perte aux syndicats.

— Oh, que si ! répondit Tom allègrement. Il ne travaillerait guère dans cette boîte, ni dans aucune autre d’Oakland, s’il ne se tenait pas en bons termes avec l’Union des forgerons. Tu n’y comprends goutte aux conditions du travail, Sarah. Les syndiqués doivent se soutenir, s’ils ne veulent pas crever de faim.

— Oh, naturellement, renifla Sarah. Je ne comprends rien. Je n’ai pas de cervelle. Je suis une sotte, et tu ne te gênes pas pour me le dire devant mes enfants.

Elle se tourna comme une furie vers son aîné, qui sursauta et fit un pas en arrière.

— Willie, ta mère est une imbécile, tu entends ? Ton père dit qu’elle est stupide, et il le dit à son nez et au tien. Ce n’est qu’une pauvre idiote. Bientôt il dira qu’elle est toquée et la fera enfermer dans un asile. Et que diras-tu de cela, toi, Willie, quand tu verras ta mère enfermée dans une cellule capitonnée, avec la camisole de force, privée de la lumière du jour et battue comme une négresse avant la guerre, battue à coups de gourdin ? Voilà le genre de père que tu as, Willie. Penses-y, mon enfant… dans une cellule capitonnée… la mère qui t’a porté dans son sein… avec les aliénés hurlant et tournoyant autour d’elle, et de la chaux vive pour ronger les cadavres de ceux qui ont été battus à mort par les cruels gardiens…

Elle continua, inlassable, peignant sous des couleurs pessimistes l’avenir de plus en plus noir que lui réservait son mari, tandis que le jeune garçon, appréhendant vaguement quelque incompréhensible catastrophe, versait des larmes silencieuses, la lèvre inférieure pendante et tremblante. Saxonne, un instant, perdit patience.

— Oh ! pour l’amour de Dieu, s’écria-t-elle, ne pouvons-nous rester cinq minutes ensemble sans nous quereller ?

Sarah interrompit ses évocations de cabanon et se tourna vers sa belle-sœur.

— Qui est-ce qui cherche noise ? N’ai-je pas le droit de dire ce que je pense sans que vous me tombiez dessus tous les deux ?

Saxonne haussa les épaules en désespoir de cause, et Sarah se retourna contre son mari.

— Puisque tu aimes ta sœur infiniment mieux que ta femme, pourquoi m’as-tu épousée, moi qui ai porté tes enfants et qui t’ai servi d’esclave, et qui ai turbiné pour toi et qui me suis usé les ongles à ton service sans aucun remerciement que d’être insultée devant mes enfants et de m’entendre dire que je suis tapée ? Et qu’as-tu jamais fait pour moi ? C’est ce que je voudrais savoir, moi qui t’ai fait la cuisine, et lavé tes sales frusques, et raccommodé tes chaussettes, et passé des nuits à veiller tes gosses quand ils étaient malades. Regarde ça !

Elle avança un pied informe et enflé, enfermé dans un soulier monstrueux, flasque, dont le cuir sec et éraillé paraissait blanc au bord des crevasses renflées. Sa voix devenait à chaque instant plus élevée et plus gutturale.

— Regarde, te dis-je, regarde ça ! Les seuls que je possède, moi, ta femme ! N’as-tu pas honte ? Où sont mes trois paires à moi ? Regarde ce bas !

La parole lui manquant, elle s’assit brusquement sur une chaise auprès de la table, jetant droit devant elle des regards furieux. Se relevant avec la raideur soudaine d’un automate, elle se versa une tasse de café froid, et se rassit de la même façon saccadée. Comme si ce liquide graillonneux et indescriptible devait lui brûler les lèvres, elle en versa dans sa soucoupe, et continua à fixer le vague, sa poitrine se soulevant et s’abaissant en mouvements brusques et mécaniques.

— Voyons, Sarah, calme-toi, calme-toi ! supplia Tom avec inquiétude.

Pour toute réponse, lentement, de propos parfaitement délibéré, comme si la destinée d’un empire dépendait de l’assurance de son acte, elle retourna la soucoupe et l’appliqua sens dessus-dessous sur la table ; puis, du même mouvement lent et massif, elle leva la main droite bien ouverte, et plaqua une gifle retentissante sur la joue étonnée de Tom. Puis, immédiatement, elle se mit à pousser un hurlement aigu, rauque et monotone de folle hystérique, et, s’asseyant sur le plancher, commença à se balancer en avant et en arrière dans les angoisses d’une douleur insondable.

