Le Vagabond des étoiles/XVII

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 176-196).

CHAPITRE XVII

SEIGNEUR ! SEIGNEUR ! UN PAUVRE MATELOT…

Keijo, la capitale, formait une importante cité, où toute la population, à l’exception des nobles, ou yang-bans, était vêtue de l’éternel blanc. Ceci, m’expliqua Kim, permet de déterminer à première vue, par le degré de propreté ou de saleté de ses vêtements, le rang social de chaque personne. Car il va de soi qu’un coolie, qui ne possède qu’un unique costume, est, fatalement toujours sale. De même, on peut conclure facilement que quiconque apparaît en un blanc immaculé dispose, sans aucun doute, de nombreux effets de rechange et, a sous ses ordres, pour s’entretenir ainsi sans tache, une armée de blanchisseuses. Seuls, les yang-bans, avec leurs soies pâles et multicolores, planent bien au-dessus de cette commune et vulgaire classification.

Après nous être reposés, pendant plusieurs jours, dans une auberge où nous lavâmes notre linge et réparâmes de notre mieux, en nos vêtements, les ravages d’un naufrage et le désordre de notre voyage, nous fûmes appelés devant l’Empereur.

Un grand espace libre s’ouvrait devant le Palais Impérial, qui était précédé de chiens colossaux, en pierre sculptée. Ils étaient accroupis sur des piédestaux ayant deux fois la hauteur d’un homme de grande taille, et ressemblaient plutôt à des tortues, tellement ils s’y aplatissaient.

Les murs de pierre du Palais étaient formidables et couverts d’une dentelle de sculptures. Ils étaient si robustes qu’ils pouvaient défier d’y ouvrir une brèche les canons les plus puissants d’une armée assiégeante. La Porte principale était à elle seule un monument. Elle ressemblait à une pagode, et de nombreux étages, couverts chacun d’un toit de tuiles, s’y superposaient, en diminuant de largeur jusqu’au sommet. Des soldats richement équipés montaient la garde devant cette porte. Ce sont, me confia Kim, ceux qu’on appelle les Chasseurs-de-Tigres, c’est-à-dire les guerriers les plus braves et les plus redoutables dont s’enorgueillit la Corée.

Mais il suffit. Un millier de pages me seraient nécessaires pour décrire dignement le Palais de l’Empereur. Je dirai seulement que nous avions devant nous la plus magnifique matérialisation du pouvoir qu’il nous pût être donné de contempler. Seule, une antique et forte civilisation avait été capable d’élever ces murs interminables et orgueilleux, et ces toitures merveilleuses, aux pignons innombrables.

On ne conduisit pas les vieux loups de mer que nous étions dans une Salle d’Audience. Mais, directement, nous fûmes amenés dans une grande Salle de Festin, où nous attendait l’Empereur.

Le festin touchait à sa fin et la foule des convives était de joyeuse humeur. Quelle foule grouillante et superbe ! Hauts Dignitaires, Princes du Sang, Nobles portant l’épée, Prêtres au visage pale, Officiers Supérieurs à la peau tannée, Dames de la Cour, le visage découvert, Danseuses fardées qui se reposaient, assises parterre, de leurs danses, Duègnes, Dames d’Honneur, Eunuques, Serviteurs et Esclaves.

Tout ce monde s’écarte devant nous cependant, quand l’Empereur, accompagné de ses familiers, s’avança pour nous examiner. C’était, surtout pour un Asiatique, un aimable monarque. Il ne devait pas avoir plus de quarante ans et sa peau, claire et pâle, n’avait jamais connu les ardeurs du soleil. Il avait une grosse bedaine, portée par des jambes malingres. Il avait dû, pourtant, dans sa jeunesse, être un bel homme, et son front en avait gardé une certaine noblesse. Mais ses yeux étaient chassieux, avec des paupières plissées, et ses lèvres se contractaient avec une sorte de tremblement. C’était là, comme je devais l’apprendre, le fruit des excès auxquels il s’abandonnait, excès qu’encourageait Yunsan, le grand prêtre bouddhiste et pourvoyeur impérial, dont nous reparlerons tout à l’heure.

Avec notre accoutrement de marins, nous faisions, mes compagnons et moi, assez piètre figure dans le milieu brillant qui nous entourait. Il y eut d’abord des exclamations étonnées, qui bientôt firent place aux rires. Les danseuses nous environnèrent, nous firent leurs prisonniers, s’attachant trois ou quatre à chacun de nous, et nous entrainèrent à leur suite dans leurs évolutions, comme des ours que l’on oblige à danser.

C’était humiliant pour nous. Mais que pouvaient pour leur défense de pauvres loups de mer ? Que pouvait le vieux Johannes Maartens, avec, à ses trousses, une bande de jeunes filles rieuses, qui lui serraient le nez, lui pinçaient les bras, lui chatouillaient les côtes pour le faire se trémousser ? Afin d’échapper à ce traitement, qui l’horripilait, Hans Amden demanda qu’on lui donnât de la place et se mit à exécuter, d’un pas lourd, une danse hollandaise des plus baroques, jusqu’à ce que toute la Cour éclatât d’une tumultueuse hilarité.

