Le Vagabond des étoiles/XVI

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 161-175).

CHAPITRE XVI

« ET QUOI ENCORE, VANDERVOOT ? »

Je fus, une fois, Adam Strang, un Anglais. L’époque de cette vie, aussi approximativement que je puisse la situer, s’étendait à peu près entre 1550 et 1650, et je vécus cette existence jusqu’à un âge fort avancé, comme vous le verrez par mon récit. Un de mes grands regrets, depuis que Morrell m’eut enseigné la façon de réaliser ces intéressantes expériences a toujours été de n’avoir point poussé plus loin mes études historiques. Ainsi aurais-je pu identifier et exposer plus exactement nombre de faits, qui sont demeurés pour moi imprécis. Tandis que je suis contraint de marcher à tâtons et de deviner mon chemin, à travers le temps et les lieux, de mes existences antérieures.

Un point très particulier de ma vie d’Adam Strang est que mes souvenirs n’en commencent guère avant trente ans. Plusieurs fois, dans la camisole, m’est apparu Adam Strang. Mais toujours il a resurgi en pleine stature, les muscles protubérants, homme dans toute la force de ses trente ans.

Le Sparwehr, sur lequel je naviguais en qualité de simple matelot, était un vaisseau hollandais, vaisseau marchand, parti pour les Indes, et qui s’était aventuré bien au delà, sur des mers inconnues, à la recherche de nouvelles richesses.

Le vieux Johannes Maartens, qui le commandait, et dont la face bestiale et la tête carrée, toute grisonnante, n’avaient rien en apparence de romanesque, rêvait de la découverte de terres inexplorées, de quelque nouvelle Golconde qui lui fournirait en abondance la soie et les épices.

La vérité m’oblige à dire que nous trouvâmes surtout la fièvre, les morts violentes et des paradis pestilentiels, dont la beauté recouvrait de vrais charniers et marchait de pair avec eux. Et encore des cannibales, qui nichaient dans les arbres et étaient d’enragés chasseurs de têtes. Nous débarquâmes dans mainte île étrange, dont les lames furieuses battaient les rivages, et où, sur les sommets des montagnes, fumaient des volcans. Là, de tout petits hommes, aux cheveux crépus et serrés, qui semblaient plutôt des singes, dont ils avaient le cri insupportable et plaintif, campaient dans les forêts et dans la jungle, derrière un rempart de pieux et d’épines, d’où ils nous envoyaient, dans l’ombre du soir, des éclats de bois empoisonnés. Quiconque d’entre nous avait été, comme d’un dard d’abeille, piqué par un de ces éclats, mourait infailliblement, avec d’horribles hurlements.

Ailleurs, d’autres-hommes plus grands, et plus féroces encore, nous affrontaient sur le rivage même. Ils faisaient pleuvoir sur nous flèches et javelots, dans le grondement et le roulement de guerre de leurs petits tam-tams et de leurs grands tambours. Et partout, à terre, ils s’embusquaient sur notre passage, dans des troncs d’arbres, tandis que montaient, de collines en collines, des colonnes de fumées, qui appelaient aux armes la population tout entière.

Le subrécargue, Hendrick Hamel, était co-propriétaire de l’aventureux Sparwehr. Tout ce qui n’était pas à lui appartenait au capitaine Johannes Maartens et réciproquement. Celui-ci parlait peu l’anglais, et Hendrick Hamel à peine davantage. Les matelots, en compagnie de qui je vivais, ne parlaient que le hollandais. Mais ayez confiance en moi pour apprendre rapidement toutes les langues, le hollandais tout d’abord, puis le coréen, comme vous l’allez voir !

Après avoir beaucoup tangué et roulé, nous arrivâmes à une île appartenant au Japon, qui n’était pas marquée sur notre carte. Les habitants ne voulurent avoir aucuns rapports avec nous. Deux fonctionnaires en robe de soie traînante, et portant l’épée, qui firent l’admiration béate de Johannes Maartens, vinrent à bord et nous invitèrent, fort poliment, à nous éloigner au plus vite. Sous l’affectation doucereuse de leurs manières et de leurs discours transperçait l’ardeur belliqueuse de leur race, et nous nous hâtâmes d’obtempérer.

Nous traversâmes sans encombre les Archipels Japonais et arrivâmes à la Mer Jaune, faisant route vers la Chine.

