Le Vagabond des étoiles/XI

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 99-104).

CHAPITRE XI

À TRAVERS LES ÉTOILES

La porte claqua, me laissant seul, sur le dos, dans la demi-obscurité de ma cellule.

Grâce aux nombreux artifices auxquels je m’étais éduqué dans mes séances de camisole, je réussis, en me tordant sur place, à avancer, pouce par pouce, jusqu’à ce que le bord de la semelle de mon soulier droit touchât un des murs de la cellule. J’en éprouvai une indicible allégresse. Je n’étais déjà plus tout à fait seul. Je pouvais causer avec Morrell et Oppenheimer.

Mais le gouverneur avait sans doute donné aux gardiens des ordres sévères. Car, bien que j’appelasse Morrell avec l’intention de lui annoncer que j’allais tenter la fameuse expérience, je n’obtins de lui aucune réponse. On l’empêcha de me parler. Je ne reçus, quant à moi, que des injures des gardiens. J’étais dans ma camisole pour dix jours, au delà de toute menace et de tout châtiment.

La sérénité de mon esprit, je m’en souviens, était complète à cette heure. Elle planait sur les souffrances, passivement supportées, de mon corps. Et cette sérénité n’allait pas sans une exaltation vers le rêve, qui était à son paroxysme. Je me sentais en excellente forme pour risquer la grande épreuve.

Je commençai à concentrer vers elle toutes mes pensées. En dépit des picotements que, par suite de l’arrêt normal de la circulation, je sentais dans tout mon corps, et de l’engourdissement qui en résultait, je dirigeai ma volonté vers l’orteil de mon pied droit. Je voulus qu’il mourût, qu’il mourût non de lui-même, mais par la seule volonté de moi qui lui commandais. Ce qui était complètement différent. Et il mourut.

Ce point acquis, le reste, comme me l’avait dit Morrell, fut aisé. L’opération fut lente, je le reconnais. Mais, doigt après doigt, les dix doigts de mes deux pieds cessèrent d’être. Puis, membre par membre, jointure par jointure, la mort progressive continua.

Elle monta d’abord des doigts jusqu’au cou-de-pied, puis jusqu’aux jambes et aux genoux. Telle était la fixité de ma pensée, et sa parfaite exaltation, que je ne connus même pas la joie de mon succès. Une seule préoccupation me tenait. J’ordonnais à mon corps de mourir et il obéissait. Je m’adonnais à ma tâche avec tout le soin que met un maçon à empiler ses briques. Et cette tâche, qui m’absorbait tout entier, me paraissait aussi naturelle que peut sembler la sienne audit maçon.

Au bout d’une heure, la mort ascendante avait atteint mes hanches, et je continuais à vouloir qu’elle montât encore.

Lorsqu’elle atteignit le niveau du cœur, mon être conscient commença à s’obscurcir et fut pris de vertiges. Craignant qu’il ne s’égarât complètement, je tournai ma volonté vers mon cerveau, qui s’éclaircit de nouveau. Puis je recommençai à ordonner de mourir à mes épaules, à mes bras, à mes mains et aux doigts de mes mains. Ce dernier stage s’accomplit très rapidement.

Il n’y avait plus alors de vivant, dans mon corps, que ma tête et une petite partie de ma poitrine. Le fracas de mon cœur s’était éteint et les coups de marteau qu’il frappait avaient cessé. Il battait faible, mais régulier. Si j’avais, en un tel moment, souhaité quelque bonheur, je l’eusse découvert dans l’arrêt de mes sensations physiques.

Je me trouvais, moralement, dans un état assez semblable à celui qui est à cheval sur les frontières de la veille et du sommeil. Il me paraissait également que mon cerveau se dilatait de façon prodigieuse dans ma boîte crânienne, qui, elle, ne s’élargissait pas. J’avais par moments, dans les yeux, des éclats de clarté, pareils à des éclairs.

Cette dilatation de mon cerveau me rendait fort perplexe. Sa périphérie me semblait non seulement dépasser le réceptacle de mon crâne, mais continuer à s’étendre.

Simultanément, se déployaient autour de moi le temps et l’espace. J’avais les yeux fermés, et cependant j’avais conscience que les murs de ma cellule s’étaient reculés, au point qu’elle formait maintenant une vaste salle. Je songeai, durant une seconde, que si les murs de la prison avaient fait de même, ils devaient déborder bien au delà de San Quentin et se prolonger, d’un côté, jusqu’à l’Océan Pacifique, de l’autre, jusqu’aux Montagnes Rocheuses.

Je songeai aussi, et cela m’amusa, que si la matière pouvait pénétrer la matière, les murs de la cellule pouvaient aussi bien pénétrer ceux de la prison, passer au travers, et que je me trouverais ainsi, automatiquement, en liberté.

L’extension du temps n’était pas moins remarquable. Mon cœur ne battait qu’à intervalles éloignés. La fantaisie me prit, de compter les secondes entre chacun de ses battements. Je le fis avec sûreté et précision tout d’abord, et relevai, entre chacun d’eux, jusqu’à cent secondes. Puis il me parut que ces intervalles s’allongeaient démesurément, si bien que je me fatiguai de ce calcul.

Dans ce demi-rêve où j’étais, un problème imprévu vint soudain se poser devant moi. Morrell m’avait bien dit qu’il avait gagné la liberté de l’esprit en tuant son corps. Or mon corps était mort presque entièrement, et j’avais la certitude qu’une dernière concentration de ma volonté sur les parties encore vivantes achèverait de le faire mourir. Mais, tel était le problème dont Ed. Morrell ne m’avait plus averti : après en avoir fini, avec mon torse, me fallait-il pousser l’opération jusqu’à ma tête ? Si oui, le divorce ne serait-il pas complet et inéluctable à jamais, entre Darrell Standing et sa dépouille matérielle ?

