Le Vagabond des étoiles/VI

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 58-69).

CHAPITRE VI

« SAMARIE ! »

L’enfant, dont l’esprit n’a pas encore été tourmenté par la vie, possède, à son plus haut degré, la faculté d’oublier. Chez l’homme, pouvoir oublier est la marque d’un esprit sain et maître de lui, tandis que l’obsession de ceci ou de cela est l’indice d’un cerveau déséquilibré. C’est pourquoi, dans ma cellule, je m’efforçais, avant tout, d’annuler ma souffrance et mes rancœurs. Pour cela, je jouais avec les mouches ou je faisais avec moi-même mes parties d’échecs, ou je conversais des doigts.

Mais je n’oubliais qu’en partie. D’autres souvenirs plus lointains, comme je l’ai dit, remontaient sans cesse en moi. C’étaient ceux d’autres temps et d’autres lieux, dont mon enfance avait conservé la mémoire. Ces souvenirs inconscients d’un être qui vient de naître méritent-ils qu’on les élimine avec dédain, comme n’ayant aucun sens ? Ou bien ne sont-ils pas un résidu précieux, emmuré dans les lobes du cerveau, comme le condamné l’est dans sa cellule ?

On a vu de ces condamnés, graciés, ressusciter à la vie et lever les regards à nouveau vers le soleil. Alors, pourquoi ces remembrances d’enfant ne pourraient-elles se réveiller, elles aussi, et ces autres vies, jadis vécues, ressusciter à nos yeux ?

Que peut-on faire pour cela ? Par notre seule volonté, ou à l’aide de l’hypnotisme, dédoubler notre être conscient, nous extérioriser complètement de notre vie actuelle ! Alors les portes bien closes de notre cerveau s’ouvriraient, toutes grandes, et le passé resurgirait soudain au soleil. Telles sont les pensées qui me hantaient sans trêve, dans ma cellule.

Mais laissez-moi d’abord vous conter une étrange et authentique aventure.

C’était tout là-bas, au Minnesota, dans la vieille ferme où je suis né. J’allais alors vers mes six ans. Un jour, vint un missionnaire pour la Chine, qui était récemment de retour aux États-Unis et que le Conseil directeur des Missions envoyait chez les fermiers, afin d’y quêter. On lui offrit l’hospitalité de la nuit.

Après le dîner, comme nous étions tous rassemblés dans la cuisine, et tandis que ma mère s’apprêtait à me déshabiller pour me mettre au lit, le missionnaire sortit de sa poche des photographies de la Terre Sainte qu’il nous montra.

Tout à coup — il y a longtemps que je l’aurais oublié, si je n’avais entendu mille fois, par la suite, mon père raconter le fait aux auditeurs ébahis — tout à coup, à l’aspect d’une de ces photographies, je jetai un cri. Après quoi, je la regardai avec ardeur tout d’abord, puis d’un air désappointé.

À la première impression — c’est ce que je répondis quand on m’interrogea — elle m’avait paru tout à fait familière. Aussi familière que si eût été représentée dessus la ferme de mon père. Puis elle m’avait semblé complètement étrangère.

Cependant, comme je m’étais remis à la regarder, l’impression première, d’un lieu bien connu de moi, me revint, et reprit le dessus dans mon cerveau d’enfant.

— La Tour de David… dit le missionnaire à ma mère.

— Non ! m’écriai-je d’un ton assuré.

— Tu prétends que ce n’est pas son nom ? demanda le missionnaire.

Je fis un signe de tête affirmatif.

— Alors, mon petit, son nom, quel est-il ?

— Son nom… commençai-je.

Mais je ne pus continuer et, en bredouillant, j’achevai :

— J’ai oublié…

Je me tus un instant, repris dans mes mains la photographie et déclarai :

— Cette tour n’est plus pareille à ce qu’elle était autrefois. On l’a beaucoup arrangée.

À ce moment, le missionnaire tendit à ma mère une autre photographie.

— Voilà, dit-il, où j’étais il y a six mois.

Et, faisant un signe du doigt :

— Ceci est la Porte de Jaffa. Sous elle je suis passé, pour monter de là, tout droit, à la Tour de David. Les autorités compétentes sont d’accord sur cette identification. El Kul’ah, l’appelait-on…

Ici, j’interrompis à nouveau et, désignant sur la gauche de la photographie des piles ruinées de maçonnerie :

— Non, là était la porte dont vous parlez. Le nom que vous venez de dire est celui que lui donnaient les Juifs. De mon temps, on l’appelait autrement. On l’appelait… J’ai encore oublié ce nom.

