Le Vagabond des étoiles/XXVI

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 279-283).

CHAPITRE XXVI

C’EST L’AMOUR QUI M’A PERDU

Moi, Darrell Standing, je suis, à cette heure, paisiblement assis dans la cellule des condamnés à mort, à Folsom, tandis que les mouches bourdonnent autour de moi, dans l’assoupissement lourd de cet après-midi. Et je songe à toutes les femmes que j’ai aimées, tant dans cette vie que dans mes autres vies, depuis le temps des périodes géologiques, où je faisais paître mon troupeau de rennes, gardé par des loups domestiques, sur les côtes alors glacées de la Méditerranée, qui sont devenues depuis la France, l’Italie et l’Espagne.

Je revois celle que j’appelais Igar et qui, à l’époque de l’Âge du Bronze, s’accroupissait près de moi, au crépuscule, devant notre feu, tandis que je taillais et courbais les arcs en bois rouge et odorant, pareil à du bois de cèdre, ou que je fabriquais, avec des os, des flèches dentelées, destinées à transpercer les poissons dans l’eau limpide.

Je l’avais capturée de force et volée aux hommes d’une autre tribu. Tandis qu’elle marchait lentement, parmi l’herbe de la jungle, je me jetai sur elle, d’une branche d’arbre surplombante, où j’étais posté en embuscade. Je tombai en plein sur ses épaules, de tout le poids de mon corps, et je m’agrippai à elle, de mes mains crispées. Elle piaula comme un chat, renversée dans l’herbe haute. Elle se débattit et me mordit furieusement. Les ongles de ses doigts me labourèrent la peau, comme ceux d’un lynx. Mais je tins bon et la maîtrisai, et, deux jours durant, je la battis, pour la contraindre à se soumettre à moi. Alors elle m’obéit et me suivit docilement sous ma hutte, qui était plantée sur des pilotis, dans un marais, comme un perchoir.

Elle était à demi-vêtue, pour se protéger du froid, des peaux sanglantes et sordides de bêtes que j’avais tuées. Sa peau basanée était noircie par la fumée de notre foyer et, lorsque cessaient les pluies du printemps, demeurait souvent des mois entiers, sans être lavée. Elle avait des mains calleuses, aux doigts noueux et aux ongles racornis, pareils à des griffes de bêtes, et ses pieds, aux coussinets tannés par la marche, ressemblaient bien plutôt à des extrémités de pattes.

Mais ses yeux étaient bleus comme l’azur du ciel, profonds comme la mer et, quand je la pressais contre ma poitrine velue, quand ses bras sauvages m’enlaçaient et quand nos jambes se mêlaient, son cœur battait déjà à l’unisson du mien.

J’avais un rival, je m’en souviens, le vieux Dent-de-Sabre, aux longs crocs et aux longs cheveux, dont les rugissements et les cris aigus, durant la nuit, venaient souvent jusqu’à nous. Alors, pour le détruire, j’établis un piège, pareil à ceux qui me servaient à prendre les bêtes féroces et les ours : une fosse profonde, recouverte de branchages, avec un épieu aigu, planté au fond.

Igar était largement bâtie, avec de vastes mamelles. Nous riions tous deux, sous le soleil du matin, tandis que notre enfant-homme et notre enfant-femme, le corps doré comme des abeilles, se traînaient et se roulaient sur le sol, parmi les épines des buissons.

Nous eûmes ainsi plusieurs fils et plusieurs filles, qui procréèrent, à leur tour, d’autres enfants. Ma compagne et moi étions déjà vieux quand déferla vers nous, comme une grande vague, une ruée d’hommes noirs, au front plat et aux cheveux crépus, devant qui nous nous mîmes tous à fuir par-dessus les collines. Ils nous rejoignirent, malgré la rapidité de notre course, et il y eut, entre eux et nous, une féroce bataille. Je luttai jusqu’à l’aurore, avec mes fils et mes petits-fils, au chant des arcs et au frémissement des flèches empoisonnées. Nous fîmes un grand massacre de têtes crépues. Puis je tombai frappé à mort, vers le terme de la bataille, et les chants funèbres, que j’avais moi-même composés jadis, résonnèrent sur mon cadavre.