Le Sparwehr était un vieux, sale et abominable sabot, qui traînait à ses flancs et sous sa quille toute une chevelure marine. Sa marche en était fort alourdie et entravée. Lorsqu’on prétendait le faire changer de direction, il demeurait sur place, à ballotter, comme un navet jeté à l’eau. Un chaland de rivière était, comparé à lui, rapide, dans ses mouvements. Avec vent debout, il en avait pour un bon quart d’heure à virer, et tout l’équipage devait donner.

Or, à la suite d’un ouragan terrible qui, quarante-huit heures durant, nous avait fait rendre l’âme, le vent avait soudain sauté. Le Sparwehr avait refusé d’obéir au gouvernail et, pris de flanc, il s’en allait à la dérive.

Nous dérivions vers la terre, dans la clarté glaciale d’une aube tempétueuse, sur une mer en furie, dont les lames s’élevaient hautes comme des montagnes. On était en hiver. Tout, sauf la mer, était silencieux autour de nous et, à travers l’opacité d’une tourmente de neige, nous pouvions découvrir, par instants, une côte inhospitalière. Si l’on peut appeler côte un chapelet brisé de récifs écumeux, de rocs sinistres et innombrables, au delà desquels apparaissaient confusément des falaises abruptes, des caps avançant leur éperon dans les flots. Derrière ce rempart redoutable, une chaîne de montagnes se profilait, couverte de neige.

Nous ignorions quelle était cette terre, vers laquelle nous allions, et si d’autres que nous y avaient jamais abordé. À peine une vague ligne l’indiquait-elle sur notre carte. Et il nous était permis de craindre que ses habitants, si elle en avait, fussent aussi rébarbatifs que son aspect.

La proue du Sparwehr donna en plein contre un pan de falaise, qui s’avançait en eau profonde, et notre mât de beaupré, après s’être un instant dressé jusqu’au ciel, se brisa net. Le mât de misaine s’abattit avec un vacarme effroyable et culbute par-dessus bord, avec ses vergues et ses haubans[1].

Ruisselant d’eau et roulé sur le pont par les paquets de vagues, je parvins à rejoindre Johannes Maartens sur le gaillard d’avant. D’autres hommes de l’équipage firent comme moi et, comme moi, s’amarrèrent solidement avec des cordes. On se compta. Nous étions dix-huit, tous les autres avaient péri.

Johannes Maartens, que j’ai toujours admiré, n’avait pas perdu son sang-froid. Il me toucha de la main, puis leva son doigt vers une cascade d’eau salée, qui ruisselait d’une anfractuosité de la falaise.

Je compris ce qu’il voulait dire. Il désirait savoir si j’étais homme a escalader le grand mât, encore debout, et à sauter de là sur la minuscule plate-forme qu’à vingt pieds au-dessus de la dunette ménageait cette anfractuosité, dans le rocher à pic.

La largeur du saut à effectuer variait de seconde en seconde, selon les oscillations du mât. Tantôt elle était de six pieds, et tantôt de vingt pieds. Le mât oscillait comme un ivrogne, par l’effet du roulis et du tangage, tandis que le navire s’écrasait un peu plus, à chacun des heurts de sa coque contre la falaise.

Je me déliai et commençai à grimper. Arrivé au faîte du mât tragique, je mesurai de l’œil la largeur du saut qui était nécessaire, et me lançai. L’opération réussit et j’atterris sur l’anfractuosité de la falaise. Là, je me mis à quatre pattes, prêt à tendre la main à mes compagnons, qui m’avaient suivi en hâte dans l’escalade du mat. Il n’y avait pas de temps à perdre, car le Sparwehr pouvait, d’un instant à l’autre, sombrer en eau profonde. Tous tant que nous étions, nous étions à moitié ankylosés par le vent glacé, qui soufflait sur nous et sur nos vêtements mouillés.

Le maître queux fut, après moi, le premier à sauter. Il fut projeté dans le vide et je vis son corps qui tournait sur lui-même, comme une roue de voiture. Un paquet de mer le happa, tandis qu’il tombait, et l’écrabouilla contre la falaise. Un de nos mousses, un jeune homme de vingt ans, barbu, fut coincé par le mât contre une saillie de la falaise. Ce ne fut pas long pour lui. Il mourut du coup. Deux autres hommes culbutèrent dans le vide, comme avait fait le cuisinier. Les quatorze autres et le capitaine Maartens, qui sauta le dernier, furent sains et saufs. Une heure après, le Sparwehr s’engloutissait.