Je commençai par la dernière portion de ma poitrine et par le cœur. La contrainte de ma volonté eut aussitôt sa récompense. Le cœur cessa de battre. Ou du moins je ne le sentis plus battre.

Je ne fus plus qu’un pur esprit, une âme, une conscience morale. Appelez comme vous voudrez cette chose sans nom, ayant son siège dans un cerveau nébuleux, qui occupait toujours le centre de mon crâne, mais qui continuait à s’élargir et à s’étendre au delà.

Ce fut alors qu’un instant arriva où, avec des éclairs de lumière dans les yeux, je me détachai de la terre et partis. D’un seul bond, je me trouvai avoir escaladé le toit de la prison, le ciel de Californie, et je fus parmi les étoiles.

Je dis bien, les étoiles. Je marchais parmi elles. J’étais un adolescent, vêtu d’une robe ténue, aux tons frais et délicats, qui brillait doucement à la froide clarté des étoiles. Cette robe était, à la fois, une réminiscence de celles qu’en mon enfance j’avais vues aux écuyères de cirque, et de la conception que l’on m’avait inculquée du costume des anges.

Ainsi vêtu, je foulais l’espace interstellaire, électrisé par l’idée que j’étais parti pour une immense aventure qui, finalement, me découvrirait tous les aspects du Cosmos céleste et éclaircirait pour moi le mystère suprême de l’univers. Dans ma main, je tenais une longue baguette de cristal, et j’avais la claire notion intérieure que j’en devais toucher chaque étoile lorsque je passais devant elle. Et non moins nette était en moi la certitude que, si je manquais d’en toucher une seule, je serais précipité soudain dans l’abîme insondable des châtiments terribles et des peines éternelles.

Longtemps, je marchai ainsi parmi les étoiles. Quand je dis longtemps, vous ne devez pas perdre de vue l’énorme extension que subissait le temps dans mon cerveau. Il me sembla que, durant des siècles, j’errais dans l’espace, l’œil alerté et ma baguette en main, dont je frappais, sans en manquer un, tous les astres que je rencontrais sur ma route.

La voie céleste devenait de plus en plus resplendissante. Et toujours plus je voyais s’approcher le but enivrant de l’infini savoir. Ma personnalité propre ne s’était pas oblitérée.

Je n’ignorais pas que c’était moi, Darrel Standing, qui cheminais parmi les étoiles, une baguette de cristal dans la main. Et je me rendais compte aussi que je vivais en plein irréel, que le rêve où je marchais n’était qu’une orgie risible de mon imagination, semblable aux extravagances que certaines drogues procurent à ceux des hommes qui en usent.

Soudain, tandis que tout allait bien et joyeusement pour moi, l’extrémité de ma baguette faillit à toucher une étoile. Je compris aussitôt qu’une catastrophe était proche. J’entendis retentir un coup, impérieux comme celui du sabot de fer du Destin, et dont l’écho se répercuta dans tout l’univers stellaire. Et c’était moi que visait ce coup.

Alors tout le système astral fit explosion et, vacillant sur sa base, tomba en flammes. Je sentis une souffrance atroce qui me déchirait. L’instant d’après, je n’étais plus que Darrell Standing, le condamné à vie, gisant sur le sol de sa cellule, dans sa camisole de force.

Un second coup, celui-là frappé par Ed. Morrell, dans la cellule n° 5, et qui amorçait à mon intention quelque message de sa part, me donna sans tarder l’explication de ce désastre.

Plus tard, je demandai à Morrell quelques renseignements supplémentaires. C’est ainsi que j’appris qu’il avait, une première fois, profitant d’un moment où le gardien se trouvait à l’extrémité du corridor, rapidement tapoté ces mots :

« — Standing es-tu là ?

Et maintenant, attention, lecteur ! À ce moment, je partais justement pour mon excursion stellaire, vêtu de ma robe ténue, et, baguette en main, je courais après le mystère suprême de la Vie. Je ne répondis pas.

Morrell, une minute après, ne recevant pas de réponse, réitèra sa question. Ce fut l’horrible rappel à la terre, le coup de sabot du Destin, la torture atroce et déchirante, et le retour à ma cellule, à San Quentin. Une minute, pas plus, s’était écoulée entre la première question d’Ed. Morrell et la seconde. Et moi, j’avais eu l’impression d’errer pendant des siècles, à travers les étoiles !

Ce que je te conte ici, lecteur, doit te paraître, j’en suis certain, un « farrago » singulièrement incohérent, et je te l’accorde[1]. Et pourtant je ne dis rien qui, pour moi, n’ait été réel, aussi réel que le serpent que voit siffler vers lui l’homme en proie au delirium tremens.

Toujours est-il que j’étais devenu incapable de reprendre ma course à travers le ciel. Le tapotement des jointures d’Ed. Morrell me clouait derechef au monde d’effroi que j’avais fui.

Je tentai de lui répondre, de lui demander qu’il cessât. Mais je m’étais à ce point éliminé de mon corps que celui-ci ne m’obéissait plus. Mon corps gisait mort, sur les dalles de ma cellule, et je n’en occupais plus que le crâne. En vain je commandai à mon pied de frapper mon message. Il s’y refusa. Ma raison me disait que j’avais un pied. Et pourtant, en fait, je n’avais plus de pied.

Lorsque Morrell eut achevé d’épeler ses questions, voyant que je n’y répondais point, il y renonça.

Et je repartis hors de ma prison.


  1. Un « farrago » : amas de différentes espèces de grains. Au figuré : mélange confus de chose disparates.