Le Voyage des princes fortunez de Beroalde/Entreprise I/Dessein XIIII

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DESSEIN QVATORZIESME.


Viuarambe en l’isle deſerte trouue la lentille raſſaſiante. Là il arriue vn vaiſſeau, dont ceux de dedans le cogneurent, il s’emharque auec eux, & tous arriuent en l’isle des ſerpens, où les freres ſe rencontrerent chez Batuliree.



VIvarambe ayāt eſté expoſé cōme ſes freres, & laiſſé en l’iſle deſerte ne ſçauoit quelle reſolution prendre. Ce fut à luy à chercher en ſon bel entendement ce qu’il pourra pour ſe tirer de la peine où il eſtoit, ou s’accommoder en ce deſert, auquel il n’y a aucuns animaux, meſmes les arbres qui y croiſſent ſe petrifient en deux ans, qui eſt apres qu’ils ont porté fleur, par ainſi il n’y a point de fruict que par grand hazard, les racines n’ont point de ſuc, les herbes ſont ſans liqueur, & n’y a eau bonne que celle d’vne fontaine, ſur laquelle nage vne lentille qui eſt d’vne exquiſe vertu, c’eſt que ſi on en mange vn grain on eſt raſſaſié pour vingt quatre heures, autant que ſi on auoit vſé ſuffiſamment de bonnes viandes, duquel ſecret Viuarambe s’aduiſa par rencontre Ayant ſoif il voulut boire vn bon coup, & print de l’eau au creux de ſon chapeau renfoncé, il y demeura quelques vns de ces grains dont il laiſſa couler vn auec l’eau en beuuant, & preſques auſſitoſt il ſe trouua non ſeulement deſalteré, mais raſſaſié, & ſans aucun appetit. En ceſte affaire, il eut crainte d’auoir trouué quelque venin, dont le ſoudain poiſon l’eut penetré, mais le lendemain ſe trouuant diſpoſt & ſain, & en eſtat de diſner, s’il euſt eu dequoy : il retourna à la fontaine, & print vn grain, dont il ſe trouua tout ſubſtanté, ce qui luy fut vne grande conſolation, ſoulagement & eſperance : mais quoy ? il tournoyoit l’iſle, & ſe trouuoit Seigneur abſolut, mais il n’auoit à qui commander, &, ne pouuoit s’aduiſer d’artifice, par lequel il ſe peuſt deliurer. Durant ces penſemens ſoit de laſſitude ou de deſplaiſir & triſteſſe, il ſe ietta ſous vn arbre petrifié, ſous lequel au chaud du iour il ſe mettoit volontiers, & s’endormit profondément : à ceſt inſtant il arriua vn vaiſſeau, dont ſortirent pluſieurs perſonnes pour ſe recreer, car ils auoient couru fortune ſept iours entiers, & ayans decouuert terre, auoient icy moüillé l’ancre. Vne Demoiſelle de la troupe s’eſtant vn peu eſloignee pour ſe proumener ſans auoir penſé aucune de faire rencontre, car on l’auoit aſſeuree qu’il n’y auoit là beſtes ny gens, allant, & venant, & conſiderant en bas les herbes qui eſtoient eſtrangement tranſmuees en froides pierres de diuerſes ſortes, & proportions, paſſa tant auant, qu’elle vint où Viuarambe eſtoit couché : l’ayant veu de premiere opinion, cui da que ce fuſt quelqu’vn de ſa compagnie qui euſt eu le meſme deſir qu’elle, & qui ſe fuſt repoſé là : mais regardant plus attentiuement vid qu’elle ſe trompoit : & toutesfois luy fut aduis, qu’elle cognoiſſoit ceſt habit (d’autant que les Fortunés ne changoient point la façon, ny la couleur, ny l’ordre, ny valleur de l’eſtoffe de leurs habits) & qu’elle l’auoit veu. Donc elle s’en approcha plus curieuſement, & reconeut Viuarambe, dequoy elle fut fort eſmerueillee, & ſe tourna promptement, & le vint dire aux autres. Les matelots ſe mocquoient d’elle, elle inſiſtoit : partant il y en eut, qui la ſuiuirent, & vindrent où eſtoit le Fortuné, qui au bruict s’eſueilla, ſurpris en toutes façons, & eſtonné de voir ineſperement tant de perſonnes, dont auſſi toſt il recognut la pluſpart, qui eſtoient de ſes amis & cognoiſſance : ce qui luy fut vn commencement de ſouuerain bien, & ſur tout voyant deuant ſoy vne des filles d’honneur de la Royne de Sobare : à ceſte recognoiſſance ils adiouſterent les fortunes, qui les auoient là addreſſees. Viuarambe deſguiſant la ſienne, pource qu’il ne vouloit rien imputer à l’Empereur de Glindicee, leur dict, qu’apres vn grand naufrage, il s’eſtoit miraculeuſement trouué en ceſte ifle. Ce vaiſſeau où eſtoient tant d’amis apartenoit à la Royne de Sobare, auquel eſtoit ſon premier medecin, qui depuis le depart des Fortunez auoit eſpousé ceſte fille d’honneur de la Royne, & pour