Deux jours et deux nuits, en grand péril de mort, nous demeurâmes accrochés à la falaise, sans aucune issue pour nous, car il nous était impossible de l’escalader plus haut, et nous ne pouvions non plus redescendre vers la mer, qui s’était un peu calmée.

Le troisième jour, au matin, un bateau de pêche nous découvrit sur notre perchoir.

Les hommes qui le montaient étaient entièrement vêtus de vêtements blancs, fort sales, on le conçoit. Leurs longs cheveux étaient curieusement noués sur le faîte de leur crâne. Ce nœud, je l’appris par la suite, est, chez ceux qui en sont pourvus, le signe du mariage. Il offre également, lorsqu’une dispute ne peut se régler par des mots, un point de prise excellent, permettant de flanquer à son interlocuteur un solide soufflet.

Le bateau s’en retourna vers le village auquel appartenaient ceux qui le montaient, afin d’y quérir du secours. Tout le monde accourut, avec des cordes, et presque toute la journée fut nécessaire pour nous tirer de notre fâcheuse position. Après quoi, ils nous emmenèrent avec eux.

C’étaient de bien pauvres et bien misérables gens, et leur nourriture était difficile à digérer, même par l’estomac d’un matelot. Leur riz, d’une indicible saleté, était brun comme du chocolat. Les grains, qui demeuraient munis des trois quarts de leurs cosses, étaient mélangés de bouts de paille et de bouts de bois. À tout moment, il fallait s’arrêter de manger, afin de s’introduire dans la bouche le pouce ou l’index, et se débarrasser la mâchoire des matières dures qui la blessaient. Ils se nourrissaient aussi d’une sorte de millet, assaisonné de cornichons d’une espèce particulière, d’un goût si fort, qu’ils vous emportaient la bouche[2].

Les maisons étaient construites de boue séchée, avec un toit de chaume. À travers les cloisons intérieures étaient pratiquées des ouvertures, par où transitait la fumée de la cuisine, en chauffant, sur son passage, la pièce où l’on couchait.

Nous nous reposâmes, plusieurs jours, chez ces braves gens, étendus sur les nattes qu’ils nous offrirent, et nous consolant de notre malheur avec leur tabac, qui était très doux, presque insipide. Nous le fumions dans des pipes dont le fourneau était minuscule, et s’emmanchait d’un conduit d’un yard de long.

Ils fabriquaient également une sorte de breuvage qui était sûr et se buvait chaud, et présentait l’apparence du lait. Si l’on en prenait une dose un peu forte, il montait rapidement à la tête. Après en avoir lampé d’énormes potées, je fus saoul à chanter, ce qui est, pour tout matelot, dans le monde entier, le mode coutumier d’exprimer son ivresse. Encouragés par ce beau succès, mes compagnons m’imitèrent, et bientôt nous nous mîmes tous à rugir, sans nous soucier de la nouvelle tourmente de neige qui faisait rage au dehors, complètement oublieux aussi d’avoir été jetés sur une terre inconnue, abandonnée de Dieu.

Le vieux Johannes Maartens riait aux éclats, faisait, en chantant, le bruit d’une trompette, et se battait à force les cuisses, en compagnie des meilleurs de notre bande. Hendrik Hamel, d’ordinaire impassible et compassé comme tous les Hollandais, petite figure brune où luisaient deux yeux semblables à deux perles noires, se livrait, comme le pire d’entre nous, à mille folies.

Comme font immanquablement les matelots ivres, il sortait sans répit, de sa poche, tout ce qu’il avait d’argent sauvé avec lui, afin d’acheter toujours plus de breuvage laiteux. Notre conduite était honteuse. Et les femmes n’arrêtaient pas de nous apporter à boire, tandis que tout ce que la pièce pouvait contenir de public s’y entassait, pour assister à nos expansions bouffonnes.