En ce qui me concerne, moi qui avais été, pendant plusieurs jours, le joyeux compagnon et l’égal de Kim, j’estimai outrageant le rôle de pitre que l’on prétendait me faire jouer. Je résistai, mordicus, à la riante Ki-Sang. Me raidissant sur mes jambes, le torse droit, les bras croisés, je dédaignai pinçons et chatouillis, qui ne produisirent pas en moi le plus léger frisson. On m’abandonna pour une autre proie.

Hendrik Hamel, traînant derrière lui les trois Danseuses qui l’avaient entrepris, fonça vers moi. Il me mâchonna :

— Pour l’amour de Dieu, mon vieux, fais ton effet, et tire-nous de là…

Je dis qu’il me mâchonna, car, chaque fois qu’il ouvrait la bouche pour parler, les trois Danseuses la lui bourraient de bonbons.

Il continua, tant bien que mal, en inclinant alternativement la tête de droite et de gauche, afin, d’éviter les mains pleines de bonbons, qui s’acharnaient :

— Ces singeries sont déplorables pour notre dignité. Elles vont nous couler. Nous sommes réduits à l’état d’animaux savants. Je t’envie et regrette de ne pouvoir t’imiter dans ta résistance. Ah ! les garces ! Continue à te faire respecter d’elles. Et fais-nous respecter aussi…

Il se tut, de force, car les terribles jeunes filles avaient complètement obstrue sa bouche de leurs bonbons.

J’avais compris, cependant, et mon audace naturelle en fut alertée. Un eunuque qui, derrière moi, me chatouillait le cou avec une longue plume, me fit démarrer soudain.

Les jeunes danseuses, qui n’avaient réussi à rien avec moi, observaient d’un œil attentif le manège de l’eunuque. Réussirait-il là où elles avaient échoué ? Je ne laissai rien transpercer de mon dessein. Mais, tout à coup, rapide comme la flèche, sans même tourner la tête ni le corps, j’allongeai le bras et appliquai au bonhomme, en plein sur la figure, une maîtresse gifle arrière.

Ma main s’aplatit magnifiquement sur sa joue et sur ses mâchoires. Il y eut un craquement, comme celui d’une planche de la coque d’un navire qui se fend sous la tempête, et l’eunuque roula sur lui-même, comme une boule qui ne s’arrêta sur le plancher qu’à douze pieds de moi.

Les rires cessèrent. Ils firent place à des cris de surprise, et j’entendis chuchoter : « Yi-Yong-ik ! » Je recroisai mes bras et demeurai sur place, superbe d’orgueil.

Il y avait certainement en moi l’étoffe d’un parfait cabotin. Car écoutez ce qui suivit.

L’œil fier et dédaigneux, chef reconnu, dès cet instant, de tous mes compagnons, j’affrontai, sans baisser le regard, les centaines d’yeux qui me fixaient. Et c’est moi qui les fis tous se baisser ou se détourner. Tous, sauf deux.

Ces deux yeux étaient ceux d’une jeune femme, qu’à la richesse de sa robe et à la demi-douzaine de servantes qui l’entouraient, je jugeai immédiatement devoir être une dame de qualité. C’était en effet Lady Om, une princesse authentique, appartenant à la Maison des Min. J’ai dit qu’elle était jeune. Elle paraissait avoir mon âge, trente ans environ. Et, quoiqu’elle fût mûre et belle à point pour être mariée, elle ne l’était pas.

Elle me regardait, les yeux dans les yeux, sans broncher, jusqu’à ce qu’elle m’eût contraint à fuir son regard. Il n’y avait, dans ses prunelles, ni insolence, ni hostilité, ni défi quelconque. Je n’y trouvais qu’une immense fascination.

Il me répugnait d’avouer que j’étais vaincu par ce petit brin de femme. Je feignis, en détournant la tête, de reporter mon regard sur le groupe honteux de mes camarades, en proie aux danseuses. Puis je frappai dans mes mains, à la mode asiatique, en criant impérieusement, en coréen, d’une voix de stentor et comme on parle à des subalternes :

— Vous autres, laissez-les tranquilles !

J’avais la poitrine solide et l’on aurait cru entendre beugler un taureau. Jamais ordre aussi impératif et aussi retentissant n’avait encore ébranlé l’air sacré de l’Impérial Palais.

La salle entière en fut pétrifiée. Les femmes en tremblaient d’effroi et se serraient les unes contre les autres, comme pour chercher entre elles une protection mutuelle. Les petites danseuses lâchèrent les matelots et leur capitaine, et se reculèrent, effarées, en ricanant. Seule, Lady Om ne parut point troublée et recommença à plonger dans mes yeux, qui étaient retournés vers les siens, ses yeux grands ouverts.

Un lourd silence retomba, comme si chacun attendait que résonnât quelque fatidique parole. Tous les yeux coulissaient furtivement leur regard de l’Empereur à moi, et de moi à l’Empereur. Moi, je demeurais toujours, sans perdre la tête fort heureusement, immobile et muet, et les bras croisés.

Enfin l’Empereur parla.

— Il connaît notre langue… dit-il simplement.

