Le Voyage des princes fortunez de Beroalde/Entreprise I/Dessein XIII
Par l’artifice d’Epinoyſe l’Empereur penſe mal des Fortunés & les fait mener chacun à part és Iſles dangereuſes. Caualiree eſchapant de l’iſle des lyons, vient en celle des ſerpens où il trouue ſon frere Fonſteland.
L n’y auoit gueres que la Fee eſtoit ſortie quand les Fortunez entrerent, auſquels l’Empereur ne teint pas grands propos, pource qu’il auoit l’entendement preoccupé & troublé : toutesfois il ne laiſſa de ſe contenir : outre il ſe fortifia en ſa mauuaiſe opinion, parce qu’ils luy parlerent de haſter ſon voyage, & en faiſoyent grande inſtance, pour ſe tirer de l’importunité d’Epinoyſe. Ces ſages Fortunez furent ſurpris à ce coup, ils n’ont pas bien preueu ny pris garde
aux geſtes de l’Empereur, dont l’apparēce eſtoit paree de feinte, à quoy ne prenant pas effet leur prudence fut deceuë. L’heure venue de l’aſſignation, l’Empereur ne faillit à ce qu’auoit tramé la Fee, & vid ce qu’elle luy auoit declaré, qui luy donna entiere aſſeurance de ſon dire, telle que des lors ſon cœur fut du tout aliené des Fortunez. A l’heure dite, Lofnis entretenoit ſon humble Fonſteland, qui tout content de ceſte pudique faueur, recueilloit de ſes yeux la douce vie qui l’animoit. La deſloyale Epinoyſe y eſtoit, mais elle ſ’eſtoit tapie ſous le relays de la muraille, ſi que l’Empereur ne vid que ſa fille auec le Fortuné, qui deuiſoyent en ſe pourmenant vis à vis d’où eſtoit la Fee, laquelle ſouuent les auoit fait rencontrer en ce contentement en ſa preſence, autrement Lofnis iamais n’y eut conſenti : L’Empereur tout preſque hors de ſoy reueint en ſa chambre, tant accablé de penſees qu’il n’eſtoit que confuſion, & ſurtout pour vn propos qu’il auoit ouy, & qu’Epinoyſe auoit induſtrieuſement dreſſé. Car ordinairement en leurs recreatiōs ils auoyent des ſujets ſerieux, & ce iour auoit eſté, qu’ils diſputeroyent de l’eſtat des Empires, qui ſelon qu’ils concluoyent me dependoyent que du hazard, qu’ils appartenoyent à ceux qui les pouuoyent auoir, ils diſcouroyent en ſe promenant ſi pres de la Fee, qu’elle les oyoit bien auſſi, & qui ſouuent aux autres fois, diſoit ſon opinion : mais pour ce coup elle faiſoit ſemblant de les admirer, & d’attendre à dire ſa penſee ſur la reſolution qu’ils en feroyent. Or l’Empereur reprenant ſes
eſprits en ceſte, comme iuſte fureur, delibera de preuenir les Fortunés, & punir ſa fille & en la cholere qui le penetroit, ſi la iuſtice dont il auoit touſiours fait eſtat, ne ſe fut preſentes deuant luy, tout d’vn coup il eut aſſouui ſon ire, mais il ſe reteint : craignant que par ſon tranſport il ne maculaſt ſa reputation tant celebre : La premiere douceur de ſon cœur, luy repreſentoit les grands ſeruices que les Fortunez luy auoyent faits, les ſignalez offices qu’il en auoit tiré. Et l’eſperance qui l’auoit fait viure en l’attente du bien propoſé, & qu’il ſe promettoit de receuoir d’eux au recouurement d’Etherine, luy poinçonnoit l’ame, pour ne croire point que ces beaux perſonnages tant ieunes, & galans, fuſſent coulpables de telle perfidie, l’amour vouloit adoucir l’ulcere que lui auoit fait ce deſplaiſant raport : mais tout ſoudain la grandeur du deuoir, & la ſageſſe acquiſe, qu’il faut conferuer, enleuoit de ſa fantaiſie toutes les penſees de beautez & d’amours, luy propoſant qu’il valloit mieux ſe reſoudre à oublier ſes ſu jets amoureux, que ſe laiſſer deſpoüiller d’vn Empire. Parquoy il ſe reſolut d’eſchapper, pour ne tomber par ſa faute entre les mains de ceux qui perdroyent ſa vie : il arreſta donques en ſoy-meſmes : ce qu’il auoit deliberé contre ſa fille & les Fortunez. Or par la couſtume du païs, il ne pouuoit faire mourir ſa fille, d’autant que la loy eſtoit, que ſi vne fille noble auoit failly, & qu’il y eut de l’accuſation, il falloit que ſes accuſateurs ſouſteimſlent à toutes armes leur dire, & ſe combatiſſent contre vingt, & ſi