C’est ainsi que le capitaine Johannes Maartens, son associé Hendrik Hamel, leurs treize hommes et moi-même, menâmes tapage et braillâmes de toutes nos forces, dans le pauvre village coréen, tandis qu’au dehors le vent d’hiver faisait rage sur la Mer Jaune. L’homme blanc a fait victorieusement le tour de la planète qui le porte. Je crois, en vérité, que s’il y a été poussé par sa soif de lucre et de rapines, c’est à sa folle insouciance qu’il a dû de réussir ses entreprises.

Ce que nous avions vu jusqu’à cette heure de la terre de Cho-Sen (Ah ! ah ! que voilà un joli nom, et je ne pouvais vraiment pas mieux choisir[3] !) n’était pas pour exciter beaucoup notre enthousiasme. Si ces misérables pêcheurs étaient un échantillon véridique de ses habitants, nous n’avions pas de peine à comprendre pourquoi ce sol avait peu attiré les navigateurs étrangers.

Nous nous trompions. Le village où nous étions faisait partie d’une île, et ceux qui y commandaient avaient sans doute expédié un message sur le continent. Un beau matin, en effet, trois énormes jonques à deux mâts, dont les voiles latines étaient faites de nattes de paille de riz, jetèrent l’ancre à quelque distance de la grève.

Quand les sampans qui s’en détachèrent eurent accosté au rivage, les yeux du capitaine Johannes Maartens s’écarquillèrent démesurément, car une soie magnifique recommençait à chatoyer devant ses yeux.

Un Coréen bien découplé avait débarqué, vêtu de soie de la tête aux pieds, d’une soie multicolore, aux tons pâles, et il était entouré d’une demi-douzaine de serviteurs obséquieux, pareillement habillés de soie.

Ce noble personnage s’appelait Kwan-Yung-Jin, comme je l’appris par la suite. C’était un yang-ban, ou homme noble. Il exerçait les fonctions de magistrat ou gouverneur de la province dont dépendait l’île. Emploi fort lucratif, cela va de soi, car il pressurait fortement ses administrés.

Une centaine de soldats, au bas mot, débarquèrent à sa suite et se dirigèrent avec lui vers le village. Ces soldats étaient armés de lances dont le fer, long et plat comme celui d’une hache, tranchant comme une lame de couteau, était échancré de trois dents. Quelques-uns d’entre eux étaient munis d’un fusil à mèche, qui remontait aux époques héroïques. Il était de telle dimension qu’un homme était nécessaire pour le porter, et un autre homme pour porter le trépied sur lequel il était appuyé, lorsqu’on voulait l’utiliser. L’arme, comme j’eus à le constater, partait parfois. Parfois aussi, elle ne partait pas. La réussite dépendait d’un bon réglage de la mèche et de l’état de la poudre déposée dans le bassinet.

Ainsi avait coutume de voyager Kwan-Yung-Jin.

Les dirigeants du village tremblaient de peur devant lui, et sans doute n’avaient-ils pas tort. Je m’avançai, comme interprète, au nom de mes compagnons, et baragouinai les quelques mots de coréen que je connaissais.

Kwan-Yung-Jin prit une mine renfrognée et me fit signe de m’écarter. J’obéis sans défiance. Pourquoi l’aurais-je craint ? J’étais aussi grand que lui et, comme poids, je surpassais nettement le sien. J’étais beau, ma peau était blanche et mes cheveux étaient d’or.

Il me tourna le dos et alla vers le chef du village, tandis que les six serviteurs soyeux formaient entre lui et nous un cordon défensif. Pendant qu’il parlait à cet homme, plusieurs soldats s’avancèrent, portant sur leurs épaules des planches d’un pouce d’épaisseur, de six pieds de long environ, sur deux de large, et qui étaient curieusement fendues dans le sens de la longueur. Vers l’une de leurs extrémités était un trou rond, d’un diamètre inférieur à celui de la tête d’un homme.

Kwan-Yung-Jin donna un ordre. Deux soldats munis d’une de ces planches s’approchèrent de Tromp, qui était assis par terre, fort occupé à examiner un panaris qu’il avait à l’un de ses doigts. Le Hollandais Tromp était un balourd, lent dans ses gestes, lent dans ses pensées. Avant même qu’il eût saisi de quoi il s’agissait, la planche s’ouvrit comme une paire de ciseaux, puis se referma, solidement rivée, autour de son cou.

