Le Vagabond des étoiles/XII

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 105-116).

CHAPITRE XII

LA CARAVANE VERS L’OUEST

La première sensation que j’éprouvai fut celle d’un flot de poussière. La poussière emplissait mes narines, âcre et sèche. Elle couvrait mes lèvres, mon visage et mes mains, et j’en avais la constatation la plus nette à l’extrémité de mes doigts, d’où je la faisais tomber à l’aide de mon pouce.

Je me rendis compte ensuite d’un mouvement incessant qui avait lieu autour de moi. Tout oscillait, en larges embardées. Il y avait des chocs et des cahots et, sans que j’en fusse étonné, j’entendais grincer des essieux, des roues gémir dans le sable ou rouler avec fracas sur des cailloux. En même temps, me parvenaient des voix fatiguées, d’hommes jurant et pestant après des bêtes fourbues, au pas lent et lourd.

J’ouvris les yeux, que j’avais fermés pour me protéger de l’inflammation causée par la poussière ; mais l’irritation y revint aussitôt, Les couvertures grossières sur lesquelles j’étais couché étaient recouvertes d’une couche épaisse de cette poussière. Celle-ci se tamisait à travers l’étoffe et les trous de la toile qui formait au-dessus de ma tête un toit cintré, mobile et balancé, et des myriades d’atomes lumineux descendaient vers moi, en dansant, à travers l’atmosphère, dans les rayons du soleil.

J’étais un enfant, un garçon de huit à neuf ans, et j’étais harassé, comme la femme au visage poussiéreux et livide, assise à côté de moi, et qui consolait de son mieux un bébé en larmes, qu’elle tenait dans ses bras.

Cette femme était ma mère. L’homme dont j’apercevais les épaules, sur le siège du chariot qu’il conduisait, à l’extrémité du long tunnel de toile, était mon père.

Je me mis à ramper parmi les ballots dont était chargé le chariot, et ma mère me dit, d’une voix dolente et lasse :

— Ne peux-tu, Jesse, te tenir un peu tranquille ?

Jesse était mon nom. J’entendis ma mère qui appelait « John » mon père. J’ignorais mon nom de famille, ne l’ayant pas entendu prononcer. Tout ce que je savais, c’est que les autres hommes qui faisaient partie de notre caravane d’émigrants appelaient mon père « capitaine ». Il était le chef et ses ordres étaient suivis par tous.

Tout en rampant, j’atteignis l’extrémité du tunnel et je réussis à aller m’asseoir sur le siège, près de mon père.

L’air, imprégné de la poussière que faisaient lever les chariots et les sabots des animaux qui les tiraient, était suffocant. On eût dit une brume opaque, un brouillard blafard où le soleil, sur son déclin, luisait rouge, comme une boule sanglante.

Tout était uniformément sinistre : le soleil rouge ; la lumière ambiante ; le visage contracté de mon père ; l’agitation désespérée du bébé dans les bras de ma mère, qui ne parvenait pas à le calmer ; les six chevaux, attelés au chariot, que mon père n’arrêtait pas de fouailler et qui, sous la croûte de poussière qui les couvrait, n’avaient plus aucune couleur.

Sinistre était le paysage, dont la désolation infinie était une douleur pour les yeux. À droite et à gauche, s’étendaient des collines basses. Çà et là, sur leurs pentes, poussaient seules de rares touffes de broussailles, rabougries et grillées par le soleil. Toute la surface de ces collines était aride et désertique et, comme le chemin que nous suivions à leur base, faite de sable et de cailloux, et parsemée de rochers.

Partout l’eau était absente et tout signe d’eau faisait défaut. Seuls, quelques ravins, dont les rochers étaient plus dénudés, racontaient les anciennes pluies torrentielles qui les avaient lavés.

Notre chariot était l’unique qui fût attelé de chevaux. Les autres, qui formaient une longue file, pareille à un grand serpent, et que je découvrais dans son entier lorsque le chemin décrivait quelque courbe, étaient tirés par des bœufs. Il fallait trois ou quatre couples de ces animaux pour mouvoir, avec peine et lenteur, chaque chariot.

J’avais compté, dans une courbe, le nombre de ceux qui précédaient ou suivaient le nôtre. Il y en avait quarante, au total, le nôtre compris. Je recommençais mon décompte, à chaque courbe nouvelle, distraction d’enfant pour parer à son ennui et, au moment même où nous sommes, je revoyais les quarante gros véhicules couverts de toile, lourds et massifs, grossièrement façonnés, qui tanguaient et roulaient, grinçant et cahotant, sur le sable et les pierres, parmi les buissons de sauge, l’herbe rare et fanée, et les rochers.