Toute la salle haletait. On entendait les respirations palpiter dans les poitrines.

Je ne savais trop quoi répondre et je fonçai, en bon matelot blagueur, sur la première idée folle qui s’offrit à mon esprit.

— Cette langue, déclarai-je, est ma langue natale.

L’Empereur parut étonné, et impressionné tout à la fois, par mon assurance. Il fit la mine de quelqu’un qui a avalé de travers et ses lèvres se contractèrent. Puis il me demanda :

— Explique-toi !

Je repris :

— Cette langue est ma langue natale. Je la parlais, à peine issu du sein de ma mère, et ma sagesse précoce émerveillait tous ceux qui m’approchaient. Puis je fus emporté un jour par des pirates, en un pays lointain, où se fit mon éducation. J’oubliai tout de mes origines. Mais, à peine eus-je remis le pied sur le sol coréen que je reparlai spontanément mon langage ancien. Je suis Coréen de naissance et maintenant seulement je suis chez moi.

Il y eut, parmi les assistants, des murmures divers et des colloques. L’empereur interrogea Kim.

Cet excellent homme n’hésita pas à appuyer mes dires et ne craignit pas de mentir en ma faveur.

— J’atteste, dit-il, qu’il parlait notre langue, lorsque je le rencontrai qui sortait de la mer…

Je l’interrompis :

— Que l’on m’apporte, sans plus tarder, des vêtements dignes de moi !

Et, me retournant derechef vers les danseuses :

— Laissez en paix mes esclaves ! Ils viennent d’accomplir un long voyage et sont fatigués. Oui, ce sont là mes fidèles esclaves.

Kim m’emmena dans une autre pièce, où il m’aida, selon le désir que j’en avais exprimé, à changer de vêtements. Puis il renvoya les domestiques et, resté seul avec moi, me donna une brève et utile leçon sur la façon de m’exprimer et de me conduire. Il ne savait pas plus que moi où je voulais en venir. Mais il était, comme moi, plein de confiance.

Je revins dans la Grande Salle et (c’était le plus amusant de l’aventure), tandis que je débitais mon coréen, soi-disant rouillé par ma longue absence du pays, Hendrick Hamel et les autres, qui s’étaient entêtés à ne parler que leur langue, depuis leur arrivée à terre, ne comprenaient pas un traître mot de mes paroles.

— Je suis, proclamai-je, du noble sang de la Maison de Koryu, qui régnait-jadis à Songdo.

Et je débitai, de mon mieux, une vieille histoire, que Kim m’avait contée au cours de notre chevauchée. Tout en parlant, je le regardais tendre l’oreille, avec forces grimaces, pour bien s’assurer que j’étais un bon perroquet.

L’Empereur me demanda quelques renseignements supplémentaires sur mes compagnons. Je répondis :

— Ceux-ci, comme je l’ai dit, sont mes esclaves. Tous, sauf ce vieux coquin (je désignais du doigt Johannes Maartens), qui est le fils d’un affranchi.

Je fis signe à Hendrick Hamel qu’il s’approchât.

— Cet autre, continuai-je, est né dans la maison de mon père, d’une souche d’esclaves. Il m’est particulièrement cher. Nous sommes du même âge, nés le même jour, et, ce jour-là, mon père m’en fit présent.

Lorsque, par la suite, Hendrik Hamel, curieux de savoir ce que j’avais dit, connut l’histoire, il s’irrita passablement et se répandit en reproches envers moi.

— Que veux-tu ? lui répliquai-je. J’ai dit cela comme un étourneau, pour dire quelque chose, sans mauvaise intention, crois-le bien. Mais ce qui est fait est fait ! Quand le vin est tiré, il faut le boire. Nous devons continuer à jouer nos rôles, et toi en prendre ton parti.

Taiwun, le frère de l’Empereur, était un grand sot parmi les sots. Il me défia à boire. L’Empereur trouva le défi plaisant et ordonna à une douzaine de ses nobles, qui n’étaient guère plus intelligents, de se mêler à l’orgie. Les femmes furent invitées à se retirer. Je renvoyai également Hendrik Hamel, renfrogné et grondant, et tous mes compagnons, non sans avoir obtenu pour eux qu’ils quitteraient leur auberge et seraient logés dans le Palais même. Par contre, je demandai à Kim de demeurer près de moi. Après quoi, le tournoi commença.

Le lendemain, tout le Palais bourdonnait, comme une ruche d’abeilles, du bruit de mes exploits. J’avais mis Taiwun et les autres champions dans un tel état qu’ils ronflaient, ivres morts, sur leurs nattes, lorsque je me retirai et, sans aide aucune, réussis à m’en aller coucher. Et, jamais depuis, Taiwun ne mit en doute que je fusse un Coréen authentique. Seul, affirmait-il, un de ses compatriotes était capable de boire impunément autant que je l’avais fait.

Le Palais Impérial formait, à lui seul, une véritable ville et je fus logé, avec mes compagnons, dans son plus beau quartier, en une sorte de Pavillon d’Été, complètement isolé. Je pris pour moi, bien entendu, le plus magnifique appartement, Hendrik Hamel et Maartens durent, ainsi que les autres matelots, accepter en ronchonnant ce que je leur laissai.