Comprenant soudain sa situation fâcheuse, Tromp se mit à beugler comme un taureau, et à danser avec une telle frénésie qu’il fallut s’écarter pour lui faire place, ainsi qu’à la planche qui dansait avec lui.

La situation, dès lors, se gâta. Il était clair que Kwan-Yung-Jin avait médité de nous mettre tous au carcan, et la bataille commença. Nous nous battions, les poings nus, contre un cent de soldats, bien armés, et contre les habitants du village, qui s’étaient joints à eux, tandis que Kwan-Yung-Jin se tenait à l’écart, dans ses soieries, en un fier dédain.

Ce fut alors que je gagnai mon nom de Yi-Yong-ik, le Tout-Puissant. Mes compagnons avaient déjà fait leur soumission et avaient été, depuis longtemps, mis au carcan que je luttais encore. Mes poings étaient durs comme les plus durs maillets, et j’avais, pour les diriger, des muscles et une volonté non moins solides. J’avais vite compris, à ma joie, que les Coréens ignoraient tout de l’art de la boxe, tant pour l’attaque que pour la garde. Je les abattais comme des quilles, et ils tombaient en tas, les uns sur les autres.

Je n’aurais pas respecté davantage Kwan-Yung-Jin. M’étant rué sur lui, ses serviteurs s’interposèrent et le sauvèrent. C’étaient des êtres flasques. Tapant dans la masse, je les envoyai rouler à droite et à gauche, en grand désordre, et je fis de leurs soies un surprenant gâchis. Mais soldats et villageois, revenant au combat, pour défendre leur seigneur et maître qui se trouvait derechef en péril, fondirent sur moi, tellement nombreux, que mes mouvements en étaient entravés. Ceux qui étaient derrière poussaient ceux qui étaient devant. Je ne cessais pas de taper et de joncher le sol de mes ennemis.

Finalement, ils m’étouffèrent presque sous le nombre et, comme les autres, je fus mis en planche.

On nous chargea, mes compagnons et moi, avec nos carcans, sur une des jonques qui, toutes deux, remirent à la voile.

— Bon Dieu ! interrogea Vandervoot, et quoi encore ?

Serrés comme des volailles, un jour de marché, nous étions piteusement assis sur le pont, les uns à côté des autres. Juste au moment où Vandervoot posa sa question la jonque s’inclina fortement sous la brise et nous déboulâmes tous, pêle-mêle, avec nos planches, vers les dalots opposés, fort mal en point et nos cous tout écorchés[4].

De la dunette où il se tenait, Kwan-Yung-Jin baissa les yeux vers nous, sans paraître nous voir. Quant à Vandervoot, il ne fut plus connu parmi nous, bien des années durant, que sous le sobriquet : « Et quoi encore, Vandervoot ? » Pauvre bougre ! Il mourut gelé, une nuit, dans les rues de Keijo, sans trouver une porte qui s’ouvrît devant lui.

On nous débarqua sur le continent, où l’on nous jeta dans une prison puante, infectée de vermine.

Telle fut notre entrée sur le sol coréen et notre premier contact avec les fonctionnaires de ce pays. Mais je devais, pour tous mes compagnons, prendre une glorieuse revanche sur Kwan-Yung-Jin, le jour où, comme vous l’allez voir, Lady Om eut des bontés pour moi et où le pouvoir fut mien.

Nous demeurâmes dans cette prison de nombreux jours. Kwan-Yung-Jin avait envoyé un messager à Keijo, la capitale, afin de connaître quelle serait, à notre égard, la décision royale.

Entre temps, nous étions passés à l’état d’exhibition foraine. De l’aube au crépuscule, les barreaux de nos fenêtres étaient assiégés par les indigènes, qui jamais encore n’avaient vu de spécimens de notre race. Parmi ces badauds, il n’y avait pas que de la populace. D’élégantes ladies, portées en palanquins sur les épaules de leurs coolies, venaient considérer les diables étrangers vomis par la mer et, tandis que leurs serviteurs chassaient la foule vulgaire à coups de fouet, elles risquaient vers nous de longs regards timides. De notre côté, nous pouvions voir peu de leur visage, qui était voilé, selon la coutume du pays. Seules, les danseuses et les vieilles femmes circulaient dehors, la figure découverte.