À droite et à gauche de la caravane, qu’ils encadraient, allaient à cheval douze à quinze jeunes gens. En travers de leurs selles étaient posés leurs rifles à longs canons. Chaque fois que l’un d’eux s’approchait de notre chariot, je pouvais voir distinctement ses traits tirés et inquiets, pareils à ceux de mon père qui, comme eux, avait un long rifle à portée de sa main.

Ces cavaliers tenaient un aiguillon, dont ils se servaient pour piquer les bœufs attelés qui renâclaient. Une vingtaine, ou plus, de ces animaux squelettiques et boitant, la tête écorchée par le joug, avaient été détachés. Ils s’arrêtaient, de temps à autre, pour tondre quelque touffe d’herbe sèche, et les cavaliers les poussaient également de leurs aiguillons. Parfois, l’un des bœufs s’arrêtait pour meugler, et ce meuglement était non moins sinistre que le reste du décor.

Loin, très loin derrière moi, je me souvenais avoir vécu, petit gamin, dans un pays plus souriant, au bord d’une rivière, aux berges plantées d’arbres. Et, tandis que se cahotait le chariot sur la route interminable et poudreuse, tandis que je me balançais sur le siège, à côté de mon père, mon esprit retournait en arrière vers cette eau délectable qui coulait sous les arbres verts. Mais tout cela était loin, très loin, et il semblait que depuis très longtemps déjà je vivais dans le chariot.

Dominant toutes ces impressions, pesait sur moi, comme sur tous mes compagnons, celle d’aller à la dérive, aveuglément poussé par le Destin. Nous paraissions tous suivre quelque funéraille. Pas un rire ne s’élevait. Pas une intonation joyeuse ne venait frapper mon oreille. La paix et la tranquillité de l’esprit ne marchaient pas avec nous. Toutes les faces reflétaient tristesse et désespérance.

Pendant que nous cheminions au rouge soleil couchant, dans la poussière terne, vainement mes yeux d’enfant fouillaient ceux de mon père, afin d’y découvrir le moindre message de joie. Ses traits poussiéreux étaient bourrus et renfrognés, et ne reflétaient qu’anxiété, une immense et insondable anxiété.

Un frisson, soudain, parut courir tout le long de la caravane.

Mon père leva la tête. Moi aussi. Nos chevaux en firent autant, dressant leurs têtes lasses et courbées. Ils humèrent l’air de leurs naseaux, en longs reniflements, et se prirent à tirer avec ardeur. Les bœufs dételés, qui allaient en traînant la patte, partirent au triple galop. Les pauvres bêtes en devenaient presque risibles, dans leur maladresse hâtive et dans leur faiblesse. Elles galopaient comme elles pouvaient, squelettes drapés dans une peau galeuse, et elles firent si bien qu’elles dépassèrent bientôt le reste de la caravane. Mais cet accès ne dura pas longtemps. Elles ne purent soutenir leur course et se remirent à tirer la patte, bien péniblement, avec impatience pourtant, sans plus se détourner de leur route vers les touffes d’herbes sèches, ni s’y arrêter.

— Que se passe-t-il ? interrogea ma mère, de l’intérieur du chariot.

— L’eau est proche, répondit mon père. Nous devons arriver à Nephi.

— Dieu soit loué ! Peut-être, là, nous vendra-t-on un peu de nourriture.

C’était bien Nephi. Nous y fîmes notre entrée dans la même poussière, rouge comme du sang, sous le soleil rouge, et dans les grincements et crissements, dans les heurts et cahots de nos grands chariots.

Une douzaine d’habitations, simples cabanes éparpillées çà et là, formaient cette localité. Le paysage était pareil à celui que nous venions de traverser. Aucun arbre. Rien que des pousses rabougries dans un désert de sable et de cailloux. Mais on y trouvait, par places, quelques champs cultivés, en partie clôturés de haies.

On ne voyait pas d’eau. Rien ne coulait dans le lit desséché de la rivière.

Ce lit, pourtant, montrait quelques traces d’humidité. Un peu d’eau y filtrait par endroits, dans des trous que l’on y avait creusés, et où les bœufs dételés et les chevaux de selle piétinaient avec délices, y enfonçant leur museau et leur tête, jusqu’aux yeux. De petits saules poussaient, maigriots, près de ces trous d’eau.

L’inquiétude avait, du fond du chariot, amené ma mère jusqu’à nous. Elle regardait par-dessus nos épaules. Mon père lui montra du doigt un grand bâtiment, proche de la rivière, et lui dit :

— Ceci doit être le moulin de Bill Black.

