Le Vagabond des étoiles/XXV

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 274-278).

CHAPITRE XXV

JE RENDS VISITE À JAKE OPPENHEIMER

On me laissa donc, désormais, tranquille dans ma cellule. Et, privé ainsi de ces séances de camisole, je me trouvai fort désappointé. Je ne savais plus comment, tout d’abord, produire en moi la petite mort et m’envoler en rêve parmi les étoiles. Puis je découvris que je pouvais, par ma seule volonté et par la compression de ma couverture sur ma poitrine, produire moi-même la transe cataleptique. Les résultats physiologiques et psychologiques étaient les mêmes, et j’en fus fort satisfait.

C’est ainsi que je pus, un jour, aller rendre visite à Jake Oppenheimer, dans son cachot.

Ed. Morrell, je l’ai dit, prêtait une créance entière à toutes mes aventures de l’au-delà, que je lui tapais Mais Oppenheimer persistait toujours dans son scepticisme.

Un jour donc, tandis que j’étais en catalepsie, je me trouvai, sans l’avoir voulu, transporté près de lui. Mon corps, je m’en rendais compte, était étendu par terre, dans ma propre cellule. Mais j’étais, en esprit, présent pourtant près d’Oppenheimer. Quoique je n’eusse jamais vu cet homme, je le reconnus facilement et sus que c’était lui.

Nous étions en été. Il gisait, déshabillé et complètement nu, sur sa couverture. Je fus péniblement affecté par l’aspect cadavérique de sa figure et par celui de son corps squelettique. C’était à peine une carcasse humaine. Ses os, dépouillés de toute espèce de chair, n’étaient plus enveloppés que d’une peau tendue et ridée qui ressemblait à du parchemin.

Par la suite, quand je fus de retour dans ma cellule et quand je rappelai à moi mes souvenirs, je me rendis compte que l’état où se trouvait physiquement Jake Oppenheimer devait être identique, en tous points, au mien et à celui d’Ed. Morrell. Et je m’émerveillai que nos belles intelligences pussent subsister quand même en d’aussi tristes carcasses. Il y a des gens qui admirent et adorent la chair, cette chair née de l’herbe et qui s’en retourne en herbe. Qu’ils aillent donc tâter un peu des cachots solitaires de la prison de San Quentin ! Ils y apprendront la supériorité de l’esprit sur la matière.

Mais revenons près d’Oppenheimer. Son corps était pareil à celui d’un homme qui serait mort depuis longtemps, et qu’aurait ratatiné le soleil brûlant du Désert. La peau qui le recouvrait avait la couleur de la boue sèche. Les yeux, grands ouverts, paraissaient être tout ce qui vivait encore en lui. Ils étaient d’un gris jaunâtre et leur regard ardent ne demeurait jamais en repos. Tandis que Jake restait étendu sur le dos, immobile, ses yeux promenaient et dardaient leurs prunelles vers plusieurs mouches qui voltigeaient au-dessus de lui, en folâtrant dans la pénombre de la cellule. Je remarquai aussi une cicatrice, qu’il avait au coude droit, et une autre à sa cheville droite.

Au bout d’un instant, il se mit à bailler, se tourna sur son côté et examina une plaie, placée au-dessus de la hanche et qui paraissait le démanger. Il commença à la nettoyer et à la panser, par les moyens rudimentaires que peut employer un prisonnier. Je reconnus, sans peine, que cette blessure était de la nature de celles qui sont causées par la camisole.

Après quoi, Oppenheimer se roula sur le dos. Il saisit délicatement, entre son pouce et son index, une des dents de sa mâchoire supérieure, placée sous l’œil, et, la branla d’arrière en avant, avec beaucoup d’attention. Puis il bailla, s’étira les bras, se retourna encore, et frappa son appel à destination d’Ed. Morrell,

J’écoutai ce qu’il lui disait.

— Comment vas-tu ? lui frappait-il. Dors-tu ou es-tu éveillé ? Comment va le professeur ?

Confus et lointains, j’entendis les coups frappés en réponse par Morrell.

— C’est un type tout à fait chic ! reprit Oppenheimer. Je me suis toujours défié des gens qui ont de l’instruction. Mais, celui-là, l’éducation ne l’a pas corrompu. C’est un homme franc et carré. Il a un grand courage et, pour or ni pour argent, on ne lui ferait expectorer ce qu’il n’a pas dans la tête de dire. Ils n’auront jamais la dynamite.