La femme, ici-bas, est tout pour l’homme. Elle l’attire à elle, bon gré, mal gré, comme le pôle appelle l’aiguille aimantée. Elle charme le regard de l’homme par le balancement merveilleux de son corps, par les ondes de sa chevelure, brune ou blonde, noire comme la nuit, ou qui semble saupoudrée d’or par le soleil.

Ses pieds sont divins. Sa poitrine et ses bras sont un paradis pour celui qui s’y repose. Le parfum qu’elle exhale délecte les narines. Sa voix, quand elle chante ou rit, au soleil ou au clair de lune, ou quand elle sanglote d’amour dans la nuit, renversée sur le dos et prise de vertige, est plus douce que toutes autres musiques, plus mélodieuse que le chant des épées dans la bataille. Ses paroles sont une exaltation de tout son être. Elles électrisent le nôtre et y font courir le feu, mieux qu’une sonnerie tonitruante de trompettes.

Dans le Ciel même, l’homme, avec les Houris et les Valkyries (celles-ci, dans le Paradis chrétien, transformées en Anges, qui de leurs chevaux ont pris les ailes), lui a réservé une place d’honneur. Car, pas plus que la terre, l’homme ne saurait concevoir un Ciel où la femme ne serait pas.

Les constellations se déplacent dans le firmament. L’Étoile Polaire, Hercule, Véga, le Cygne, Céphée n’étaient point jadis où ils sont aujourd’hui. La femme seule demeure. Elle seule est immuable dans l’Éternité.

Elles est l’amante et elle est la mère, qui couve ses enfants, comme la perdrix sous ses ailes. Elle est Cléopâtre et Hérodiade, Esther et la Vierge Marie, et Marie-Madeleine. Elle est Brunehilde et Iseult, Juliette et Héloïse, Ève et Astarté.

Et toujours, dans mes innombrahles vies, je l’ai follement aimée. Dans cette cellule, où j’attends qu’on, vienne me chercher pour me pendre, je revois se pencher, sur ma couche, et lgar, la femme sauvage, et Lady Om, avec qui je traînai quarante ans durant, mon existence de mendiant, sur les routes de Corée ; et Mirîam, qui prétendait que je trahisse mon serment à Rome, pour sauver le pêcheur de Judée ; et la mère du petit Jesse qui assiégée avec moi chez les Mormons, dans le cercle de nos quarante chariots, puis massacrée traîtreusement aux Prairies-des-Montagnes.

Bien souvent, dans mes existences passées, j’ai tué pour posséder la femme que j’aimais et célébré mes noces dans le sang chaud.

Et, si je suis ici, dans ce cachot d’infamie, moi Darrell Standing, en attendant la mort à laquelle m’a condamné la loi, c’est encore parce que j’ai aimé.

Car ce n’est pas pour rien, ni pour mon plaisir, que j’ai tué mon collègue, le professeur Haskell, dans son laboratoire de l’Université Agricole de Californie. Il était un homme et j’en étais un. Et il y avait entre nous une femme belle, et que j’aimais. Que j’aimais de toute l’hérédité d’amour qui était mienne, depuis le chaos hurlant et ténébreux, où l’homme ni l’amour n’avaient pris forme encore.

Et j’ai tué le professeur Haskell, comme j’avais exterminé, dans mon piège couvert de branchages, le vieux Dent-de-Sabre qui, à l’Âge du Bronze, prétendait me disputer Igar.

Douze jurés, dont je ris, se sont alors réunis. Douze jurés zélés, pour me juger et me condamner. Douze a toujours été un nombre fatidique. Bien avant les douze tribus d’Israël, les mages, contemplateurs d’étoiles, avaient placé au ciel douze Signes du Zodiaque. Et, dans l’Olympe scandinave, quand Odin s’asseyait pour juger les hommes, il avait autour de lui, je m’en souviens, douze dieux pour assesseurs : Thor, Baldur, Niod, Frey, Tyr, Bregi, Heimdal, Hoder, Vidar, Ull, Forseti et Loki.