luy donner du plaiſir, l’ameneroit auec luy au voyage de l’iſle des ſerpens où il en alloit chercher pour faire le theriaque, & amenoit auſſi auec luy ſix des plus belles & chaſtes Demoiſelles du pays, leſquelles preparoiēt les chairs de viperes aux iours de leur pureté. Quand il fallut leuer l’ancre, Viuarābe entra au vaiſſeau, emportāt auec ſoy quelque quantité de la lentille viuifique. Puis le nauire commis au vent ſuiuit ſa route, & print terre fort heureuſement en l’iſle des ſerpens. Au temps de ceſte arriuee, les deux Fortunez venoiēt de ſe proumener, & donnoient vn tour vers le port pour deſcouurir quelques nouuelles, & ils virent ceſte nef a bord & pluſieurs perſonnes de ſorte venir à terre, & faiſans tirer des hardes, meſmes deſia des ouuriers qui plantoient des paux pour dreſſer des tentes : ce qu’ayans veu, ils delibererět vn peu les actiōs de ces gens là, & ſe tindrēt en lieu couuert pour les deſcouurir, les ayans attentiuement conſiderez, il leur fut aduis qu’ils auoient autrefois veu celuy qui commandoit, mais ils ne le remarquoient point aſſez, que voicy qu’ils aduiſerent vn ieune Gentilhomme bien gay qui menoit vne ieune Dame : & cōme diligémēt ils l’eſpluchoiēt auec la veue, ils virent qu’il eſtoit veſtu comme eux, il leur cheut ſur le cœur que c’eſtoit leur frere, incontinant apres ils recogneurēt le Medecin de Sobare, lequel ne ſçachant qu’il y euſt aucun en l’iſle, eſtoit ſorti pour aſſeurer la troupe, & faire la preparation contre ſ’incurſion des ſerpens. Les Fortunez ne furent point deceus de leur penſee, car ils auoient bien remarqué tout ce qu’ils auoient veu. Que ferons nous ? que dirons-nous ? empeſcherions nous leur contentement ? deſtournerions nous la ioye de leur cœur ? ceſte lieſſe future ſera-elle perceptible à d’autres ames ? Il n’y a pas moyen de les retenir d’auantage, ils ſe leuent de leur guette, & s’enviennent droict à ceſte troupe aſſeuree. Ceux qui ouyrent le bruit que les Fortunés faiſoient en s’approchant, s’eſtonnerent, & mirent les autres en alarme, leſquels auoient crainte que quelque grand ſerpent les vint attaquer : Viuarambe eut l’oreille prompte, & l’œil ſoudain, & aduiſant ceux qui venoient, en recogneut l’habit : parquoy il va droict à eux, il fremit, le cœur luy ſaute, il cuide voir ſes freres & il eſt vray, il s’aduance, ils ſe haſtent, il ſe deſpeſche, ils s’efforcent d’approcher, & chacun porté de meſme intention, ils font rencōtre : Ce que les autres voyans s’eſmerueillent, les freres s’entr’embraſſent, & auec telle lieſſe, qu’il n’y a point de plaiſir extreme qui ne ſemble eſtre ſimplement vne douce figure de ceſtuy-cy. Les Dames & tous les aſſiſtans furent treſ ioyeux de ceſte rencontre, ſi que le reſte du iour en fut paſſé en alegreſſe, & diſcours des fortunes paſſees. Eſtās ainſi aſſemblez comme par vne ſpeciale prouidēce, les Fortunés firent entendre au medecin ce qu’ils auoient recogneu de ce lieu, & vindrent enſemble ſaluer la ſage Batuliree, qui les receut auec teſmoignage de contentement, elle cognoiſſoit le perſonnage, & voyoit pluſieurs de ſes bonnes cognoiſſances. Or elle eſtoit de Sobare, & aſſez proche parente de la Royne qui eſtoit ennuyee de ſon abſence : & de faict, on ne la penſoit pas là, car quand elle partit, elle feignit aller en Nabadonce pour voir l’hermitage d’honneur, au lieu dequoy elle auoit eſleu ce lieu qui iadis auoit eſté bien habité ; meſmes de ſes ayeux, qui en eſtoient Seigneurs, mais l’iſle fut depeuplee par vne peur qu’eurent les habitans pour la generale aſſemblee des ſerpens qui s’y fit, l’an de la conionction des 4 planettes. La raiſon pour laquelle ceſte Dames arreſta icy fut, que outre que c’eſtoit ſon bien, le deſir qu’elle auoit d’attraper le Baſilique qui s’y trouue, & notamment en l’aſſemblee generale, elle ſcauoit le moyen qu’il falloit tenir pour ſe preſeruer, & pour prendre des ſerpens, à quoy elle auoit auſſi inſtruit ſa fille, & auec ceſte induſtrie elles attendoient l’heure oportune, patientant iuſques à la rencontre deſiree. Batuliree fournit au medecin tout ce dont il auoit affaire, & tandis qu’ils furent en ſemble luy communica force beaux & ſignalez ſecrets.