La première journée ne s’était pas écoulée que Yunsan, le Grand Prêtre bouddhiste, me faisait appeler. Il ordonna, quand je fus devant lui, qu’on nous laissât seuls. Nous étions assis tous deux sur des nattes épaisses, dans une pièce sombre.

Juste Dieu ! Quel homme que ce Yunsan ! Quel esprit délié et pénétrant ! Il se mit, incontinent, à scruter mon âme en tous ses replis. Il était fort bien renseigné sur tous les autres pays de l’univers et savait des choses dont personne, en Corée, n’avait même la notion qu’elles existassent. Croyait-il à la fable de ma naissance ? Jamais je ne pus le pénétrer. Son visage, aussi impassible qu’un bronze, ne laissait rien deviner de ses sentiments intérieurs.

Ce que pensait Yunsan, personne autre que lui ne le savait. Mais, derrière ce prêtre pauvrement vêtu, au ventre maigre, je sentais le pouvoir effectif qui commandait à la fois dans le Palais impérial et dans toute la Corée. Je comprenais également, au cours de notre entretien, qu’il avait dessein de se servir de moi, qu’il me considérait comme pouvant lui être utile.

Agissait-il pour son propre compte, ou pour celui de Lady Om ? C’était là une noisette à ouvrir, et que je transmis à Hendrick Hamel, pour qu’il vît ce qu’il y avait dans sa coque. Quant à moi, il m’était indifférent. Je vivais, selon ma coutume, dans l’heure présente, me souciant peu de me créer ou de prévoir, ni de prévenir, s’il y avait lieu, des ennuis futurs.

Puis, ce fut Lady Om qui, à son tour, me manda. Je suivis, pour aller vers elle, un eunuque à la face lisse et au pas félin, et traversai avec lui les longs corridors silencieux, qui conduisaient à l’appartement qu’elle occupait.

Elle était logée comme il seyait à une Princesse du Sang et possédait, pour son seul usage, un véritable Palais. Un parc l’entourait, avec des bassins fleuris de lotus, et une multitude d’arbres trois fois centenaires, si savamment rabougris par l’art des jardiniers qu’ils atteignaient à peine ma taille. Des ponts de bronze, si délicats et si finement travaillés qu’ils semblaient sortir de l’atelier d’un orfèvre, étaient jetés sur les bassins et sur les lotus. Un bosquet de hauts bambous masquait la demeure de Lady Om.

La tête me tournait. Tout simple matelot que je fusse, je n’étais pas indifférent aux belles femmes et j’éprouvais, en pénétrant dans cette superbe et mystérieuse demeure, un sentiment qui était autre qu’une banale curiosité. J’avais entendu des histoires d’amour, qui contaient que des hommes du peuple avaient été distingués par des reines, et je me demandais si l’heure de mon heureuse fortune, qui témoignerait de la vérité de ces contes, n’avait pas sonné pour moi.

Lady Om ne perdit point son temps en présentations superflues. Elle était entourée d’un essaim de ses femmes. Mais elle ne prêta pas plus d’attention à leur présence qu’un charretier à celle de son cheval. Elle me fit asseoir à côté d’elle, sur des nattes moelleuses, qui transformaient en lit la moitié du sol de la chambre, puis ordonna que l’on m’apportât du vin et des sucreries. Le tout fut servi sur de minuscules guéridons, hauts seulement d’un pied, et incrustés de perles.

Seigneur ! Seigneur ! Il me suffisait de regarder ses yeux pour être fixé sur ses sentiments envers moi. Mais, halte-là ! Lady Om n’était point une sotte. Elle avait mon âge, je l’ai dit, trente ans, et le sérieux qui convient à une personne de cet âge. Elle savait ce qu’elle voulait et ce qu’elle ne voulait pas. C’est même pour cette raison qu’elle ne s’était jamais mariée, en dépit de la pression qu’avait pu exercer sur elle une Cour asiatique,

On avait prétendu la contraindre à épouser un de ses cousins éloignés, appartenant à la grande famille des Min, et qui se nommait Chong-Mong-ju. Lui non plus n’était pas bête et ambitionnait, par ce mariage, de s’emparer de la réalité du pouvoir que détenait le Grand Prêtre.

Aussi Yunsan, qui ne prétendait pas lui céder la place, était-il lui-même candidat secret à la main de Lady Om et faisait-il tout ce qui était en sa puissance pour la détourner de son cousin, et couper les ailes à celui-ci. Il va de soi que je ne découvris pas du premier coup toute cette intrigue. Je la devinai en partie, par certaines confidences de Lady Om, et la sagacité d’Hendrick Hamel pénétra le reste.

Lady Om était une perle rare. Des femmes de son calibre, il en naît deux à peine par siècle, dans l’univers entier. Elle faisait fi des règles et des conventions sociales. La religion, telle qu’elle la pratiquait, était une série d’abstractions toutes spirituelles, en partie apprises aux leçons de Yunsan, en partie tirées de son propre fonds moral. Quant à la religion du commun, telle qu’on l’enseignait au peuple, elle affirmait que c’était une invention destinée à maintenir sous le joug des milliers d’hommes, qui peinaient pour les autres.