— Écoutez le gosse ! s’exclama mon père en riant. Ne croirait-on pas, à l’entendre, qu’il y est réellement allé ?

Je hochai la tête, sans répondre, car je savais bien, quoique tout me parût différent de ce que j’avais vu, que j’y étais effectivement allé.

Mon père riait toujours, à gorge déployée. Quant au missionnaire, il pensait que je voulais me moquer de lui.

Il me tendit une troisième photographie.

Elle représentait un paysage âpre et dénudé, sans arbres presque, ni végétation, un ravin rocheux, où étaient groupées quelques misérables masures en pierres plates, avec des toits en terrasse.

— Maintenant, petit, me dit le missionnaire d’un ton railleur, qu’est-ceci ?

Instantanément, je répondis :

— Samarie !

Mon père battit des mains, avec allégresse, ma mère semblait toute étonnée des choses bizarres qui se passaient, et le missionnaire, de plus en plus persuadé qu’on se moquait de lui, ne cachait pas son irritation.

— L’enfant a raison, dit-il. C’est bien Samarie, en Terre Sainte. J’ai moi-même traversé ce village, et c’est en souvenir que j’ai acheté cette photographie. L’enfant en aura vu d’autres exemplaires. C’est tout ce que cela prouve.

Mon père et ma mère affirmèrent le contraire.

Je pris la parole.

— Ici encore, l’image est différente de ce que j’ai connu… Je m’efforçais en moi-même de reconstituer, tant d’après la photographie que d’après ma mémoire, le paysage tel que j’en avais souvenance. Son allure générale, ni la ligne d’horizon des collines, ne s’étaient modifiées. Je désignai du doigt ce qui avait changé. Les maisons, dis-je, n’étaient pas à la même place, mais ici, à peu près. Les arbres étaient plus nombreux. Il y en avait tout un bois et, çà et là, des touffes d’herbe, avec beaucoup de chèvres. Il me semble que je les vois encore, et deux jeunes bergers qui les conduisaient. Je vois… je vois aussi, à cet endroit, un tas de vagabonds. Ils n’ont pour vêtements que des guenilles. Ils sont tous malades. Leur figure, leurs mains, leurs jambes sont autant de plaies…

Le missionnaire sourit, moins fâché, et déclara :

— L’enfant, à l’église ou autre part, a entendu parler du miracle de la guérison des lépreux… Combien étaient présents, de ces vagabonds malades ?

Dès l’âge de cinq ans, j’avais su compter jusqu’à cent. Je fixai ma pensée sur le groupe que j’évoquais et je répondis :

— Ils sont dix. Ils se démènent, en agitant leurs bras, et crient, et hurlent après d’autres hommes qui les regardent et les entourent.

— Et de ces hommes, ils ne s’approchent pas ?

Je secouai la tête.

— Non, ils s’en tiennent à l’écart, comme si quelque chose de fâcheux, qui est en eux, le leur interdisait.

— Continue, continue petit… reprit le missionnaire. Est-ce tout ? Et celui qui se trouve en face d’eux, que fait-il ?

— Il s’est arrêté devant eux. Et tout le monde, comme lui, s’est arrêté. Les jeunes chevriers se sont approchés pour voir. Tout le monde regarde.

— Et puis encore ?

— C’est tout. Les malades s’en retournent chez eux. Ils ne gesticulent plus, ils ne hurlent plus. Ils ne paraissent plus malades. Moi, je me dresse tout droit sur mon cheval et je regarde comme les autres.

Mes trois auditeurs, du coup, éclatèrent de rire.

Alors je me mis en colère et je m’écriai, avec énergie :

— Oui, je suis sur mon cheval, je suis un homme, et j’ai au côté une grosse épée.

— Il s’agit visiblement, expliqua le missionnaire à mes parents, des dix lépreux que le Christ rencontra sur la route de Jérusalem, et qu’il guérit. L’enfant aura vu cette scène célèbre reproduite sur l’écran de quelque lanterne magique. Souvenez-vous…

Mais mon père ni ma mère n’avaient aucun souvenir que j’eusse jamais vu de lanterne magique.

— Mettez-le à l’épreuve une quatrième fois, suggère mon père.

Le missionnaire me passa une quatrième photographie, que j’examinai avec soin. Je déclarai :

— Ce paysage est tout différent du précédent… Une colline est au centre de cette photographie ; il y en d’autres, dans le lointain… Vers la droite, une route agreste, des jardins, des arbres, des maisons abritées derrière de gros murs de pierre… Vers la gauche, des trous dans des rochers, où sans doute on enterrait les morts… Ici, un endroit où l’on jetait des pierres aux gens jusqu’à ce qu’ils soient tués… Je ne l’ai jamais vu faire… On me l’a seulement raconté.

