Le Voyage des princes fortunez de Beroalde/Entreprise I/Dessein XXI

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DESSEIN VINGT-VNIESME.


La tour de l’exterminee faite par la Royne Ardeliſe. qui y extermina ceux dont elle auoit eſté offencee. Lofnis eſfant là confera auec Fonſteland par des bouquets bien faicfs. Sa reſolution auec le Fortuné.



IL n’y auoit pas long temps que Lofnis eſtoit en ſa retraicte, que Fonſteland arriua en habit : & viſage deſguiſé, & comme gentil petit mercier vint ſeloger aux faux-bourgs de la ville, ſur la ruë par laquelle on alloit au iardin, & où il penſoit auoir des nouuelles de Lofnis, & luy vint à propos prenant l’vn pour l’autre ſans y penſer, ioinct que ſon frere luy auoit dict, que Lofnis eſtoit en la tour du iardin, nommant la tour determinee, & il entendit la tour de l’exterminee, ainſi eſtoit nommee la tour où Lofnis fut renuoyee : Ceſte tour fut baſtie par vne Royne de Sicile, qui vint en Glindicee, & par ſa ſcience y attira tous ſes ennemis qui y furent exterminez & elle auſſi : Ce qu’elle fit expres, afin qu’elle euſt le plaiſir de voir perir ceux qui l’auoient ennuyee, ce qu’eſtant auenu & elle conſolee, ſon ame ſe retira toute ſatisfaicte. Ceſte Dame eſtoit labelle Ardeliſe, qui demeurant heritiere de Sicile fut recherchee de pluſieurs Roys, qu’elle refuſa, pource qu’elle dédaignoit la domination d’vn homme, en ce dédain elle s’addonna aux ſciences, & pour y vacquer à plaiſir & loiſir, elle inſtitua vn vice-Roy en ſes terres & Seigneuries, qu’elle y laifla, & vint en France voir les Druydes, dont il y a encores quelques reſtes. Elle apprint d’eux infinis ſecrets, où elle prenoir tant de plaiſir, que la pluſpart du temps elle ne bougeoit de ſon cabinet, s’y entre tenant auec vne lieſſe extreme. Les langues malignes en parlerent impudiquement, & ſi auant à cauſe de ſa hantiſe familiere auec quelques galās Philoſophes, que le bruict qui en fut faict de uint le conte des iaſeurs, ce qui alla à telle conſequēce, queles plus grands s’en dōnoient des gorges chaudes, & iouoiēt par riſees de ſon honneur cōme d’vne ballotte cōmune, Le Roy qui eſtoit iuſte & deſiroit ſçauoir la verité prit Ardeliſe à temps & lieu propre, & luy dit le bruit qui courroit d’elle, dont elle ſe iuſtifia fort bien, & de telle ſorte que le Roy creut qu’elle eſtoit innocente, & que lon la calomnioit. Elle qui auoit du cœur ne voulut pas laiſſer celà impuni, parquoy elle demanda iuſtice, & y employa biens & credit, mais elle ne peut rien obtenir, à cauſe que les grands s’entreſouſtenoiët, & par prieres on amortit l’affaire le plus qu’il fut poſſible, & n’y eut que quelques petits malheureux qui furent legerement chaſtiez. Mais elle ne ſe contēta pas, ſi que trop irritee, pour venir à bout de ſon intention ſe retira de Frāce & vint en Glind1cee, où elle fut fort bien receuë de l’Empereur de ce temps là, que partout on nommoit le Magnifique, meſmes il la voulut gratifier de ſon aliance, ſi elle euſt voulu : Elle le remercia, luy faiſant entendre que ſes conceptions la tiroient à quelques effects qui l’en deſtournoient : cependant elle luy fit preſent d’vn treſor ſignalé, & pour tout ne le requit que d’vn don, qu’il luy accorda. Ce fut qu’elle euſt la place de ceſte tour, qu’elle y fiſt baſtir d’vne bonne eſtoffe, & ſi promptement, que la merueille en parut preſque pluſtoſt que le deſſein n’en fut divulgué : Eſtant là à ſon plaiſir, & y paſſant le temps à ſon gré, elle y faifoit accueil à toutes ſortes de gens d’eſprit, tant du pays que d’eſtrangers, meſmes ſouuent l’Empereur la viſitoit, treſ-content d’vne hoſteſſe tant excellente. Or s’eſtant accommodee de tout ce qui luy eſtoit neceſſaire, elle fit vn traict ſurmontant toute opinion, car par vne force non cogneue aux mortels, elle fit ſi bien, & auec tel art, que tous ſes ennemis vn à vn la vindrent viſiter, ce contentement luy eſtoit grand de voir ſes aduerſaires auec grands fraiz & peines la venir trouuer, elle les logeoit tous en la ville, & les retenoit ſans qu’ils euſſent enuie de s’en retourner, quand elle les eut tous aſſemblez, elle leur fit voir l’honneur que l’Empereur luy rendoit, leur donna le plaiſir des beaux lieux du pays, & leur fit entendre ſa pieté particuliere, puis les fit tous venir à vn banquet qu’elle leur auoit preparé en la tour : Apres lequel elle leur fit vne harangue, par laquelle elle leur remonſtra leur impieté, ayant meſchamment & ſans cauſe mal parlé d’elle, & d’infinies Dames, & en les tançant leur dit qu’il falloit qu’ils ſe reſoluſſent de ſentir en eux-meſmes le mal que cauſe la dent enuenimee : ce diſant elle ietta vn bouquet ſur la table, & dit, Voila le guerdon du plus iuſte : puis elle ſortit & ferma la chambre ſur eux, il eſt à preſumer que ce fut à qui auroit le bouquet, mais la fin a eſté comme il a paru par les marques qu’ils s’entrefirent auec les dents les vns les autres, en tant de parties de leurs corps, qu’elles en eſtoient deffectueuſes, & de la douleur qu’ils ſentirent, ils monterent au hault de la tour, dont ils ſe precipiterent en bas & moururent, & ainſi furent exterminez, & auec telle marque de malheur, qu’au lieu où ils tomberent ne croiſt herbe quelcōque, & la terre y eſt comme vn ſable vitrifié. Ardeliſe vengee, acheua ſes iours dans la tour, dont depuis elle ne bougea, ſon corps y fut enſeueli par ſes filles, & y eſt sās que lō ſçache l’ēdroit, & dit-on que qui le trouuera, rentontrera vn threſor ineſtimable. Fonſteland donc vint & s’arreſta en ce quartier là pour taſcher à ſçauoir des nouuelles de Lofnis : Car ayant ſceu ſuyuant l’artifice de Lycambe, ce qui s’eſtoit paſſé, luy ny ſes freres ne vouloient