Lady Om avait une volonté forte et un cœur tout féminin. Et elle était belle. Belle d’une beauté universelle et non pas seulement asiatique. Ses grands yeux noirs n’étaient ni bridés, ni fendus d’une fente trop étroite. Ils étaient longs seulement, très longs, et le plissement des paupières qui les enclosaient ne servait qu’à leur donner un piment spécial.

J’étais grisé de la situation où je me trouvais. Princesse et matelot ! Quel rêve charmant ! Et je me torturais les méninges pour ne pas paraître plus sot qu’elle-même et pour pousser à bout mon intrigue. Je jouais avec le feu et j’en étais ravi.

Aussi commençai-je par rééditer l’histoire abracadabrante que j’avais débitée en présence de toute la Cour, à savoir que j’étais Coréen de naissance et que j’appartenais à l’antique lignée de Koryu.

Elle me coupa la parole en me donnant sur les lèvres des coups légers, de son éventail de plumes de faisan.

— C’est bon, c’est bon ! dit-elle. Ne me faites pas ici des contes pour enfants. Sachez que vous êtes pour moi plus et mieux qu’un descendant de la maison des Koryu. Vous êtes…

Elle s’arrêta de parler et j’attendis, en observant la hardiesse croissante de son regard. Elle termina, au bout d’un instant :

— Vous êtes… Tu es un homme ! Un homme debout devant moi, tel que je n’en ai jamais pressenti, même dans les rêves les plus voluptueux de mon sommeil et de mes nuits.

Seigneur ! Seigneur ! Que pouvait faire, devant un tel aveu, un pauvre matelot ? Le pauvre matelot, j’en conviens, rougit terriblement sous sa peau tannée par la mer. Les yeux de Lady Om devinrent deux puits de malicieuse et taquine friponnerie, tandis que, de toutes mes forces, je retenais mes bras qui brûlaient de l’enlacer.

Finalement, elle se mit à rire, d’un rire qui me mettait plus encore l’eau à la bouche, et frappa dans ses mains. C’était signe que l’audience était terminée.

Je vins retrouver Hendrik Hamel, la tête complètement chavirée.

— Ah ! la femme ! prononça-t-il, après une longue et profonde méditation.

Et il me regarda avec un gros soupir d’envie, sur la signification duquel il m’était impossible de me méprendre.

— La femme, oui… reprit-il. Ce sont tes biceps, Adam Strang, c’est ton cou de taureau, ce sont tes cheveux d’or fauve, qui ont conquis celle-là ! C’est de bonne guerre, mon vieux. Pousse à fond ton jeu ! Et, si tu gagnes la partie, tout ira bien pour nous tous. Je vais te donner, si tu le veux bien, quelques conseils supplémentaires, sur la façon de te comporter avec elle.

Je me hérissai. Pour être un simple matelot, je n’en étais pas moins un homme, et je n’avais pas à être dirigé dans mes relations avec une femme. Hendrik Hamel avait pu être copropriétaire du vieux Sparwehr. Il possédait, je l’admets, des connaissances astronomiques, puisées par lui dans les livres destinés aux navigateurs, supérieures aux miennes. Mais, sur le chapitre femmes il n’avait et ne pouvait avoir sur moi aucune autorité.

Il sourit, les lèvres pincées, et me demanda :

— Aimes-tu réellement Lady Om ?

— Que je l’aime ou non, peu importe ! répondis-je.

Il darda sur moi les perles noires de ses yeux acérés et répéta :

— L’aimes-tu, vraiment ?

— Hé ! hé ! passablement… répliquai-je. Et plus que passablement, si cela t’intéresse.

— Alors, vas-y ! Et, par son truchement, nous obtiendrons un jour un bateau grâce auquel nous fuirons cette terre maudite. Je donnerais la moitié de la soie de toutes les Indes pour refaire un bon repas de chrétien.

Il recommença à me fixer, comme pour pressentir ma pensée.

— Penses-tu, dit-il, que tu réussiras avec elle ?

Cette question saugrenue me fit bondir. Il sourit, d’un air satisfait.

— Parfait ! parfait ! Mais, crois-moi, ne bouscule pas trop les choses. Les conquêtes trop rapides ne valent rien. Fais-toi valoir. Fais-toi désirer. Ne sois pas prodigue de tes gentillesses. Mets à son prix ton cou de taureau et tes cheveux d’or. Ta chance est en eux, heureux mortel ! Et ils feront plus pour toi que les cerveaux réunis de tous les savants de l’univers.

Les jours qui suivirent furent étourdissants pour moi. Tout mon temps était partagé entre mes audiences avec l’Empereur, mes beuveries avec Taiwun, mes entretiens avec le Grand Prêtre et les heures délicieuses que je passais dans la société de Lady Om. De plus, je demeurais éveillé une partie des nuits, sur l’ordre d’Hendrik Hamel, et les occupais à apprendre de Kim les mille détails de l’Étiquette, les manières de la Cour, l’histoire de la Corée et de ses dieux, jeunes et vieux, tous les raffinements du beau langage, et jusqu’à la langue vulgaire des coolies. Jamais on ne fit pareillement trimarder un pauvre matelot.