Ed. Morrell approuva, et amplifie encore mon éloge.

J’ai eu, tant dans cette existence que dans mes existences passées, maint mouvement d’orgueil. Eh bien ! je dois dire que jamais je ne me sentis aussi flatté qu’en entendant mes deux camarades, ces nobles esprits, s’exprimer ainsi sur mon compte et m’égaler à eux. Parfaitement. Rien ne me fut, dans tous les temps, aussi précieux que l’accolade morale de ces deux condamnés à vie, que le monde considère comme des rebuts du dépotoir humain.

Lorsque j’eus regagné mon corps, dans ma cellule, je rapportai à Jake et lui tapai la visite que je lui avais faite. Mais il demeura inébranlable dans son incrédulité.

Lorsque je lui eus décrit comment il m’était apparu et les actes auxquels il se livrait, il me répondit :

— Tu devines, à la fois, et tu imagines. Depuis le temps, professeur, que tu es comme nous au cachot, tu as pu facilement te rendre compte, en pensée, de ce que Morrell et moi pouvons y faire, pour tuer le temps : rester étendus sans vêtements, lorsqu’il fait chaud ; observer les mouches ; panser nos blessures ; frapper de l’un à l’autre une conversation. Ce sont là des actes dont nous avons maintes fois causé.

Ed. Morrell intervint en vain.

— Ne te fâche pas, professeur, de ce que je te dis là ! reprit Oppenheimer. Ce n’est pas pour t’offenser. Je ne prétends pas que tu as menti. Je dis simplement que as des fumées, comme un alcoolique. Et tu prends ensuite pour argent comptant les visions qui t’ont traversé la cervelle.

— Pardon ! protestai-je. Tu sais comme moi, Jake, que nous ne nous sommes jamais vus. Est-ce exact ?

— Je n’en sais rien et veux bien te croire sur parole. Quoique tu puisses m’avoir vu jadis, quelque part, sans connaître qui j’étais.

— Pardon ! Pardon ! Ne dévions pas de la question. En tout cas, je ne t’ai jamais vu déshabillé. Comment, alors, pourrais-je savoir et te dire que tu as deux cicatrises anciennes, l’une au coude droit, l’autre à la cheville droite ?

— Bagatelles ! Mon signalement court, ainsi que ma gueule, tous les bureaux de police des États-Unis. Ce n’est pas une rareté !

— Jamais, je t’assure, je n’en ai eu connaissance.

— Tu le crois comme tu le dis. Mais tu as oublié. Il y a comme cela, dans la vie, des tas de choses dont on ne se souvient plus et qui vous reviennent tout à coup. Cela arrive à tout le monde. Écoute-moi. Parmi les jurés qui me condamnèrent, à Oakland[1], à mes cinquante ans de prison, il y en avait un dont, un beau jour, j’oubliai totalement le nom. Eh bien, heu ! je restai, durant des semaines, étendu sur le dos dans ma cellule, à le chercher, sans pouvoir le retrouver. Impossible de l’extirper de ma boîte crânienne ! Je pouvais croire à bon droit qu’il en était parti à tout jamais. Il n’était qu’égaré. Un matin, comme je n’y pensais même plus, il descendit de lui-même de mon cervelet, sur le bout de ma langue. « Stacy… » me mis-je à dire tout haut, « Joseph Stacy… » C’était le fameux nom ! Il y a des tas de gens, je le répète, qui connaissent ces deux cicatrices. Ils t’en auront fait part, je ne sais où, ni comment.

Jake Oppenheimer était cependant un homme étonnamment honnête et scrupuleux. Écoutez-moi bien.

La nuit suivante, comme je commençais à m’assoupir, je l’entendis qui frappait. Il me disait :

— Une chose me trouble, professeur. Tu m’as déclaré m’avoir vu remuer, entre mes doigts, une de mes dents qui branlait… Ici, j’y perds mon latin. Il n’y a pas huit jours, qu’elle s’est mise à bouger et je ne l’ai dit à personne !


  1. Ville de Californie, sur l’océan Pacifique. Jack London y exerça, dans sa jeunesse, le métier de crieur de journaux.