J’ai souvent pensé que Kwan-Yung-Jin souffrait des nerfs et que, lorsque ceux-ci le tourmentaient particulièrement, il s’en prenait à nous. Quoi qu’il en soit, sans rime ni raison, chaque fois qu’il en avait le caprice, il ordonnait que nous sortions de prison et qu’on nous battit dans la rue, aux cris de joie de la populace. L’Asiatique est une bête cruelle, qui se délecte, sans se lasser au spectacle de la souffrance.

Puis, à notre grande satisfaction, les bastonnades prirent fin. L’arrivée de Kim en fut la cause.

Qui était Kim ? Je dirai seulement de lui qu’il était le cœur le plus pur que nous ayons jamais rencontré en Corée. Il était alors capitaine, et commandait cinquante hommes, lorsque nous fîmes sa connaissance. Ensuite il devint commandant des Gardes du Palais. Et, finalement, il mourut pour l’amour de Lady Om et pour le mien. Qui était Kim ? Il était Kim, et c’est tout dire.

Sitôt son arrivée, nos cous furent délivrés de leurs carcans et nous fûmes logés à la meilleure auberge du lieu. Sans doute nous étions encore des prisonniers. Mais des prisonniers honorables, avec une garde d’honneur, de cinquante cavaliers.

Le lendemain, nous cheminions sur la grande route royale, seize marins montés à califourchon sur seize chevaux nains, comme il s’en trouve en Corée, et nous nous dirigions vers Keijo. L’Empereur, m’explique Kim, avait exprimé son désir d’abaisser son regard sur les étranges « Diables des Mers ».

Le voyage dura plusieurs jours, car il fallait traverser, du nord au sud, la moitié du territoire coréen.

À la première halte, étant descendu de selle, j’allai voir donner la pitance à nos montures. C’était le cas ou jamais de crier : « Et quoi encore, Vandervoot ? » Je ne m’en fis pas faute et tous accoururent. Aussi vrai que je suis vivant, les gens de notre escorte nourrissaient leurs chevaux avec de la soupe aux févettes, de la soupe aux févettes chaude, encore et encore. Et, durant tout le temps de notre voyage, les chevaux n’eurent rien autre chose que de la soupe aux févettes.

C’étaient, je l’ai dit, des chevaux nains, on ne peut plus nains. L’ayant parié avec Kim, j’en soulevai un et, en dépit de ses hennissements et de sa résistance, je l’enlevai, se débattant, sur mes épaules, où je le maintins solidement. En sorte que les hommes de Kim, qui déjà avaient ouï parler de mon sobriquet de Yi-Yong-ik, le Tout-Puissant, ne me donnèrent plus désormais, d’autre nom.

Kim était plutôt grand pour un Coréen, race de haute stature et bien musclée. Et lui-même se tenait en haute estime sur ce chapitre. Mais, coude à coude et paume à paume, je lui faisais baisser le bras à volonté. Aussi les soldats et les badauds, qui s’assemblaient sur notre passage dans les hameaux que nous traversions, me regardaient-ils bouche bée, en murmurant : « Yi-Yong-ik ! »

Nous demeurions promus, en effet, à la dignité de ménagerie ambulante. Notre renommée nous précédait, et les gens de la campagne environnante accouraient en foule, pour nous voir défiler. Ils s’alignaient tout le long de la route, comme au passage d’un cirque. La nuit, les auberges où nous logions étaient assiégées par une multitude avide de nous contempler. Nous n’avions un peu de repos qu’après que les soldats avaient repoussé cette cohue à coups de lance, et avec maints horions. Auparavant, Kim faisait appeler les hommes les plus forts, les lutteurs les plus renommés, et se divertissait énormément, ainsi que la foule, à me voir les mettre en marmelade et les abattre dans la boue, les uns après les autres.

Le pain était ignoré, mais nous avions en abondance du riz bien blanc (excellent pour les muscles et dont je ressentis longtemps les bienfaits), ainsi qu’une viande que je découvris rapidement être de la viande de chien, animal qui est régulièrement abattu dans les boucheries coréennes. Le tout assaisonné de pickles effroyablement épicés, mais que je finis par aimer à la passion. Pour boisson, un autre breuvage blanc, mais limpide et montant fortement à la tête, qui provenait de la distillation du riz, et dont une pinte aurait suffi à tuer un malportant, si elle ravigotait merveilleusement un homme fort, au point même de le rendre à peu près fou.