J’étais, en réalité, une marionnette entre les mains du Grand Prêtre Yunsan, qui se servait de moi pour ses secrets desseins. Il tirait les ficelles sans que je comprisse goutte à cette grande affaire. Avec Lady Om, oui, j’étais un homme, comme elle l’avait dit, non une marionnette. Et pourtant, pourtant, quand je retourne mon regard en arrière et médite à travers le temps, j’ai des doutes sur ce point. Je crois que, tout en cherchant à satisfaire avec moi sa passion, elle me faisait marcher à sa guise. Il n’en demeure pas moins que, sur un point, nous-nous comprenions. Les désirs mutuels que nous avions l’un de l’autre étaient si ardents, si pressants, qu’aucune volonté, pas même celle de Yunsan, n’eût réussi à se mettre en travers.

L’intrigue de palais, que je devinais vaguement, mais dont je ne pouvais saisir exactement la trame, était dirigée contre Chong-Mong-Ju, le cousin et prétendant de Lady Om. Il y avait là des fils et des fils, à n’en plus finir, et je me perdais dans l’enchevêtrement de ce labyrinthe. Toutefois, je ne m’en tracassais pas autrement.

Je me contentais de rapporter à Hendrik Hamel, mon mentor, tout ce que j’en découvrais de détails intéressants. Et lui, assis, le front plissé, durant d’interminables heures de nuit, il s’appliquait à ordonner et à débrouiller, quand ce n’était pas à embrouiller, cette toile d’araignée. En sa qualité de fidèle esclave, il insistait pour m’accompagner partout, et tout voir aussi par lui-même. Mais souvent Yunsan s’opposait à sa présence et, de mon côté, je l’écartais de mes entretiens avec Lady Om. Je me contentais de lui rapporter ce qui s’était passé dans nos tête-à-tête, en taisant, bien entendu, les tendres incidents qui ne le regardaient pas.

Je crois qu’au fond Hendrik Hamel n’était point fâché de me voir assumer seul la responsabilité et les risques de la comédie qui se jouait. Si je réussissais, du même coup sa fortune était faite. Si, au contraire, je m’écroulais, il n’avait plus qu’à se retirer en paix dans son trou. Tel était, j’en suis convaincu, son prudent raisonnement. Il ne le sauva pas cependant du commun désastre, comme vous l’apprendrez tout à l’heure.

À Kim, je répétais sans cesse :

— Aidez-moi ! En reconnaissance, j’exaucerai tous vos vœux. Désirez-vous quelque chose ?

Il me déclara qu’il souhaitait commander les Chasseurs-de-Tigres, chargés de la garde du Palais Impérial, dont le sort serait désormais entre ses mains.

— Un peu de patience ! répondis-je avec aplomb. Votre souhait sera comblé. J’ai dit.

Comment je réaliserais ma promesse, je n’en savais rien. Aussi, n’ayant rien à donner, je m’étais montré, sans hésitation, magnanime et généreux. Le plus curieux est qu’un jour arriva où Kim obtint en effet la capitainerie des Chasseurs-de-Tigres. Et lui non plus n’eut pas à s’en louer.

J’abandonnai donc, pratiquement, à Hamel et à Yunsan, qui étaient tous deux de profonds politiques, le soin de combiner leurs intrigues et de dresser leurs batteries. J’étais avant tout un amant, et mon sort était sans conteste plus enviable que le leur. Vous figurez-vous bien ma situation ? Celle d’un matelot, longtemps battu des tempêtes, qui maintenant se réjouissait, dînait et buvait du vin en compagnie des grands de la terre, qui était l’amant déclaré d’une belle Princesse et qui, par surcroît, se reposait de toute affaire sérieuse sur des cerveaux de la valeur de ceux d’Hendrik Hamel et du Grand Prêtre Yunsan ? N’était-ce pas réellement admirable ?

À plusieurs reprises, Yunsan avait tenté de savoir, par Hendrik Hamel, la vérité sur ce qui concernait mon passé. Mais, aussitôt, Hendrik Hamel redevenait un esclave stupide, uniquement occupé de plaire en tout à son bon maître, dont il n’avait jamais sondé les desseins. Et, pour détourner la conversation, il s’attardait en récits admiratifs de mes tournois de beuverie avec Taiwun.

Je n’entrerai pas dans le détail de tout ce qui se passa d’exquis entre Lady Om et moi, quoiqu’elle ne soit plus, depuis bien des siècles, qu’une cendre chère à mon cœur. Mais nous n’avions rien à nous refuser mutuellement. Lorsque s’aiment un homme et une femme, rien ne saurait les tenir écartés l’un de l’autre, et les royaumes peuvent crouler sans faire se desserrer l’étreinte de leurs bras.

Puis, peu à peu, apparut sur l’eau la question de notre mariage. Elle se posa piano, piano, tout d’abord, par de simples potins de Cour, par des colloques à voix basse, entre eunuques et servantes. Mais, dans tout le Palais, il n’est pas de commérage de marmitons qui ne s’élève peu à peu jusqu’au trône.