À ce moment, un des nôtres, qui s’était avancé à la découverte, revint vers nous sur son cheval. C’était un vieillard avec une chemise en peau de daim et une longue chevelure nattée, brûlée par le soleil.

Il parla à mon père, qui donna le signal de la halte, et les chariots de tête commencèrent à se déployer en cercle. Le terrain plat était propice, et les quarante chariots, qui avaient l’habitude de cette manœuvre, l’effectuèrent sans la moindre anicroche. Lorsqu’ils s’arrêtèrent, ils formaient un cercle complet.

Alors tout devint, en apparence du moins, confusion et tumulte. Des chariots, une nuée d’enfants se précipita à terre et, après eux, émergèrent les femmes qui, toutes, avaient, comme ma mère, le visage poussiéreux et las. Les enfants devaient être une cinquantaine, ou plus, les femmes une quarantaine, et elles se mirent à vaquer aussitôt aux soins du souper.

Une partie des hommes coupaient, à coups de hache, des broussailles de sauge que, nous autres enfants, nous portions aux feux qui s’allumaient. D’autres enlevaient leurs jougs aux bœufs, qui se sauvaient aussitôt vers les trous d’eau. Après quoi, tous les hommes réunis, partagés en plusieurs groupes, poussèrent les chariots, afin qu’ils formassent une rangée parfaite.

L’avant de tous les véhicules était tourné vers l’intérieur du cercle, et chacun d’eux était en solide et étroit contact avec son voisin de droite et de gauche. Les freins puissants furent solidement bloqués et, par surcroît de précaution, toutes les roues furent reliées entre elles avec des chaînes.

Ce manège n’était pas nouveau pour nous autres enfants. Nous savions qu’il se répétait chaque fois que l’on se trouvait en pays hostile. Un seul chariot, laissé à son rang, en dehors du cercle, ménageait au corral une porte d’entrée et de sortie. Le soir, comme nous l’avions vu faire souvent, avant que le camp ne s’endormit, les bêtes étaient ramenées à l’intérieur du cercle, et le chariot qui servait de porte était remis en place puis enchaîné aux autres.

Tandis que le camp se montait, mon père, accompagné de plusieurs autres hommes, dont le vieillard aux longs cheveux nattés, se dirigeait à pied vers le moulin. Il me souvient que toute la caravane, ceux des hommes qui demeuraient, les femmes et même les enfants, interrompirent leurs occupations pour les regarder partir. Tous sentaient que la mission dont étaient chargés ces ambassadeurs était grave.

Pendant leur absence, des étrangers survinrent, qui étaient des habitants du désert de Nephi et qui, ayant pénétré à l’intérieur du camp, commencèrent à y circuler d’un air hautain.

Ces visiteurs étaient des blancs comme nous. Mais leur visage austère était sombre et dur, et ils paraissaient irrités contre nous. De l’hostilité flottait dans l’air et ils prononcèrent des paroles mauvaises, calculées visiblement pour irriter la colère de nos jeunes gens et de nos hommes. Mais un avertissement d’être prudent sortit de la bouche des femmes, et la consigne passa rapidement que pas un mot ne devait s’échanger.

Un des étrangers s’avança vers notre feu, devant lequel ma mère était en train de cuisiner. Je venais d’arriver avec une brassée de sauge. Je demeurai immobile, écoutant ce qui allait se dire et regardant fixement l’intrus, que je haïssais, parce qu’il était dans l’air de haïr, parce que je savais qu’il n’en était pas un parmi nous qui n’eût en haine ces hommes à la peau blanche comme la nôtre, qui étaient cause que nous avions dû établir en rond notre camp.

L’étranger venu à notre feu avait les yeux bleus, d’un bleu dur et froid, et perçants. Ses cheveux étaient couleur de sable, sa figure rasée jusqu’au menton. Au-dessous du menton, couvrant le cou et remontant en collier jusqu’aux oreilles, était plantée drue une frange de barbe, striée de gris.

Ma mère ne le salua pas. Il ne la salua pas davantage. Il se contentait de rester là et de la dévisager. Puis il s’éclaircit la gorge et dit, d’une voix railleuse :

— En cet instant, j’en jurerais, vous voudriez bien vous trouver revenus aux bords du Missouri !

Je vis ma mère qui se mordait les lèvres, pour se dominer.

— Nous sommes, répondit-elle, de l’Arkansas[1]

Il reprit :

— Si vous avez répudié le pays qui vous a vus naître, c’est apparemment que vous avez eu pour le faire de bonnes raisons, vous, qui avez chassé des rives du Missouri le peuple élu du Seigneur ?