rien tenter ſans aduertir la Princeſſe, ou ſçauoir ſa volōté : S’ils euſſent voulu faire la guerre pour la deliurance de la Dame accuſee à tort, ils auoiét Royaumes & gens à leur cōmandement, mais ils ne vouloient rien faire, ny entreprendre qu’elle n’en eut cognoiſſance, & n’en determinaſt. Vn iour que ce marchand auoit eſtallé pluſieurs petites gentilleſſes la iardiniere paſſa par là & marchanda quelques petites ceintures, le marchand la langaya, & ſçeut qui elle eſtoit, parquoy il luy fit bon marché de ſes babioles, & luy en monſtra encor d’autres, & entre celles là des bouquets de fleurs contrefaites, la iardiniere les voyant ſi beaux, luy demanda qui les auoit faits, il reſpond que c’eſtoit luy meſme, & qu’il en feroit bien encor de plus beaux, & de vrayes fleurs ſi elle luy en vouloit apporter, ils eurent pluſieurs petits propos enſemble, tellement que depuis la iardiniere prenoit plaiſir de aller ſouuent le voir. Vn matin elle alla trouuer le marchant & luy dit qu’elle auoit quelque choſe de ſecret à luy dire, & il luy reſpondit qu’elle pouuoit librement & ſecrettement luy communiquer tout ce qu’elle voudroit. La iardiniere. Ie ſuis en vne grand’peine dont vous pouuez m’oſter, s’il vous plaiſt, & croyez que ie le recognoiſtray, il y a vne femme de la ville qui veut eſtre en ma place, & fait ce qu’elle peut pour y eſtre, & elle en a tant faict parler, que l’Empereur le veut bien, & l’a commandé à ſa fille, qui eſt la pauure Lofnis priſonniere en la tour : Et pource qu’il y a long temps que ie la ſers, elle ne deſire pas que ie ſorte, parquoy elle a tāt fait que l’Empereur a ordonné, que celle qui feroit mieux en bouquets d’elle ou de moy, ſeroit iardiniere pour tout le reſte de ſa vie. Le marchand. Aportez moy des fleurs & vn bouquet qu’aura fait voſtre aduerſaire, & ie feray quelque choſe pour vous. La iardin. Madame ſera iuge des bouquets ſans ſçauoir qui les aura faits, & il y aura vne Demoiſelle qui les prendra ſur vne table d’ardoiſe, & les luv portera. Le mar. Mais ne me ſçauriez-vous donner vn bouquet de l’autre La iardin. Si feray bien, car nous en faiſons deux, & ie luy en bailleray vn des miens, & elle me baillera vn des ſiens, & les deux autres ſeront pour eſtre iugés, & ie vous apporteray tantoſt celuy qu’elle me baillera ou enuoyera, car i’ay baillé deſia le mien à ſon fils dés ce matin, & demain i’expoſeray l’autre. La iardiniere s’ē alla en ſa maiſon & trouua le fils de l’autre qui luy apportoit le bouquet, qui à dire vray eſtoit bien faict : Elle le prit, & ſi toſt que le compagnon s’en fut allé. elle vint trouuer le marchand, le priant qu’elle eut le ſien du matin. Le lendemain la iardiniere vint querir le bouquet & le trouua faict d’vne bien plus habile ſorte que celuy de ſon ennemie & le ſien : Elle le poſa pour eſtre iugé. Les bouquets eſtans deuant Lofnis, elle les viſita, & ſentit en ſon cœur vn certain mouuement, pour vne marque qu’elle vid en vn des bouquets : parquoy elle les prit & dict, ie les viſiteray, puis i’en diray mon aduis tantoſt. Elle entra en ſon cabinet, & viſitant le bouquet dont elle ſe doutoit, en oſta quelques fleurs ſuperflues, & ſurſemees, puis elle vid ſon pourtraict naifuement, faict és agencemens des fleurs, celà eſtoit faict ſelon vn artifice qui n’eſtoit commun qu’à elle & à Fonſteland, qu’il luy en auoit donné l’enuie, & l’auoit depuis ſi bien practiqué, qu’elle y eſtoit auſſi experte que luy : cela fit qu’elle ſe douta de quelque bien, & que ſon Fortuné n’eſtoit gueres loin, apres auoir remis les fleurs elle enuoya les bouquets à l’Empereur, qui auec le iugement de Lofnis ordonna que celle de qui eſtoit le bouquet marqueté fuſt iardiniere : Et il ſe trouua que c’eſtoit celuy de l’ordinaire, qui fut cōtinuee, dequoi ioyeuſe elle vint à Lofnis, afin auſſi de luy demāder confirmatiō, & s’il luy eſtoit agreable, car ainſi l’auoit dit l’Empereur : Lofnis dit à la iardiniere qu’elle luy baillaſt ſon bouquet, ce qu’elle fit, & puis adiouſta qu’elle deſiroit en veoir encor, & qu’elle ne la receuroit† ſi elle ne luy en fai ſoit vn qui fut mieux faict qu’vn qu’elle feroit, & que pour ceſt effet elle luy apportaſt des fleurs. La iardiniere ſe fiant au marchand, apporta des fleurs à Lofnis, laquelle fit vn bouquet, & le bailla à ceſte femme qui alla auſſi toſt à ſon marchād : quand il le vid il fut aſſeuré : Amans qui auez gouſté de telles delices és fleurs de vos affectiōs, iugez de ſon contentemēt, & conſiderant la douce ioye de ſon ame, ayez à gré qu’il ſe conſole de ceſte bōne aduāture. Il oſta cinq roſes & vid le pourtraict de Fonſteland, auec ce plaiſir il aſſembla les fleurs & fit vn bouquet, où le pourtrait des deux eſtoiēt en moins de place, puis le matin il le bailla à la iardiniere, qui le preſenta à Lofnis, laquelle le tenant à part ſoy, oſta les vnze fleurs inutiles, & vid les deux pourtraicts qui l’aſſeurerent de ce qu’elle penſoit : Elle appella la iardiniere, & luy dit qu’elle la confirmoit à la charge d’vn bouquet qu’elle feroit encores, apres vn de ſa façon : celà fut bien aiſé à accorder. Lofnis ayant des fleurs fit ſon bouquet qu’elle bailla à la iardiniere, qui eut ſon recours au marchand, qui le voyant en ſon parti culier apresauoir oſté les fleurs du different, vid la figure de la tour & ſa maiſtreſſè au haut. Il repara le meſme bouquet, & ayant appliqué le deſguiſement le bailla le lendemain à la iardiniere, qui l’apporta à Lofnis, laquelle le prit, & loüa fort l’induſtrie de la iardiniere, qui fut fort aiſe d’eſtre aux graces de ſa maiſtreſſe. La Princeſſe eſtant en ſon cabinet, leua les fleurs ſuppoſees, ſous l’vne deſquelles elle trouua ceſte lettre.