— Mais cette colline centrale… interrogea le missionnaire, en me montrant celle pour qui la photographie semblait avoir été prise. Peux-tu, petit, nous dire son nom ?

J’hésitai et hochai la tête.

— J’ai oublié. Mais je me souviens que là on exécutait les condamnés.

— Parfait ! Très bien ! approuva le missionnaire. Toutes les autorités savantes, les archéologues les plus compétents sont d’accord avec lui. La colline est le Golgotha et son faîte la Place des Crânes, soit à cause des crânes des condamnés qu’on y abandonnait, soit, parce que lui-même est chauve et dénudé comme un crâne. La ressemblance est frappante, veuillez le remarquer. C’est là que l’on crucifia…

Il se tourna directement vers moi et, tout de go, demanda :

— Nous diras-tu, jeune savant, qui a été crucifié en cet endroit ? Le vois-tu aussi, celui-là ?

Je le voyais, oh, oui ! Mon père, quand plus tard il racontait cette histoire, disait que mes yeux se dilatèrent alors étrangement.

Pourtant je ne répondis point à la question qui m’était posé. Je me contentai de secouer la tête, avec obstination, et je dis seulement :

— Ce nom, je ne le prononcerai point, parce que vous vous moqueriez de moi. Oui, je vois celui dont vous voulez parler. Je le vois, et des tas d’hommes autour de lui, deux autres condamnés, à sa droite et à sa gauche… On les clouait sur trois croix, et cela prenait beaucoup de temps. J’ai vu… Mais je ne dirai pas son nom… Vous diriez que je mens. Cependant je ne mens jamais. Demandez à papa et à maman. Si je mentais, ils m’extirperaient mes mensonges par de bonnes fessées.

De ce moment, le missionnaire ne put tirer de moi un seul mot. Vainement il tenta de me séduire, en faisant défiler devant moi tout un jeu de photographies, en présence desquelles tourbillonnait dans mes yeux et dans ma mémoire une ruée d’images retrouvées. Des phrases, que je retenais d’un air grognon, me démangeaient la langue. Mais je tenais bon.

J’embrassai mon père et ma mère, en leur souhaitant une bonne nuit. Et, tandis que je quittais la pièce pour m’en aller dormir, le missionnaire conclut :

— On en fera sûrement un érudit de premier ordre sur les questions bibliques. À moins qu’avec la magnifique imagination dont il est si précocement doué, il ne devienne un grand romancier…

Ce missionnaire était stupide et ses prophéties idiotes. La preuve en est que je suis ici, à Folsom, au Quartier des Assassins, en train d’écrire ces lignes et attendant qu’on sorte Darrel Standing de sa cellule, puis qu’on essaye de l’envoyer dans les ténèbres, au bout d’une corde. Prétention qui me fait hausser les épaules !

Non, je ne devais devenir ni un théologien, ni un romancier. J’en fus même tout le contraire : expert agronome, professeur agronome, spécialiste dans la science de l’élimination des mouvements inutiles, savant en l’art de diriger une ferme et d’en tirer un rendement maximum, travailleur de laboratoire, penché sur le microscope et l’étude des infiniment petits. Mais pas théologien et romancier pour un centime. Le missionnaire s’était fichu le doigt dans l’œil.

Et je suis assis dans cette cellule de la prison de Folsom, où je m’arrête un instant d’écrire ces Mémoires, pour écouter, dans la lourdeur d’un chaud après-midi, le calme et apaisant bourdonnement des mouches dans l’air assoupi. Ce ne sont point mes mouches de San Quentin et celles-ci ne me connaissent pas. Et je n’ai plus pour compagnon, dans le Quartier des Condamnés à mort, où je suis incarcéré, Jake Oppenheimer, et Ed. Morrell ; mais à ma droite, Joseph Jackson, le nègre assassin, et à ma gauche Bambeccio, l’italien meurtrier. En ce moment même, passent et repassent, devant la grille de mon guichet, les bribes de phrases qu’ils s’envoient à voix basse, d’une grille à l’autre, et qui ont trait aux vertus antiseptiques du tabac à chiquer, dans son application sur les plaies, qu’il cicatrise.

Dans ma main levée, je tiens mon stylographe en suspens, et je songe qu’au cours de mes vies antérieures, d’autres mains de moi-même ont, dans les siècles passés, tenu et dirigé des pinceaux à encre, des plumes d’oiseaux taillées et tous les instruments ingénieux dont l’homme s’est, depuis l’Antiquité la plus reculée, servi pour écrire. Et je trouve encore du temps à perdre pour me demander curieusement si ce missionnaire n’a jamais eu, comme moi, dans sa première enfance, la notion d’existences évanouies.