Ma mère ne répondit pas.

Après avoir attendu pendant un instant sa réponse, il continua :

— De bonnes raisons, oui, certes, puisque maintenant vous venez gémir et mendier du pain près de ceux que vous avez persécutés.

Tout enfant que j’étais, je connaissais déjà la colère, le courroux atavique et rouge, toujours irrésistible et indomptable, que j’étais incapable de contenir. Ce fut moi qui répondis en criant, d’une voix sifflante :

— Vous mentez ! Nous ne sommes pas du Missouri et nous ne gémissons pas. Non, nous ne sommes pas des mendiants ! Nous avons de quoi payer.

— Tais-toi, Jesse ! intervint ma mère, en posant vivement, et bien à contre-cœur, sa main sur ma bouche.

Puis, se tournant vers l’étranger :

— Éloignez-vous, dit-elle, et laissez cet enfant tranquille !

Trop promptement cette fois pour que ma mère pût m’en empêcher, m’étant dégagé de sa main qui me bâillonnait, je m’éloignai d’elle, en cabriolant autour du feu, et je m’exclamai, tout en sanglotant :

— Je vous enverrai du plomb plein le corps, à coups de fusil, damné Mormon !

L’étranger ne parut pas le moins du monde démonté par ma colère et mes cris. Alors que je ne le quittais pas des yeux, prêt à une attaque violente et terrible de sa part, il m’examinait silencieux avec la plus profonde gravité.

Il se décida enfin à parler, sur un ton solennel et en hochant la tête, comme un juge dans un tribunal :

— Tels pères, tels fils ! Les générations nouvelles ne valent pas mieux que les anciennes. Toute la race est dégénérée et damnée ! Il n’y a pas pour elle de rédemption possible, pas d’expiation suffisante. Le sang même du Christ serait impuissant à laver ses iniquités.

Quant à moi, je ne sus que crier dans mes sanglots :

— Damné Mormon ! Damné Mormon ! Damné Mormon ! Damné Mormon !

Et je continuai à maudire l’intrus, en sautant autour du feu, devant la main menaçante de ma mère, jusqu’à ce qu’il se fût éloigné à grands pas.

Lorsque mon père revint avec ceux qui l’avaient accompagné, le travail du camp avait pris fin. Tout le monde se pressa, anxieux, autour de lui.

Il hocha la tête, d’un air qui ne présageait rien de bon.

— Ils ne veulent rien vendre ? interrogea une femme.

Il secoua la tête à nouveau et ne répondit pas.

Un des hommes éleva la voix. Il était âgé de trente ans. C’était un géant, aux favoris blonds et aux yeux bleus, et il s’était frayé un chemin au milieu de la foule.

— Ils affirment, déclara-t-il, avoir de la farine et des provisions de bouche pour trois ans. Jusqu’ici ils avaient toujours vendu aux émigrants. Et maintenant ils refusent. Non pas à nous personnellement, mais d’une façon générale. Ils ont, parait-il, des démêlés avec le gouvernement, et c’est leur façon de traduire leur mécontentement. Nous payons les pots cassés. Ce n’est pas juste, capitaine ! Non, ce n’est pas juste, car nous avons des femmes et des enfants à nourrir. La Californie est encore loin ! Nous n’y serons pas avant plusieurs mois, car voici l’hiver qui approche. Et il n’y a plus que du désert devant nous Comment l’affronter, si nous n’avons pas de vivres ?

Il s’interrompit un moment, puis reprit, en s’adressant à la foule :

— Vous ne savez pas, j’imagine, ce qu’est le désert ? Le pays où nous sommes n’est pas le désert. C’est moi qui vous le dis, c’est ici le paradis, et tout ce qu’il y a de mieux en pâturages, en miel et en lait, en comparaison de ce qu’il nous faut affronter !

Il se retourna vers mon père.

— Capitaine, je le répète, il nous faut à toute force obtenir de la farine. S’ils ne veulent pas nous en vendre, alors nous n’avons qu’à nous lever tous et à aller la prendre !

Bien des hommes et bien des femmes poussèrent des cris d’approbation. Mon père étendit sa main au-dessus d’eux et les fit taire.

— Je suis, dit-il, entièrement d’accord avec vous, Hamilton…

Les cris reprirent de plus belle et lui coupèrent la parole. Il étendit sa main à nouveau.