Ma Princeſſe, mon vnique vie, a deploré la miſere ou vous eſtes à noſtre occaſion ſans que nous en ſoyons cauſe, & toutesfois ie me conſole en ceſte affliction, eſperant que le ciel aura pitié de noſtre ſouffrance, ie m’aſſeure deſia puis que i’ay l’heure de pouuoir entendre voſtre volonté, & que ie cognoy que vous n’auez pas mis en oubly celuy qui ne reſpire autre bien que l’heur de voſtre contentement, vous ſcaurez que ce qui s’eſt paſſé de mal contre nous a eſté par l’artifice de la Fee Epinoyſe, laquelle eſt au iourd’huy entre nos mains, pour receuoir telle punition que vous voudrez, & ſommes deliberez de mettre ordre à vos affaires ſelon qu’il vous plaira : aduiſez s’il vous ſera agreable, que nous uenions icy auec forces pour uous deliurer, ou ſi nous choiſirös autre voye, d’autant que no9 ne ferons que ce que vous deſirerez : penſez doncques à nous donner le commandement de ce que vous auez deliberé. Cepēdant uous que mon cœur honore comme l’unique eſperance qui me tient en eſtat, fauoriſez voſtre deuot, de la belle memoire que vous luy auez faict paroiſtre ces iours paſſez par les beaux caracteres que uos doigts mignon en ont tracés. Bon ſoir Belle de mō cœur, aſtre de mon bien, & terme de ma gloire.