La pleurnicherie silencieuse de Willie devint bruyante, et les deux fillettes, avec leurs rubans neufs dans les cheveux, se mirent à l’unisson. Tom avait les traits tirée, et la figure toute blanche, sauf à l’endroit où il avait reçu la claque. Saxonne aurait voulu l’entourer de ses bras et le consoler, mais elle n’osait pas. Il se pencha sur sa femme.

— Sarah, tu n’es pas bien. Laisse-moi te mettre au lit, et je finirai le ménage.

— Ne me touche pas, ne me touche pas ! hurla-t-elle en se reculant violemment.

— Emmène les enfants dans la cour, Tom, pour se promener ou n’importe quoi, mais emmène-les, dit Saxonne bouleversée, pâle et tremblante. Va, Tom, je t’en prie. Voilà ton chapeau. Je m’occuperai d’elle. Je sais comment m’y prendre.

Livrée à elle-même, Saxonne déploya une activité prodigieuse, tout en simulant un calme qu’elle était loin de ressentir, mais qu’elle devait communiquer à la pauvre folle hurlant sur le plancher. La maison légèrement construite était odieusement perméable à tous les bruits. Saxonne savait que ces cris étaient entendus par les voisins de chaque côté, et par ceux de toute la rue. Elle craignait surtout que Billy n’arrivât au beau milieu du tumulte. Elle se sentait profanée comme d’un viol. Toutes ses fibres se révoltaient, au point de lui causer presque des nausées. Pourtant elle gardait son sang-froid et caressait le front et les cheveux de Sarah avec des mouvements lents et apaisants. Bientôt, l’ayant entourée d’un de ses bras, elle finit par obtenir une légère atténuation de ce cri strident, atroce et incessant. Quelques minutes après, gémissant lourdement, la femme était couchée dans son lit, le front et les yeux couverts de serviettes mouillées pour soulager l’inflammation cérébrale qu’elle-même et Saxonne s’accordaient tacitement à qualifier de mal de tête.

Lorsqu’un piétinement de chevaux descendit la rue et s’arrêta devant la maison, Saxonne put s’échapper jusqu’à la porte de devant et faire signe de la main à Billy. Dans la cuisine elle trouva Tom qui attendait, triste et inquiet.

— Tout va bien, dit-elle. Billy Roberts est arrivé, et il faut que je m’en aille. Va t’asseoir quelque temps auprès d’elle, et peut-être qu’elle s’endormira. Mais ne la presse pas, laisse-la faire à sa guise. Si elle te laisse prendre sa main, prends-la. Essaie de toute façon. Mais avant tout, naturellement, et comme entrée en matière, commence par mouiller la serviette qu’elle a sur les yeux.

Tom était un brave homme, de caractère accommodant ; mais, comme la majorité des gens de l’Ouest, il était peu démonstratif. Il fit un signe de tête, tourna vers la porte pour obéir, puis s’arrêta indécis. Il regarda Saxonne avec un amour tout fraternel et une reconnaissance presque canine. Elle comprit ses sentiments, et son cœur bondit vers lui…

— C’est bon, tout va bien, cria-t-elle vivement.

Tom secoua la tête et haussa les épaules.

— Non, ce n’est pas bien ! C’est honteux, scandaleux ! Oh ! pour moi, ça m’est égal. Mais c’est pour toi que je souffre. Tu as la vie devant toi, petite sœur chérie. La vieillesse viendra assez vite, avec tout ce qui s’ensuit. Mais c’est un mauvais début pour un jour de congé. Le mieux c’est d’oublier tout ça, de filer avec ton bon ami et de te payer du bon temps.

La porte ouverte, la main posée sur le bouton pour la refermer après lui, il s’arrêta une seconde fois. Ses sourcils se froncèrent.

— Enfer ! quand on y pense ! Dire que Sarah et moi allions jadis nous promener en buggy ! Et je te prie de croire qu’elle avait trois paires de souliers, elle aussi. Peut-on rien imaginer de plus fort !

Saxonne acheva de s’habiller dans sa chambre ; un instant elle monta sur une chaise pour s’assurer dans le miroir que les plis de sa jupe de toile tombaient bien. C’était une jupe de confection ; elle l’avait retouchée, ainsi que sa jaquette, et avait refait les coutures à petits points pour obtenir l’effet d’un costume sur mesure. Encore perchée sur sa chaise, dans un éclair d’intuition, elle tira et releva sa jupe bien en arrière. L’effet lui parut bon, et elle sut apprécier la ligne de sa fine cheville au-dessus du nœud marron de ses souliers bas. Elle fut également satisfaite de la courbe délicate mais bien pleine du mollet mis en relief par la couleur brune de ses bas neufs. Descendue de son piédestal, elle épingla sur sa tête un canotier blanc dont le ruban brun était assorti à sa ceinture. Elle se frotta vivement les joues pour y ramener les couleurs que Sarah en avait chassées, et s’attarda encore un instant pour enfiler ses gants de fil marron ; car elle avait lu, dans le supplément de la mode d’un journal du dimanche, qu’une dame comme il faut ne met jamais ses gants après avoir franchi le seuil de sa porte.