Revenons maintenant à San Quentin.

Après que j’eus appris le code secret de conversation avec mes deux co-détenus et que je m’en fus distrait quelque temps, je recommençai à souffrir de ma solitude et de la contemplation de moi-même.

Je tentai alors, afin d’échapper au présent, en dédoublant ma pensée et mon être, de l’auto-hypnotisme. Je n’obtins qu’un demi succès. Mon subconscient, en reprenant sa liberté, se mettait incontinent à dérailler, sans ordre et sans cohésion, en mille fantaisies désordonnées, dignes tout au plus d’un vulgaire cauchemar. Je ne pouvais arriver à classer ces évocations indisciplinées, à mettre de l’ordre dans les faits et les personnages.

Ma méthode d’auto-hypnose était la simplicité même. Assis, les jambes croisées, sur ma paillasse, je me mettais à regarder un fétu de paille, que j’avais appliqué sur le mur de ma cellule, à l’endroit où la clarté était la plus vive. Je fixais longuement ce point brillant, dont j’approchais insensiblement mes yeux, jusqu’à ce que mes prunelles se brouillassent. Je détendais en même temps toute autre volonté et m’abandonnais à une sorte de vertige, qui ne manquait pas de s’emparer de moi. Un matin arrivait où je me sentais vaciller. Alors je fermais les yeux et, basculant en arrière, je me laissais inconsciemment, choir sur le dos, sur ma paillasse.

De ce moment, pendant un temps variable qui allait de dix minutes à une demi-heure, et jusqu’à une heure, j’errais et vagabondais à travers tous les souvenirs accumulés de mes réapparitions vitales sur cette terre. Mais, comme je l’ai dit, temps et lieux se succédaient trop rapidement, et trop confusément, dans mon cerveau.

Tout ce que je savais, lorsque je revenais à moi, c’est que Darrell Standing était le lien qui reliait entre elles toutes mes visions bizarres, dansantes et titubantes. Et c’était tout. Je n’arrivais pas à revivre entièrement dans le temps et dans l’espace, aucun de mes rêves, si je puis appeler ainsi ces évocations.

C’est ainsi, par exemple, qu’au bout d’un quart d’heure de mon hypnose, j’avais l’impression, presque simultanée, de ramper et de mugir dans le limon primitif, et de voler à travers les airs, en plein vingtième siècle, sur le monoplan de mon ami Haas. Réveillé, je me souvenais fort bien qu’au cours de l’année qui précède mon incarcération à San Quentin, j’avais, en effet, volé avec Haas au-dessus du Pacifique, à Sainte-Monique. Par contre, je n’avais aucune mémoire d’avoir rampé et mugi dans le limon préhistorique. Pourtant, en raisonnant, je me persuadais que l’une et l’autre action devraient être pareillement réelles, puisque toutes deux s’étaient en même temps offertes à ma mémoire. L’une, seulement, était plus lointaine que l’autre, et c’est pourquoi son souvenir s’était oblitéré.

Ah ! quel kaléidoscope de vives et mystérieuses images se succédaient dans mon cerveau, en ces heures d’autohypnose, dans ma cellule !

Je me suis assis au palais des grands de la terre, comme bouffon, scribe et homme d’armes, et Roi moi-même, la couronne au front, à la place d’honneur de la table. J’ai réuni, derrière les murs épais de mon palais, le pouvoir temporel symbolisé par le glaive que je tenais dans ma main et par les innombrables soldats que j’avais sous mes ordres, et le pouvoir spirituel, dont témoignaient les moines encapuchonnés et les gras abbés qui s’asseyaient à table au-dessous de moi, lampaient mon vin à grands traits et se gorgeaient de mes viandes. Parfois, d’une voix solennelle, je jugeais, grave comme la mort. Je condamnais, selon la gravité de l’infraction ou du crime, et j’imposais la mort légale à des hommes qui, comme Darrell Standing dans sa prison de Folsom, avaient outragé la loi.

Je me voyais, alternativement, portant autour du cou le collier de fer des esclaves, en de froides régions désolées, ou, sous les nuits tropicales et parfumées, aimé de belles princesses de sang royal, tandis qu’autour de nous des esclaves noirs agitaient l’atmosphère assoupie, à l’aide de grands éventails de plumes de paon. Parmi le glouglou des fontaines et sous les calmes ramures des palmiers, on entendait, au loin, flotter dans l’air le cri des chacals et le rugissement des lions.