— … Sauf sur un point ! continua-t-il. Un point qui a son importance… Brigham Young a déclaré par tout le pays la loi martiale. Et Brigham Young dispose d’une armée. Nous pouvons, certes, effacer Nephi de la surface du monde, en moins de temps que n’en prend un agneau pour remuer la queue, et nous emparer de toutes les provisions que nous sommes capables d’emporter ! Mais nous n’irons pas loin avec notre butin. Les Saints de Brigham et leur chef s’abattront sur nous et, avant que l’agneau n’ait une seconde fois remué sa queue, nous serons, à notre tour, anéantis. Vous savez cela, Hamilton, aussi bien que moi. Tout le monde le sait ici.

Chacun en effet, était de son avis. Il n’apprenait rien à personne. Ses compagnons, dans le trouble de la situation présente et dans le désespoir de leur détresse, l’avaient seulement oublié.

Mon père reprit :

— Nul plus promptement que moi ne combattra pour ce qui est sage et juste. Ce n’est pas le cas actuellement. Nous ne pouvons pas nous offrir le luxe d’une inutile bataille. Nous n’avons pas pour nous une seule chance. Notre devoir est de songer, camarades, à ne pas exposer à un péril inutile nos femmes et nos enfants. Nous devons demeurer calmes à tout prix et supporter sans rien dire toutes les vilenies accumulées contre nous.

— Mais qu’allons-nous devenir, en ce cas, avec le désert qui est proche ? cria une femme qui donnait le sein à un bébé.

— Il y a plusieurs autres colonies de blancs avant le désert, répondit mon père. Fillmore est à soixante milles vers le sud. Puis vient Gorn Cruk et encore, à quarante milles au delà, Beaver. Puis, enfin, Parowan. Alors vingt milles seulement nous sépareront de Cedar City. Plus nous nous éloignerons du Lac Salé, et plus nous aurons chance qu’on nous vende des vivres.

La femme insista.

— Et si l’on refuse partout !

— Alors nous serons quittes des Mormons. Cedar City est leur dernier établissement. Nous n’avons qu’une seule chose à faire, poursuivre notre route et remercier notre bonne étoile quand nous ne les verrons plus. À deux jours d’ici se trouvent de bons pâturages et de l’eau. Cette région s’appelle les Prairies-des-Montagnes. C’est un territoire qui n’appartient à personne, où personne ne vit. C’est là que nous devons nous diriger tout d’abord. Là nous ferons se reposer et se rassasier nos animaux, avant d’attaquer le désert. Peut-être trouverons-nous quelque gibier à tirer. Au pis aller, nous cheminerons ensuite, comme nous l’avons fait jusqu’ici, aussi longtemps qu’il nous sera possible. Puis, s’il le faut, nous abandonnerons nos chariots et, après avoir empaqueté sur nos bêtes tout ce qu’ils contiennent, nous effectuerons à pied les dernières étapes. Nous pourrons, en cours de route, si c’est nécessaire, manger nos animaux. Mieux vaut encore arriver en Californie sans une guenille sur nos dos que de laisser ici notre carcasse. Et c’est le sort qui nous attend si nous déchaînons une querelle.

Mon père réitéra, à plusieurs reprises, ses exhortations à éviter toute violence en paroles et en actes, et le meeting improvisé se disloqua.

Cette nuit-là, je fus plus long que de coutume à m’endormir. Ma rage contre le Mormon avait à ce point excité mon cerveau que celui-ci me tintait encore lorsque après une dernière ronde mon père rampa à son tour dans le chariot.

Mes parents me croyaient endormi. Il n’en était rien et j’entendis ma mère qui demandait à mon père s’il croyait que les Mormons nous permettraient de quitter en paix leur territoire. Il lui répondit, tout en tirant ses bottes, qu’il avait pleine confiance et que certainement les Mormons nous laisseraient passer en paix si personne de la caravane ne leur cherchait noise.

Il se retourna et, à la lueur d’une petite chandelle de suif, j’aperçus son visage dont l’expression démentait ses paroles rassurantes.

C’est sous cette pénible impression que je m’endormis enfin, opprimé par la pensée du danger suspendu sur nos têtes, rêvant de Brigham Young qui, dans mon imagination d’enfant, prenait des proportions colossales et ressemblait à un vrai Diable, effroyable et méchant, avec des cornes, une queue et cætera.


  1. Le Missouri et l’Arkansas sont deux affluents du Mississippi, un des plus grands fleuves des États-Unis et qui, coulant du nord au sud, va se jeter dans le golfe du Mexique. Ils ont donné chacun leur nom à deux États, séparés tous deux, par les Montagnes Rocheuses, de l’État d’Utah et du Lac Salé, où se rencontrent les principales colonies de Mormons. Au delà, vers le Pacifique, se trouve la Californie, but des émigrants en question, comme nous le verrons tout à l’heure.