En traversant la première pièce et en passant devant la porte de la chambre de Sarah, dont la mince cloison laissait passer des soupirs et des halètements, elle fit appel à toute sa force de volonté pour conserver la couleur de ses joues et l’éclat de ses yeux. Elle y réussit parfaitement. Billy ne se douta pas le moins du monde que cette créature rayonnante de vie et de jeunesse, qui descendait légèrement les dernières marches, venait de soutenir une lutte écœurante contre l’hystérie et la folie.

De son côté, elle fut surprise de la physionomie tout à fait blonde de Billy en plein soleil, et de la couleur rosée de ses joues, satinées comme celles d’une fille. Ses yeux semblaient d’un bleu plus profond que d’habitude, et ses cheveux cendrés et frisés suggéraient plus que jamais la teinte d’or pâle que pourtant ils ne possédaient pas. Jamais encore elle ne l’avait vu si royalement jeune. Il l’accueillit d’un sourire qui découvrit un instant la blancheur de ses dents entre ses lèvres rouges, et qui lui apparut de nouveau comme une promesse d’apaisement et de repos. À peine échappée du chaos lamentable qui constituait la mentalité de sa belle-sœur, elle était tout particulièrement disposée à apprécier le calme imposant de Billy, et ne put se défendre de rire intérieurement en se souvenant qu’il s’était lui-même accusé d’avoir mauvais caractère.

Elle avait déjà fait des promenades en buggy, mais toujours derrière une unique haridelle, sur quelque voiture haute, lourde et malpropre comme celles que recherchent les loueurs à cause de leur solidité à toute épreuve. Maintenant, devant elle, se dressaient deux alezans jeunes et superbes, qui encensaient avec impatience, et dont la robe luisante comme du satin proclamait qu’ils n’avaient jamais été loués de leur vie. Une flèche d’une minceur invraisemblable les séparait, et tout leur harnachement paraissait extraordinairement léger et fragile. Et Billy semblait ici à sa place. Comme en vertu d’un droit élémentaire, il trônait en maître de cet équipage, sur le siège étroit et haut, entre les roues larges et jaunes, au milieu de ce gréement poli par l’astiquage et fin comme une toile d’araignée, efficace et résistant, aussi différent de l’attelage ordinaire que son conducteur différait des hommes qui l’avaient mené derrière des chevaux lourds et endormis. Il tenait les rênes d’une seule main, et contenait ces bêtes jeunes et nerveuses en leur parlant d’une voix basse et tranquille, où l’on sentait sa volonté et sa force.

Ce n’était pas le moment de s’attarder. Avec son coup d’œil rapide et son intuition féminine, Saxonne aperçut non seulement les enfants curieux attroupés autour d’eux, mais des faces adultes regardant furtivement par les fenêtres et portes ouvertes ou dans l’entrebâillement des rideaux. Billy, de sa main libre, repoussa la robe de toile et aida la jeune fille à s’asseoir à côté de lui. Le siège de cuir brun à dossier haut et bien rembourré lui donna une sensation de grand confort mais elle se sentit encore plus réconfortée par le voisinage physique et rassurant de l’homme assis près d’elle.

— Comment les trouvez-vous ? demanda-t-il, prenant les rênes à deux mains et excitant les chevaux qui partirent comme un trait, avec une rapidité surprenante. Ils appartiennent au patron, vous savez. On ne trouverait pas à louer des animaux comme ceux-là. Il me les laisse sortir de temps en temps pour leur donner de l’exercice. Si on ne les exerce pas régulièrement, ils deviennent difficiles à manier. Regardez celui-là, « Roi », faire ses courbettes. En a-t-il assez, de style ? D’ailleurs, l’autre est tout aussi bon. On l’appelle « Prince ». Il faut un bon mors et une main ferme pour le tenir… Hein ? Tu veux faire des farces ? L’avez-vous vu, Saxonne ? Oh ! c’est un fameux cheval !

De l’arrière leur parvenaient les cris d’admiration des enfants du voisinage, et Saxonne poussa un soupir d’aise, consciente que sa journée heureuse était enfin commencée.