À Chong-ho, ville fortifiée que nous traversâmes, je vis, à la suite d’une absorption exagérée de ce breuvage, Kim et les notables rouler sous la table. C’est sur la table que je devrais dire, car celle-ci n’était autre que le sol, où nous étions accroupis et où, pour la centième fois, je pris dans les jarrets quelques crampes carabinées.

Là encore, tout le monde murmurait : « Yi-Yong-ik ! » et, à la Cour même de l’Empereur, la glorieuse rumeur me précéda.

Toujours, n’ayant plus rien vraiment d’un prisonnier, je chevauchais aux côtés de Kim, mes longues jambes touchant presque le sol. Dès que la route devenait tant soit peu boueuse et que ma monture s’y enfonçait, mes pieds en grattaient la boue. Kim était jeune. Kim était un homme universel. En toute circonstance, il se montrait égal à lui-même. Toute la journée et une bonne moitié de la nuit, nous devisions et plaisantions tous deux. Certainement j’avais reçu le don des langues, et, très rapidement, je m’initiai au Coréen. Kim s’émerveillait de mes progrès.

Il m’instruisait aussi des mœurs et du caractère des indigènes, de leurs qualités et de leurs défauts. Il m’enseigna mainte chanson, chansons de fleurs, chansons d’amour et chansons à boire. En voici une qui était de son invention et dont je vais tenter de vous traduire la fin.

Kim et Pak, dans leur jeunesse, ont signé entre eux un pacte, selon lequel ils s’abstiendront de boire désormais. Le pacte n’a pas tardé à être rompu et tous deux chantent en chœur :

« Non, non, ne me retiens plus !
La coupe ensorceleuse,
Où tant je bus,
Fera de nouveau mon âme joyeuse !
Dis-moi, mon vieux, dis, oh ! dis
Où se vend le vin couleur de rubis !
N’est-ce pas auprès de ce pêcher rose ?
Bonne chance, adieu !
Foin de notre vœu !
Je cours m’en flanquer une bonne dose »

Hendrick Hamel, homme intrigant et matois, m’encourageait dans mes plaisanteries, qui m’attiraient la faveur de Kim et, par ricochet, faisaient rejaillir celle-ci sur Hendrik Hamel et sur toute notre compagnie. Hendrik Hamel ne cessa pas d’être mon conseiller, je dois le proclamer, et c’est en suivant ses directives que je gagnai par la suite la faveur de Yunsan, le cœur de Lady Om et la bienveillance de l’Empereur. J’avais sans doute, en moi-même, l’inflexible volonté et la témérité nécessaire au grand jeu que j’engageai. Mais, si je fus le bras, Hendrik Hamel fut la tête qui ordonna tout.

Jusqu’à Keijo, le pays que nous parcourions était dominé par de hautes montagnes neigeuses, sur le flanc desquelles se creusaient de nombreuses et fertiles vallées. Il était semé de villes fortifiées, pareilles à Chong-ho, et où nous faisions halte après chacune de nos étapes. Chaque soir, de cime en cime, s’allumaient, dans la tombée du jour, des signaux lumineux, dont la flamme courait sur toute la contrée. Kim ne manquait pas d’observer avec attention ces chaînes de feu qui, des côtes à la capitale, rougeoyaient, portant vers l’Empereur leurs messages. Une seule flamme par fanal signifiait que le pays était en paix. Deux flammes annonçaient une révolte ou une invasion étrangère. Jamais, durant notre voyage, nous ne vîmes plus d’une seule flamme.

Tandis que nous chevauchions, Vandervoot, qui fermait la marche, ne cessait d’admirer et de s’étonner. Et de plus en plus, il demandait :

— Dieu du ciel ! Et quoi encore ?


  1. Le mât de beaupré est celui qui se penche sur l’eau, à l’avant du navire ; le mat de misaine est celui qui vient ensuite et précède le grand mat. Les vergues sont les pièces de bois transversales qui, sur les mâts, soutiennent les voiles. Les haubans sont les cordages qui entre eux, étayent les mâts.
  2. Des piments.
  3. Chosen, en anglais, veut dire choisi ; d’où le calembour du narrateur.
  4. Les dalots sont les trous pratiqués dans l’encadrement du pont d’un navire, pour laisser écouler l’eau de mer.