Bientôt cette rumeur n’était plus un secret pour personne. Le Palais, et toute la Corée avec lui, qui vibrait à son unisson, en furent en grande agitation. Il y avait de quoi. Ce mariage était, pour Chong-Mong-ju, un plein coup de poing entre les yeux.

Il lutta contre de toutes ses forces, et accepta, avec Yunsan, la bataille décisive pour laquelle celui-ci était prêt. Il réussit à attirer dans son parti la moitié du clergé des provinces et, jusqu’aux portes de son Palais, l’Empereur affolé vit défiler d’interminables processions de prêtres protestataires.

Yunsan tint dur comme un rocher. L’autre moitié du clergé avait embrassé sa cause et lui demeurait fidèle, ainsi que toutes les grandes villes de l’Empire, telles que Keijo, Fusan, Song-do, Pyen-Yang, Chenampo et Chumulpo. Lui et Lady Om investirent complètement l’Empereur. Comme elle me l’avoua par la suite, elle fit pression sur lui, par ses crises de nerfs et ses larmes, et le menaça d’un scandale public qui ébranlerait les bases mêmes du Trône. Yunsan acheva la déroute de cet esprit faible en lançant ce pitoyable monarque dans de nouvelles débauches, tenues prêtes à cet effet.

Si bien qu’un jour arriva où Yunsan, en guise d’avertissement, avec un imperceptible clignement de ses yeux austères, devenus soudain plus railleurs et plus humains que je ne les en eusse jamais crus capables, me déclara :

— Il vous faut laisser croître vos cheveux, pour le nœud du mariage.

Comme il n’est pas dans l’ordre naturel des choses qu’une Princesse du Sang Impérial épouse un matelot, même quand celui-ci s’affirme, sans preuves visibles et palpables, un descendant des Princes de Koryu, un décret fut promulgué par l’Empereur, déclarant que telle était mon authentique ascendance. En même temps, les Gouverneurs rebelles de cinq provinces ayant été roués et décapités, je fus nommé, moi-même, Gouverneur unique de ces cinq provinces. Et, comme il fallait parfaire le nombre sept, qui est considéré en Corée comme un nombre magique, deux autres Gouverneurs de deux autres provinces furent pareillement révoqués pour me faire place.

Seigneur ! Seigneur ! un pauvre matelot… Me voilà donc envoyé sur les grandes routes de la Corée, avec une escorte de cinq cents soldats, et une nombreuse suite, pour aller prendre possession du gouvernement de sept provinces, où cinquante mille hommes de troupe m’attendaient sous les armes ! Partout où je passais, je distribuais à mon gré la vie, la mort et la torture. J’avais à moi un trésor, avec un gardien pour le défendre, et un régiment de Scribes à mes ordres pour leur dicter mes volontés. Un millier de Percepteurs d’impôts m’attendaient aussi, chargés d’extirper au peuple, en mon nom, ses derniers sous.

Les sept provinces qui m’avaient été allouées constituaient la frontière septentrionale de la Corée. Au delà s’étendait le pays que nous appelons aujourd’hui Mandchourie, et qui était alors connu sous le nom de Pays des Hongdas, ou des Têtes-Rouges.

C’étaient de hardis pillards montés, qui parfois traversaient le Yalou sur leurs chevaux rapides, en masses compactes, pour s’abattre comme des sauterelles sur le territoire coréen. Le bruit courait qu’ils s’adonnaient au cannibalisme. Toujours est-il, comme je l’appris par ma propre expérience, qu’ils étaient des combattants redoutables, et qu’il n’était point commode d’en venir à bout.

L’année qui s’écoula fut fortement tourmentée. Tandis qu’à Keijo, Yunsan et Lady Om achevaient la perte de Chong-Mong-ju, je me taillai, dans mon gouvernement, une glorieuse renommée. C’était toujours Hendrik Hamel qui, dans mon ombre, me poussait et dirigeait. Mais, pour tous, j’étais la tête habile qui commandait et agissait.

En mon nom, Hendrik Hamel enseigna à mes troupes la tactique et l’exercice européens, et les conduisit se mesurer avec les Têtes-Rouges. Ce fut une lutte magnifique, qui dura une année entière. Mais, au terme de l’an, la frontière nord de la Corée était en paix, et sur la rive coréenne ne se trouvait plus une seule Tête-Rouge, sauf les morts laissés par l’ennemi.

J’ignore si cette invasion de Têtes-Rouges est rapportée dans les histoires d’Occident. J’ignore également si l’on y fait mention de celle qui, durant la génération précédente, fut conduite en Corée par Hideyoshi, alors Soghu du Japon. Cette invasion pénétra jusqu’au sud de la Corée, et Hideyoshi expédia au Japon un millier de barils, remplis d’oreilles et de nez, baignant dans de la saumure, qui provenaient des Coréens tués sur les champs de bataille. J’en ai causé souvent avec maints vieillards des deux sexes, témoins oculaires de ces combats, et qui avaient échappé à la marinade. Si ces deux grandes invasions, japonaise et des Têtes-Rouges, sont consignées dans les livres d’histoire, vous saurez exactement à quelle époque Adam Strang a vécu.