Tantôt, perdu dans les steppes glacées de l’Asie, je me réchauffais les mains devant de grands feux, faits d’excréments séchés de chameaux. Et, presque aussitôt, je me retrouvais dans le torride désert d’Afrique, couché à l’ombre maigre des buissons de sauge, tachetée de soleil, près de puits desséchés. Je haletais, la langue sèche, après une goutte d’eau, tandis qu’autour de moi s’alignaient, classés ou étiquetés dans des bocaux d’alcali, la multitude des ossements d’hommes et de bêtes, qui avaient péri comme j’allais le faire, de chaleur et de soif.

J’étais écumeur de mer, assassin soudoyé et pirate, ou moine érudit et savant, courbé, dans la quiétude paisible de sa cellule, sur les pages manuscrites, de parchemin d’énormes volumes, antiques et moisis. Le monastère où j’étais reclus était perché au faîte et dans les anfractuosités de hautes falaises vertigineuses, et, à l’heure du crépuscule, j’apercevais au-dessous de moi, sur les pentes inférieures de la montagne, les paysans peiner encore parmi les vignes et les oliviers, ou ramenant des pâtures les chèvres bêlantes et les vaches qui meuglaient.

Puis, soudain, chef barbare, entraînant à ma suite des hordes hurlantes, je conduisais d’innombrables files de chariots, par des routes défoncées, et je foulais le roc d’antiques cités oubliées. Je me battais furieusement, sur ces champs de bataille d’antan. Pas même lorsque le soleil était au terme de sa course, le rouge carnage ne cessait. Il se continuait durant les heures de nuit, sous les étoiles qui brillaient au ciel. Et la fraîcheur du vent nocturne, refroidi aux lointains pics neigeux sur lesquels il avait passé, n’arrivait pas à sécher la sueur de la bataille.

Hardi nautonier, grimpé au faîte des mâts qui oscillent sur le pont des navires, je me plaisais à contempler au-dessous de moi l’eau de la mer, transparente sous le soleil, où des forêts écarlates de corail chatoyaient au fond des abîmes, couleur de turquoise. Puis, redescendant au gouvernail, j’amenais mon bateau, d’une main sûre, dans l’abri paisible, étincelant comme un miroir, de golfes calmes, à l’entrée desquels le flot se brise éternellement, avec un bruit sourd, sur les récifs à fleur d’eau de ces mêmes coraux.

Plus proche dans son origine, était une autre réincarnation, qui fréquemment s’opérait en moi. Celle des jours de mon enfance. Je redevenais le petit Darrell Standing qui, à la ferme paternelle, courait pieds nus, dans l’herbe humide de la rosée printanière. Ou, comme aux froids matins d’hiver, j’allais, avec mes mains couvertes d’engelures, porter le foin aux bestiaux dans la tiède étable, qu’emplissaient leurs fumantes haleines. Et il me semblait me rasseoir, le dimanche, devant le prédicateur, écoutant avec un effroi enfantin de la splendeur et de la terreur de Dieu, les discours extravagants qu’il débitait des joies de la Jérusalem Nouvelle et des affres horribles du feu de l’Enfer.

D’où me venaient ces visions, tandis que dans ma cellule je m’effondrais sur le dos, après avoir longtemps fixé un fétu de paille, brillant dans un rais de soleil ?

Moi, Darrell Standing, né et élevé dans un coin perdu de campagne du Minnesota, jadis professeur d’agronomie, puis prisonnier incorrigible à San Quentin et aujourd’hui condamné à mort, dans la prison de Folsom, moi, Darrell Standing, qui vais bientôt mourir par la corde, en Californie, je n’ai certainement jamais, en cette existence présente, aimé de filles de roi. Jamais je n’ai trôné, le glaive en main. Jamais je n’ai navigué sur les flots, ni mêlé ma voix à celle des matelots s’enivrant de liqueurs fortes et chantant joyeusement leur chanson de mort, tandis que, dans la tempête, le navire bondit vers le ciel ou s’écrase aux abîmes, et que, partout, au-dessus, au-dessous et autour de lui, l’eau bouillonne sur les récifs aux dents noires.

Comment, alors, ai-je pu connaître toutes ces choses ? Elles sont hors de mon expérience en cette vie. Et pourtant elles jaillissent de mon cerveau, comme le mot « Samarie ! » s’échappa de mes lèvres d’enfant, devant une photographie qu’on me montrait.

On ne peut créer rien de rien. Pas plus qu’il ne m’était possible de tirer du néant les trente-cinq livres de dynamite que me réclamaient le capitaine Jamie et le gouverneur Atherton, je ne puis avoir fabriqué, de toutes pièces, ces visions. Elles étaient latentes dans mon esprit et je ne fais que les extraire au jour.