elle eſtoit Princeſſe, contre ſoixante & trois, & ce au bout de neuf mois. Et ſ’il auenoit que les deffendeurs fuſſent vaincus, la fille ſeule patiſſoit, & les Cheualiers eſtoyent bannis pour vn an. Si les deffendeurs eſtoyent victorieux, on leur adiugeoit le bien des accuſateurs ; leſquels eſtoyent diffamez & mis au gibet. D’auantage on ne pouuoit punir de mort vn eſtranger pour quelque crime qu’il eut commis, excepté larcin, ſ’il n’y auoit ſept teſmoins contre luy : L’Empereur y ayant bien penſé, & ne ſe voulant ſcandaliſer, mit ſagement ordre à ce qu’il voulut faire. En diligence il choiſit vingt Gentils-hommes, auſquels il commanda de faire ce qu’il leur commanderoit. Et donnant charge au grand Eſcuyer de les conduire en cet affaire, luy fit exprés commandement d’executer ſa volonté ſur les For tunés, telle qu’il luy expoſa. Eux qui ne ſca uent ſi c’eſt # les eſprouuer ou à bon eſ, cient, ne font point d’inquiſition, & ne ſe propoſent quel’obeiſſance. Ce grand Eſcuyer eſtoit celuy qui touſiours venoit vers les Fortunez, quand l’Empereur les demandoit extraprdinairement, & veint à eux leur dire, que tout auſſi toſt il falloit partir pour aller en vne expedition, à laquelle l’Empereur les vouloit employer contre les Foullamets, où il eſtoit ſuruenue vne ſedition, les voyla auſſi toſt preſts fi qu’en diligence ils vindrent au haure ſ’embarquerent. Quand ils furent en pleine mer, les gens de l’Empereur ſe ſaiſirent de leurs perſonnes, & les ſeparerent, leur diſans
que telle eſtoit la volonté de ſa Maieſté qui leur donnoit la vie, s’ils la pouuoient conſeruer. Ils eurent beau demander & dire, il n’y auoit point d’oreilles pour les ouyr : la force les emporta abſolument. Ces gens furent longtemps à roder ſur la mer, expres pour leur faire croire qu’ils eſtoient fort loin : Ils aborderent en l’iſle des lyōs, qù ils firent deſcendre Caualiree, lequel ayant eſté mis à terre, ils prierent de les excuſer, & luy enuoyerent ſon eſpee par vn matelot, & s’en allerent. Il pria qu’il vid ſes freres, mais pour neāt, d’autant que le vouloir de l’Empereur eſtoit au contraire. De là, ils donnerent en l’Iſle des ſerpens, où de meſme façon ils logerent Fonſteland. Et apres de pareille ſorte ils firent deſcendre Viuarambe en l’iſle deſerte. Les ayans ſeparez de la façon, ils retournerent à l’Empereur l’acertener de ce qu’ils auoient faict : apres quoy, ſans la vouloir voir, il enuoya Lofnis en la Tour determinee, qui eſt au milieu de l’eſtang malheureux, qui eſt ainſi nommé, à cauſe que l’eau en eſt toute chaude, & dit-on que c’eſt à cauſe qu’il y demeure vn ſerpent qui vomit le feu, & ſe nourrit de ceſte eau tout autour ceſt eſtāg ſont les iardins Royaux, auſquels on ne peut entrer que par vne auenuë, où il y trois portes gardees, à la premiere il y a ſept gendarmes touſiours veillans, à la ſeconde quatorze auſſi veillans & vaillans, & à la troiſieſme, il y en a vingt & vn veillans vaillāts & determinez, qui ne cognoiſſent que leurs capitaines & l’Empereur. Ceſte execution faicte, l’Empereur penſant auoir trouué quelque repos, ſe trouua en dauantage d’inquietude que
parauant : toutesfois voulant que ſa valeur fuſt plus recognuë que ſa paſſion, fit publier par tout qu’il auoit exilé les Fortunez pour quelque ſecrette entrepriſe qu’ils auoient machinee. Les Fortunez ſeparez lamenteront en leur fortune tant que ils pourront. Canaliree ne fut pas ſi-toſt en l’iſle des Lyons, qu’il en vid venir deux qui pourtant trauerſerent, dont il demeura eſtonné : Il eſt vray qu’il auoit plus d’aſſeurance que de force, & ce qui luy ſeruit ſur tout, fut qu’il cognoiſſoit la Lyonnee, herbe qui a telle vertu entre ſes autres proprietez que ſi le Lyon la treuue & ſent, & qu’il n’y ayt aucun homme en ce lieu là, il s’en delectera infiniment, & ſe veautrera deſſus, de menant grand ioye. Que s’il y a quelque perſonne là aupres, ou qui en ayt ſur ſoy, il aduiendra par vne antipatie & ſecrette puiſſance contraire, que le Lyon s’eſpouuantera & la fuyra comme la mort & s’en reculera de plus de ſix toiſes : ceſte plante eſt vne eſpece de lumaire dont la fueille eſt decoupee, vermeille & en ouale, aucuns ont adnancé qu’elle auoit la figure de creſte de coq, & de là eſt ſortie la flouette opinion que l’on a de la crainte du Lyon par la presence du coq, Caualiree accueillit de ceſte herbe & s’alla loger ſous vn grand cheſne creux, qui depuis fut ſa demeure, tant qu’il fut en ce pays là où il viuoit de racines, ſe proumenant par l’iſle pour trouuer moyen de s’en retirer par art ou par fortune. En ceſte occupation il aduiſa au clair du iour qu’il y auoit de la terre non trop loing, & eſtimant que ce fuſt le continent, il aſſembla le mieux qu’il peuſt des pieces d’arbres, des eſcorces & de la mouſſe, &