Mais revenons à Keijo et a Lady Om.

Seigneur ! Seigneur ! C’était une vraie femme ! Pendant quatre ans, je la possédai en paix. Toute la Corée avait accepté notre mariage. Chong-Mong-ju, dépossédé de toute influence, tombé en complète disgrâce, s’était retiré quelque part sur la côte de l’extrême nord-est pour y cuver son dépit. Yunsan commandait en dictateur. La paix régnait sur le pays où, chaque nuit, couraient les signaux qui la proclamaient.

Les jambes grêles de l’Empereur, plongé dans ses débauches, s’affaiblissaient de plus en plus, de plus en plus ses yeux devenaient chassieux. Lady Om et moi avions gagné la partie souhaitée par nos cœurs. Kim commandait aux gardes du Palais. Quant à Kwan-Yung-Jin, le malencontreux gouverneur qui nous avait infligé, à moi et à mes compagnons, le supplice du carcan et nous avait fait battre en public, lors de notre arrivée en Corée, je l’avais destitué et lui avais interdit de paraître jamais à Keijo.

Oh ! Johannes Maartens n’avait pas non plus été oublié ! La discipline est solidement ancrée dans la tête d’un matelot et, en dépit de ma grandeur nouvelle, je ne pouvais oublier qu’il avait été mon capitaine, aux jours anciens où nous naviguions ensemble sur le Sparwehr, à la recherche de nouvelles Indes. Selon l’histoire que j’avais contée, lors de mon début à la Cour, il était le seul homme libre de ma suite. Le reliquat des matelots, considéré par tous comme mes esclaves, ne pouvait prétendre à une fonction officielle quelconque.

Le cas de Johannes Maartens était différent et il monta en grade. Le vieux roublard ! J’étais loin de deviner ses intentions, quand il me demanda à être nommé Gouverneur de la misérable petite province de Kyong-ju.

Celle-ci ne possédait aucune richesse propre, du fait de son agriculture ou de ses pêcheries. Le revenu des impôts couvrait à peine les frais de leur perception et la qualité de Gouverneur était plus titre honorifique. L’endroit était en vérité un vrai tombeau — un tombeau sacré — car sur la Montagne de Tabong étaient ensevelis, à son sommet, dans de riches reliquaires placés dans des caveaux, les ossements des anciens Rois de Silla. Johannes Maartens me déclara qu’il préférait être le premier dans la petite province de Kyong-ju que le suivant d’Adam Strang. Et j’étais loin de me douter que, s’il emmenait avec lui quatre des matelots, ce n’était pas uniquement pour peupler sa solitude.

Magnifiques furent pour moi les premiers temps de mon élévation. Je gouvernais mes sept provinces par l’intermédiaire de Nobles nécessiteux, à dévotion de Yunsan, qui les avait choisis à mon intention. Tout le travail, était pour eux et mon seul rôle consistait à me livrer, de temps à autre, à quelque inspection, effectuée avec tout l’apparat digne de ma grandeur et où Lady Om m’accompagnait. Nous possédions tous deux, sur la côte sud, un Palais d’Été fort agréable et où nous résidions de préférence. Pour me divertir, j’encourageais les sports, parmi les Nobles, principalement la lutte et le tir à l’arc, ou leurs pères avaient excellé. J’effectuai aussi, avec Lady Om, des chasses au tigre, dans les montagnes septentrionales.

Le mouvement des marées était, en Corée, des plus curieux. Sur la côte nord-est, la mer ne montait et ne descendait que d’un pied à peine. Sur la côte ouest, la différence contre le flux et le reflux atteignait soixante pieds.

La Corée ne possédait pas de flotte marchande pour le commerce extérieur. Les navires indigènes ne quittaient pas les côtes, où les étrangers, pour leur part, n’abordaient jamais. Cette politique d’isolement était immémoriale en Corée. Une fois seulement, tous les dix ou vingt ans, arrivaient des Ambassadeurs chinois. Non par eau, mais par terre, en contournant la Mer Jaune à travers le pays des Hong-du, et en descendant la Route du Mandarin jusqu’à Keijo. Leur voyage, aller et retour, durait un an. Le but de leur visite était d’exiger de l’Empereur coréen, l’accomplissement de la cérémonie fictive de son ancienne vassalité à la Chine.

Hendrik Hamel ne s’endormait pas, cependant, dans les délices de Capoue. Il se préparait à agir, et ses projets se précisaient de jour en jour. À défaut des nouvelles Indes que nous n’avions pas trouvées, il se rabattait sur la Corée. Il n’eut pas de fin, tout d’abord, que je ne fusse nommé amiral de toute la flottille des jonques coréennes. Puis il s’informa sans fard, près de moi, des arcanes secrets qui enfermaient le Trésor Impérial. Dès lors, j’étais fixé.

Je ne tenais nullement, pour ma part, à quitter la Corée, à moins que ce ne fût en compagnie de Lady Om. Je m’ouvris à elle, à ce sujet. Elle me répondit, en me pressant avec passion entre ses bras, que j’étais son roi et que, partout où j’irais elle me suivrait.