Au bas de la lettre y auoit, Mettez la reſponſe en une pierre verte qui tiendra à vne fſcelle que laiſſerez couler doucemēt au pied de la tour à ce ſoir, & ie la recueilleray, & au lieu ie mettray nos aduis.

Lofnis ayant veu ceſte lettre fut fort contente, & la liſant & reliſant, aprenoit vne auanture que elle n’euſt iamais penſee ; auſſi estoit elle merueilleuſement eſtonnee de ce que la Fee n’auoit tenu aucun conte d’elle : il eſt vray qu’elle péſoit par fois que l’Empereur le vouloit ainſi, mais oresqu’elle void clair aux affaires, elle s’aſſeure & change les deſſeins qu’elle auoit premeditez pour ſa deliurance, & ſur ſa reſolution fit ceſte reſponſe.

Le deuoir que vous m’auez fait paroiſtre me continue la certitude de voſtre affection vertueuſe & veritable, que vous trouuerez touſîours reciproque en moy, & d’autant que ie ſcay bien que vos paroles s’eſgalent à la verité, ie m’aſſeure que vous ferez ce que me promettez : parquoy ie vous prie par le plus agreable de vos deſirs, que vous faciez auec l’Empereur en ſorte qu’il ſoit repentant de noſtre mal, & content en ſon affaire, ſans qu’il courre fortune, que la douceur ſoit voſtre force, l’humilité voſtre entree, & le bien que vous me voulez ſoit la cauſe, qu’oubliant voſtre ennuy vous procuriez ſa commodité. Quand le temps & l’honneur le commanderont, ie vous rendray preuue certaine de l’amitié que ie vous doy : aduiſez donc à paruenir à quelque belle fin, au contentement de nous tous, à ce qu’ayans du plaiſir d’vne ſorte, ie ne reſſente aucune diſgrace de l’autre, mais toute lieſſe par voſtre moyen, ce qui me redondera à perfection de felicité, pource que ie ne fay eſtat d’autre bon-heur que de celuy qui vous eſt preparé.

Fonſteland ne faillit à faire reſponſe, auſſi Lofnis donna ordre de la pouuoir tirer, & ainſi ils communiquerent par mutuels eſcrits, conferans de leurs affaires, & comment ils ſe gouuerneroient, & auec aſſeurance reciproque il partit pour aller trouuer ſes freres, prenant congé de ſa Dame qu’il laiſſa en meilleure eſperance.