auec des oſiers & ſions de ſaules ſe fit vn petit vaiſſeau, ſur lequel il ſe hazarda, & l’eſſayant peu à peu, s’y accouſtuma ſi bien, qu’auec le temps il alloit aſſez loing & reuenoit, à la fin il s’y addextra auec tant de deſir d’eſchapper, qu’il vogua iuſques à la terre qu’il auoit deſcouuerte, & vint aborder en vn lieu qui auoit apparēce d’vn petit port frequenté, il y prit terre, & comme il vouloit s’aſſeurer, choiſiſſant où il tireroit, il apperçeut vn homme qui auoit vne eſpee, il ſe tint ferme, & ſe ſaiſit de la ſienne pour ſe deffendre, s’il en eſtoit beſoin : l’autre approchant & s’eſtāt vn peu arreſté ietta bas ſon eſpee, & vint à bras eſtendus ſe lancer vers luy, & il recognut que c’eſtoit ſon frere Fonſteland. Ceux à qui ſemblable aduanture aduiendroit, pourroient iuger de leur aiſe en ceſte rēcontre nō premeditee, tāt deſiree, & ſi peu eſperee. Fonſteland raconta à ſon frere qu’ils eſtoient en l’iſle des ſerpens, où habitoit la ſage Batuliree, qui auoit tellement par ſon ſç uoir rompu le venin des ſerpens, qu’ils ne leur eſtoient point nuiſibles, ils ſe raconterent comme les gens de l’Empereur les auoient traictez ſans occaſion, & ne ſçauoient qu’eſtoit deuenu leur frere qu’ils regretteront tandis qu’il ſouſpire pour eux. Fonſteland raconta à ſon frere que eſtant expoſé en ceſte iſle, s’abandonnant aux dangers & à la fortune, allant ſans deſſein, il vid vne fille fort belle, qui l’ayant apperceu s’enfuyt, & il la ſuyuit de loing eſpiant ſes pas, qu’il continua tant qu’il arriua où il trouua la vieille Dame pres la Fontaine, qu’il ſalua, & elle le voyant ſeul l’interrogea de ſon eſtre, & de ſa
fortune, dont il luy declara ce qu’il voulut : elle en eut pitié, le conſola, & receut en ſa maiſon, que aucun n’auoit encor deſcouuerte, pource que peu s’arreſtoient en ceſte iſle, & ceux qui y abordoient y mouilloient ſeulement l’ancre, puis s’ē alloient ſans entrer plus auant. Ces freres receus de la Dame, alloient ſouuent vers le havre. Et Caualiree, dict à ſon frere que c’eſtoit le conſeil de la Dame qui l’auoit aduiſé, que quelquefois il y paſſoit des Orientaux qui venoient querir des ſerpens pour faire le Theriaque. Tandis qu’ils furent là, Batuliree leur fit bonne chere de ce qu’elle auoit, & leur donnoit du pain fait d’vne racine qui croiſt pres ſa maiſon. Ceſte racine eſt la vraye Ermeſie, d’autant qu’outre ce qu’elle faict que ceux qui en mangent engendrēt des enfans beaux & genereux, ils ſont euxmeſmes en ſanté, & en eſpece de gloire heroyque. Ces grandes Philoſophes qui l’ont voulu imiter, faiſoient vne compoſition de noyaux de pin, de noix broyees auec miel, myrrhe, ſafran & vin de palme ou bon vin auquelles daſtes ont laiſſé leur vertu, faiſant vſer de ceſte cōpoſition auec du laict, ce qui les auoit induicts à ceſte mixtion eſtoit le gouſt diuers de ceſte plante, de laquelle on tiroit pluſieurs ſortes de viandes en la preparant. La Dame auoit vne fille belle & accomplie en toutes ſortes, c’eſt la prudente Carinthee qui le plus ſouuent ne bougeoit de ſa chambre à mediter ſur les excellences de l’vniuers, dont le racourcy ſe trouuoit en ſon cabinet par vn artifice admirable. La fille que Caualiree auoit veuë à ſon arriuee en l’iſle eſtoit fa ſeruante, qui eſtoit allée cueillir la fleur de
frāboise pour en tirer la liqueur d’incorruption. Les deux Fortunez apprirent auec la mere & la fille pluſieurs ſciences notables, qui leur ſeruiront en temps & lieu. Cependant ils attendent qu’il ſuruienne quelque vaiſſeau qui les enleue de là pour ſuiure meilleures deſtinees.